- L'éducation artistique et culturelle: (en)quête de sens.
Douze ans de quêtes et de conquêtes pédagogiques au Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette
« L’éducation artistique et culturelle : (en)quête de sens » est une série de 6 dossiers, composée d’articles, récits d’expériences et entretiens et réalisée en collaboration avec le magazine Forum, l’Université du Luxembourg et la Fondation Sommer. La série propose une réflexion sur l’apparent hiatus entre la nécessité de l’EAC (éducation artistique et culturelle), qui semble faire consensus, et les difficultés à la faire vivre auprès des jeunes.
Bref aperçu d’une série de projets littéraires au Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette, fruit d’une collaboration qui remonte à 2012
Amies de longue date, nous avons partagé au fil des années les joies et les doutes nés de nos expériences pédagogiques respectives – Alexandra au Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette (LHCE), moi à l’Université du Luxembourg et à l’Université de Bucarest. Plus d’une fois, nous nous sommes posé la question de ce qui advient lorsque le progrès technologique finit par rimer avec une forme de lassitude ou de paresse intellectuelle. À force de remplacer la lecture d’un roman par le recours à de brefs extraits et des commentaires glanés sur internet, on en vient à oublier qu’au départ il y avait un vrai livre couché sur papier, avec des péripéties et des personnages sortis de l’imagination d’un vrai auteur, et non un banal résumé de trente lignes fournies par l’IA. Un vrai livre qui, dans le meilleur des mondes, était publié par un éditeur enthousiaste, vendu par des libraires passionnés et apprécié par des centaines de milliers de lecteurs.
Alexandra et moi, nous partagions la conviction que la meilleure parade contre cette tendance à la facilité consistait à refaire tout le processus à rebours et redonner à nos élèves/étudiants le goût de la lecture d’un bon roman ou d’un beau poème. En 2013, nous avons lancé une option « journalisme et édition » pour faire découvrir aux élèves les métiers du livre et remonter jusqu’à l’auteur en chair et en os.
Six ans et quelques ateliers d’écriture créative plus tard, nous avons proposé à la Fondation Servais de mettre sur pied un prix Servais des lycéens, d’après le modèle du Goncourt des lycéens. L’idée a été très bien accueillie et, même si les contraintes imposées par la pandémie de Covid nous ont empêchées de concrétiser le projet, nous avons pu tester la formule avec une classe de 2e du LHCE, en choisissant une dizaine de titres de fiction parus au Luxembourg durant l’année 2018, en quatre langues. Les élèves les ont lus, ils en ont discuté et ils ont proclamé leur vainqueur, Brèves [re]trouvailles de Laurence Klopp, que nous avons ensuite invitée à la librairie Alinéa, en compagnie de son éditrice Christiane Kremer (Kremart edition), pour rencontrer les élèves et recevoir son prix, en présence de Claude Conter, directeur – à l’époque – du Centre national de littérature.
Un autre but poursuivi tout au long de cette démarche a été de rapprocher de nous les classiques de la littérature française. Ainsi, en 2015, à l’occasion du centenaire de la naissance de Roland Barthes, nous avons conçu une exposition autour de ses Mythologies revisitées.
« L’Antiquité avait eu son Œdipe, le Grand Siècle son Roi Soleil, et voilà que l’auteur des Mythologies offrait à la France de l’après-guerre ses nouvelles icônes : Audrey Hepburn et le Charlot des Temps modernes, la frange de Marlon Brando et la barbe de l’abbé Pierre, la Citroën DS et la pub Omo, le catch et La Grande Boucle.
Cinquante-huit ans plus tard, à l’ère de Facebook et des cool kids, les mythologies vont bon train. Transposées dans le Grand-Duché de l’an 2015, elles prennent la forme d’un cupcake ou d’un selfie, d’un sac Longchamp ou d’un best of Eminem… À la bourse aux ‘représentations collectives’ – excellent baromètre de notre monde bourgeois –, Luxembourg mise encore et toujours sur le visible, l’ostensible, l’anecdotique, le pittoresque, l’extravagant. Pas dupes pour autant, les élèves du LHCE rappellent que leurs icônes, leurs lubies et leurs phobies sont plus nuancées, plus contradictoires qu’on ne voudrait le faire croire : Beyoncé, d’accord, mais aussi Malala Yousafzaï, prix Nobel de la Paix 2014. Les boissons énergisantes et l’incontournable spring break à Lloret del Mar, bien sûr, mais aussi la peur de l’Ebola et l’angoisse de ne pas faire, à l’heure du bac, le bon choix de carrière… Pour résumer tout cela, un seul mot d’ordre, interprétable à souhait : YOLO, You only live once ! »[1]
Neuf grands panneaux déclinaient en miroir les représentations collectives de la France d’après-guerre et celles du Luxembourg de l’an 2015. Nous les avons exposés et présentés au Centre national de littérature, à Mersch, lors d’une soirée à laquelle ont assisté près de deux cents personnes. Mission remplie, puisque l’idée de départ était de sortir les élèves du lycée, de leur faire découvrir le pays à travers des lieux et des institutions qu’ils pouvaient trouver inspirants – le CNL, mais aussi la librairie Alinéa, le Cercle Cité et, bien sûr, l’Université du Luxembourg.
