La casse sociale est en marche !

(Line Wies) L’accord de tripartite signé par le gouvernement, le patronat et les syndicats CGFP et LCGB, remet en question l’indexation automatique des salaires au coût de la vie. Le ton des critiques à gauche de la gauche est ferme : en situation de crise généralisée, cet accord poursuit la grande casse sociale que connaît le Luxembourg depuis plus de 40 ans. L’OGBL, le plus grand syndicat du pays, a refusé de signer l’accord de la trahison des salarié.e.s et dénonce, depuis la fin des négociations de tripartite, le cynisme gouvernemental et la connivence des syndicats signataires. Le syndicat prend ainsi ses distances par rapport au LSAP, son allié politique organique. A moins que ce ne soit le LSAP qui déserte en définitive le syndicalisme et le camp des travailleur.euses. Mais le conflit social actuel autour de l’index est aussi l’occasion d’amorcer une réflexion sur la question du travail et de la transformation du salariat.

Quand les masques tombent

La casse sociale, cela fait longtemps que le LSAP l’a intégrée dans son programme gouvernemental. De fait, elle est programmée au sein du parti socialiste depuis le tournant des années 1980. Cette gauche molle du genou s’intéresse bien davantage au bien-être des financiers alors qu’elle devrait défendre les droits des salarié.e.s. Une telle caricature du parti socialiste est aujourd’hui malheureusement à l’œuvre dans tous les pays de l’Union européenne ayant connu au cours des années 1970 leur heure de gloire socialiste.

A peu près au même moment où les partis socialistes européens prenaient le tournant de la rigueur, d’autres formations politiques de gauche ont vu le pour marquer leur rupture avec le modèle de société capitaliste. déi Lénk est une de ces formations de gauches plurielles, née en 1999 et rassemblant entre autres des rescapé.e.s du LSAP et du parti communiste.

Dans l’affaire de la tripartite, l’OGBL a su se distinguer des syndicats modérés. Presqu’à l’unanimité, les membres du comité national ont opté pour un refus de l’accord tripartite trouvé. Ce refus, d’abord temporaire, est devenu définitif lorsque les négociations ont buté sur une ligne rouge de l’OGBL : il était hors de question de financer avec l’argent du contribuable un crédit d’impôt visant à combler le manque à gagner d’une tranche d’index non appliquée. C’est peut-être en cela, par cet acte de dissidence rare face à l’obligation de maintenir la paix sociale, que l’OGBL se rapproche un peu plus de déi Lénk. Tout ça pour dire que ce n’est pas déi Lénk qui a changé d’attitude vis-à-vis de l’OGBL, mais c’est probablement l’OGBL dont l’attitude est en train de changer face à son allié historique, le LSAP.

La lutte permanente entre travail et capital

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en place décide décaler une tranche indiciaire. La manipulation de l’index en temps de crise est devenue une triste tradition au Luxembourg. Au cours des décennies, ces quelques manipulations ponctuelles de l’index ont sensiblement réduit le pouvoir d’achat des ménages et des retraités.e.s. La stagnation des salaires et l’augmentation des inégalités sociales et économiques vont de pair au Luxembourg. L’écart entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus faibles progresse constamment depuis vingt ans. Au niveau européen, le Luxembourg figure parmi les pays champions en matière d’inégalité de revenus. Au cœur de cette problématique se trouve la distribution inégale des richesses entre travail et capital, un grand classique des économies capitalistes et de leurs politiques néolibérales. Pour le dire clairement : la richesse générée par les travailleur.euses atterrit d’avantage dans les poches des détenteurs du capital. Cette redistribution du bas vers le haut est sous-tendue par un système fiscal qui profite aux plus gros revenus. Ce n’est plus un secret : le capital sous forme de patrimoine, de rentes et de dividendes est bien moins imposé qu’un salaire moyen gagné par la force du travail. Les plus gros perdants de ce système sont les salarié.e.s jeunes, les familles monoparentales, les travailleur.euses immigré.e.s payé.e.s au salaire minimum et les femmes qui occupent davantage que les hommes les postes à bas salaires. Le crédit d’impôt qui est censé compenser la perte de pouvoir d’achat provoquée par une suspension ponctuelle de l’indexation des salaires en pleine période d’inflation, confirme cette tendance de redistribution des richesse du bas vers le haut. Sauvons les entreprises d’abord, sans distinction, à n’importe quel prix pour le bien de notre économie. C’est le sens de la solidarité imposée par l’accord de tripartite.