Tout en variant les expériences littéraires et artistiques, nous avons gardé en point de mire le plaisir de l’écriture et de la lecture. Au fil des années, nous avons mis en place plusieurs dispositifs qui encouragent les élèves non seulement à lire davantage, mais aussi à devenir complices des auteurs et des personnages de fiction qui pouvaient leur suggérer des pistes à suivre, des chemins à emprunter dans la vie ou des façons de grandir. Après avoir adapté les Mythologies de Barthes, nous avons parcouru des Espèces d’espaces autour du lycée, à la manière de Georges Perec.
« Sept jours de la vie d’un ado : une flânerie touristique, littéraire et gourmande permettant d’esquisser une topographie subjective d’Esch et des environs, avec une incursion dans cet ‘ailleurs’ fascinant qu’est la ville de Luxembourg. Munis de leurs téléphones portables, les élèves du Lycée Hubert Clément partent en mission de repérage : cour de l’école, pizzeria de la rue Victor Hugo, librairie Diderich, boutiques de la rue de l’Alzette, marché de Noël, passerelle de la Gare et au-delà… De retour au lycée, ils rédigent ensemble les textes qui serviront de légendes aux images sélectionnées, tout en donnant la réplique à des citations puisées dans des récits d’auteurs luxembourgeois. »[2]

Un autre défi de taille consistait à donner envie aux élèves de lire des auteurs luxembourgeois contemporains, et c’est pourquoi nous avons conçu Cap au Sud/Cap au Nord, un projet double face, autour du thème des migrations. Les élèves de deux classes de 3e – qui avaient des origines luxembourgeoises, mais aussi portugaises, italiennes, françaises, allemandes, belges ou bosniaques – ont été conviés à une exploration à la fois romanesque, géographique et socioculturelle de la frontière franco-luxembourgeoise. Dans un premier temps, nous avons lu et commenté ensemble, en présence des auteurs, des extraits d’un roman de Jean Portante (Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine) et d’un récit d’Alexandra Fixmer (la reine du lampertsbierg). Avec Cap au Sud, on se retrouvait à Differdange au début des années 60, puis à Rédange dans les années 80, quand les narrateurs – alter egos des auteurs – avaient l’âge de nos élèves. Les préoccupations de ces personnages – aller au cinéma, assister à un match de foot, participer à un bal masqué, entrer dans un café ou une confiserie, un magasin de jouets ou une librairie – étaient, mutatis mutandis, celles des jeunes d’aujourd’hui. Nous avons tâché de voir ce qui a tout de même changé entre-temps, comment la Rockhal a remplacé les cinémas Mirador et Ariston, pourquoi le stade du Thillenberg n’accueille plus les matchs à domicile du club FC Red Boys, pourquoi la Cité des Sciences jouxte désormais les hauts fourneaux, alors que la galerie marchande de Belval Plaza a remplacé les magasins Sternberg et Di Cato… Tous ces lieux symboliques ont pris forme, en mots et en images, dans le cadre d’un atelier d’écriture créative animé par Jean Portante, mais aussi grâce aux cartes originales conçues par les élèves, avec la participation d’un illustrateur roumain, Rareș Ionașcu. Ces allers et retours se sont matérialisés dans un coffret avec trois cartes originales illustrant le va-et-vient autour d’une frontière qui n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier ou avant-hier : Differdange années 1950, Rédange années 1980, Esch-sur-Alzette années 2020 – le tout composant d’ailleurs le mot RED, comme ces Terres Rouges qui sont à la fois le décor et le personnage principal de l’histoire.
En miroir, pour faire écho à Cap au Sud, nous avons conçu Cap au Nord, à partir de deux récits Guy Rewenig mettant en scène un jeune Africain demandeur d’asile au Luxembourg, Le Chef d’orchestre à la baguette de bambou et Comment blanchir les bêtes noires sans les faire rougir. Avec la complicité d’une dessinatrice – lyonnaise cette fois-ci, Carole Perret –, nous avons proposé une double représentation graphique de ce grand voyage initiatique. Concrètement, il s’agit d’un diptyque composé d’une Carte de Tendre du Luxembourg en tant que pays d’accueil et d’un jeu de l’oie retraçant ce parcours du combattant qu’est, pour le demandeur d’asile, l’obtention du statut de réfugié – et, de manière plus générale, pour tout venu d’ailleurs, l’ « intégration » tant convoitée, tant redoutée. Les images, légendées par des citations de Guy Rewenig, illustrent les stéréotypes liés à l’altérité et au vivre-ensemble, la difficulté de gérer la différence des uns et l’indifférence des autres.
Tous ces projets ont suscité des échos – pour preuve, depuis 2021 on les réalise en binôme avec l’Athénée de Luxembourg. Le premier fruit de cette collaboration a été la brochure Nous autres, que nous avons pu présenter au Cercle Cité et que nous avons réalisée avec la complicité d’Andreia Souto Machado, mon ancienne étudiante en Master en Enseignement secondaire, qui désormais enseigne à l’École internationale de Mondorf-les-Bains et à l’Athénée de Luxembourg.
Nous autres, c’est une double invitation au voyage, un exercice d’écriture qui est en même temps un exercice de mémoire et un exercice d’admiration : une quarantaine d’élèves du LHCE et de l’Athénée ont été invités à donner voix à « leur » exilé, père, mère, grand-père ou grand-mère, dont ils retraçaient l’aventure migratoire à travers un objet enfermé dans une valise collective. Pour dépeindre ces destins croisés, nous avons multiplié les perspectives et les moyens d’expression : nous nous sommes servis des mots, de la photographie et du dessin, nous avons fait parler des nounours et des poupées, un livre de recettes et une boîte à chapeaux. Aidées, une fois de plus, par Jean Portante, nous avons déconstruit et reconstruit le vocabulaire de l’exil, pour le métisser et l’enrichir grâce à nos mots-valises : voyagerrer, grisolation, enfantaisie, connecterre, fardomicile…
Avec Quêtes et conquêtes, Alexandra, Andreia et moi avons conçu, en 2023, une chasse au trésor romanesque sous forme de quiz littéraire, décliné en trois versions. Pour commencer, nous avons questionné la nature du désir. Qu’est-ce qui nous pousse à nous réveiller le matin et à aller de l’avant ? Qu’est-ce qu’on rêve d’obtenir ou de devenir ?

Plus qu’un simple outil pédagogique pour les cours de français, Quêtes et conquêtes est une invitation à réfléchir aux principes générateurs de la fiction, qu’elle soit littéraire, artistique ou cinématographique.
« Comment parvient-on à se dédoubler, à se multiplier, à devenir Dr Jekyll et Mr Hyde, Orlando et Orlanda à la fois ? Comment arrive-t-on à clamer ‘Madame Bovary, c’est moi’, à l’instar de Flaubert, mais aussi ‘Je est un autre’, dans le sillage de Rimbaud ? Plus généralement, qu’est-ce qui fait qu’un citoyen lambda se transforme, du jour au lendemain, en héros de légende, en personnage de cinéma ou de roman ? Comment devient-on, justement, Madame Bovary, ou bien Monsieur Hulot, Mère Ubu ou Père Goriot ? Faut-il faire preuve de qualités particulières, être habité par une passion, ou une obsession, ou une addiction ? Les vertus sont-elles préférables aux vices, ou est-ce le contraire ? Et d’ailleurs, pourquoi dit-on qu’avec les bons sentiments on fait toujours de la mauvaise littérature ?
En suivant à la trace tous ces personnages de fiction, nous avons questionné la nature même du désir, et de l’obscur objet du désir : qu’est-ce qui est désirable ? ce qui est beau, ce qui est rare, ce qui est inaccessible, ce qui est défendu, ce qu’on a eu et qu’on a perdu ? De quoi rêve-t-on, au juste ? De gloire, de richesse, d’amour, de justice, de liberté ? Une question entraîne l’autre : Que désire-t-on le plus ardemment dans sa vie : l’ordre ou le désordre, le connu ou l’inconnu, le familier ou le mystérieux, le singulier ou le pluriel de l’objet du désir ? Peut-on désirer en même temps quelque chose et son contraire ? »[3]
Pour tester la formule du quiz littéraire, nous avons pris un exemple concret, au programme du cycle supérieur de l’enseignement secondaire : Zadig ou La Destinée de Voltaire, dont on a décliné les voyages, les ambitions, les doutes, les quêtes et conquêtes.
Parallèlement, nous avons proposé aux élèves de l’Athénée du Luxembourg et du Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette deux ateliers d’écriture créative autour des mets et des mots venus d’ailleurs, des saveurs et des odeurs qui voyagent,emportant avec eux nos désirs, nos souvenirs, nos récits d’enfance et d’adolescence.
Avec Les Dîners de Gaia, qui vient de paraître aux éditions capybarabooks, nous avons conçu un ouvrage collectif invitant à réfléchir à toute une série de questions que l’on se pose lorsqu’on voyage d’un pays à l’autre, d’une culture – notamment gastronomique – à l’autre.

« Comment se réinvente-t-on, à travers ses propres goûts et ses propres traditions culinaires dans un pays d’accueil qui entend préserver, intacts, les siens ? Comment fait-on cohabiter, sur la même table festive ou familiale, les plats d’‘ici’ et les plats de ‘là-bas’, les recettes d’hier et celles d’aujourd’hui ? Où garde-t-on enfouis les goûts de son enfance, dans une vieille boîte à biscuits, dans un album de famille aux couleurs sépia, ou bien dans des souvenirs qu’on aime partager avec ses amis ? »[4]
Après Les Dîners de Gaia, qui traite de l’aventure des mets et des mots italiens au Luxembourg, nous aimerions ouvrir l’angle pour observer ce qui advient, dans nos assiettes comme dans nos univers imaginaires, lorsque saveurs, odeurs, couleurs riment avec ailleurs. Autrement dit, que se passe-t-il lorsqu’on débarque au Luxembourg en ayant rangé dans nos valises des ingrédients, des recettes et des souvenirs venus de France ou de Belgique, d’Espagne ou de Roumanie, de Syrie ou des États-Unis ?
« Dans La grande bellezza de Paolo Sorrentino, une sainte âgée de 104 ans qui vit au milieu des pauvres et se nourrit de racines résume son choix existentiel en une petite phrase, qu’il faudrait entendre littéralement et dans tous les sens : ‘Les racines sont importantes.’ À partir de ces quatre mots, murmurés avec autant d’humour que de sagesse par cette femme vénérable qui aurait pu être notre arrière-grand-mère, nous allons proposer aux étudiants du MES, ainsi qu’aux élèves du Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette, des workshops consacrés aux racines qui nous nourrissent et nous réunissent tout au long de nos parcours initiatiques ou migratoires. Chacun(e) posera, sur la table commune, le plat auquel il lui suffit de penser pour se sentir transporté, dans le temps et dans l’espace. Celui qui, telle la madeleine de Proust, ravive les souvenirs et fait surgir, d’une tasse de thé ou d’une boîte de biscuits, tout un monde que l’on croyait perdu à jamais. »[5]
Work in progress… Rendez-vous en 2026 pour la sortie du Goût de l’ailleurs, à paraître toujours aux éditions capybarabooks, qui nous épaulent désormais dans cette aventure passionnante.
Alexandra Fixmer est professeur de français au Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette et l’auteur, entre autres, du récit la reine du lampertsbierg (éd. ultimomondo, 2012).
Corina Ciocârlie est journaliste et essayiste. Derniers titres parus : Rouge fantôme. Dudelange, portrait de groupe avec dame, migrants et hauts-fourneaux (capybarabooks, 2024), CinéROMAn. Ville éternelle, regards croisés (Signes et balises, 2024), Les Dîners de Gaia. Des mets et des mots italiens au Luxembourg (capybarabooks, 2025).
[1] Barthes Reloaded. Mythologies 1955 – 2015, texte de présentation de l’exposition montrée au CNL/Mersch du 5 mars au 19 juin 2015.
[2] Préface de la brochure Sept jours de la vie d’un ado. Esch-Luxembourg, allers et retours, passé présent, LHCE, 2017.
[3] Quêtes & Conquêtes, quiz littéraire réalisé avec le soutien de l’Association Victor Hugo et de l’Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte, 2023.
[4] Les Dîners de Gaia, ouvrage conçu et coordonné par Corina Ciocârlie, avec la complicité de Gaia Bennoni, Maria Luisa Caldognetto, Claudio Cicotti et Jean Portante, capybarabooks, 2025.
[5] Texte d’intention du projet
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