Les mots sont importants

Selon l’accord trouvé par le gouvernement, le patronat et les syndicats signataires, le dénouement du conflit entre capital et travail se ferait grâce à un ensemble d’aides financières éphémères dénommées Solidaritéitspak. Le nom du paquet d’aides négocié est trompeur. Certaines aides, comme le crédit d’impôt, sont en réalité financées par les salarié.e.s elles.eux-mêmes au profit des entreprises qui les embauchent. C’est franchement cynique, mais très en phase avec notre époque. Quoi de mieux qu’une bonne stratégie marketing de désinformation pour faire gober aux gens qui travaillent que c’est pour leur bien, dans un élan de solidarité nationale, qu’on leur épargne une adaptation de leurs salaires au coût de la vie.

Avec le Solidaritéitspak, on fait semblant d’offrir aux salarié.e.s des aides financières toutes prêtes, du cash instantané pour régler leurs petits problèmes d’argent. Ce sont des aides uniques, éphémères, donc inefficaces à long terme, mais pas compliquées. On évite de mentionner que c’est au contribuable lui-même de payer pour ces aides. D’ailleurs, la désinformation gouvernementale et la dépolitisation du salariat aidante, il est probable que personne ne se posera vraiment la question du financement de ces aides. Le tout est présenté comme très pratique, cela ne demande aucun effort de la part des salariés.e.s.

Il en est tout autrement quand il s’agit de mobiliser la population active pour défendre l’indexation automatique des salaires. Là, il y a un combat à mener. Ce combat est historique. L’indexation automatique des salaires au coût de la vie est un acquis social qui se maintient grâce aux luttes ouvrières et syndicales. Mais le format de la tripartite et le modèle de la paix sociale ont considérablement réduit la marge de manœuvre des syndicats, désormais simples négociateurs des droits des salarié.e.s.

Beaucoup d’obstacles se présentent à la mobilisation des salari.é.e.s pour la lutte sociale et syndicale. Il faut d’abord passer par un travail pédagogique de déconstruction du discours gouvernemental et patronal. C’est ce que tente de faire déi Lénk avec sa campagne d’information, intitulée « 6 mensonges sur l’index ». L’OGBL passe également par un travail d’information, basé sur l’histoire sociale, pour rappeler aux salari.é.s que l’indexation des salaires est leur droit. Quand on s’adonne à ce genre de travail de communication, les mots sont importants. Dans ce cas, il faut savoir dire simplement ce qui est en réalité plus complexe. Ainsi, quand on est pour l’index – fir den Index – , on est contre la mise en suspens de l’indexation automatique des salaires, contre la remise en question de l’échelle mobile des salaires. On est pour leur progression nécessaire au fur et à mesure de l’augmentation du coût de la vie, mais aussi on est pour une distribution égalitaire de la quantité de richesse produite par le travail.

L’accord de tripartite et la loi afférente ne remettent pas en question l’index en tant que tel. En effet, les partis gouvernementaux le précisent : « Personne ici ne remet en question l’index ! ». « Oui, mais… », ajoutons-nous, « vous remettez en cause le processus d’indexation qui garantit l’évolution des salaires et leur réévaluation automatique par rapport au coût de la vie. ». Que cela soit bien clair.

En toute honnêteté, il faut dire que la gauche et le syndicat le plus combatif du Luxembourg n’ont pas toujours réussi à trouver le ton et les mots justes pour parler aux travailleur.euses, notamment les plus précaires. Ils ont négligé le travail de terrain où les campagnes d’information prennent tout leur sens. A eux maintenant de reconquérir ce terrain de lutte.

Qui se soucie encore de l’index ?

Au début de la campagne d’information et de mobilisation « pour l’index » de l’OGBL, on a assisté à un retour de l’Histoire. Sur les réseaux sociaux, on a vu réapparaître les images de la grève générale de 1982. Cette mobilisation de masse avait alors été la riposte à une tentative de sabotage, en pleine crise sidérurgique, du mécanisme de l’index par le gouvernement CSV-DP. Ces images font naître une certaine nostalgie des grands mouvements populaires tels que le pays en a rarement connus. On y aperçoit les grands leaders syndicalistes, tous des hommes avec leur habitus viriliste. Dans la foule, on devine une majorité de sidérurgistes, des manifestants aussi majoritairement masculins.

Les temps ont changé, tout comme les structures socio-démographiques du salariat. Les conditions de travail ont également changé. A l’époque, le salariat était plus résidentiel, la part frontalière n’équivalait certainement pas à celle d’aujourd’hui. Les femmes étaient encore moins présentes sur le marché du travail. Les usines sidérurgiques tournaient toujours et le salariat des usines était majoritairement syndiqué et politiquement organisé. Le chômage structurel était davantage sous contrôle et l’ascenseur social un peu moins en panne. C’était une époque où le salariat était moins mis en concurrence avec le fonctionnariat au niveau des salaires et des garanties d’emploi. Schématiquement parlant, il s’agissait d’une époque plus propice à la mobilisation sociale, car les gens avaient encore tout à gagner et rien à perdre.

En 40 ans, des changements structurels cruciaux opérés au sein du salariat et de la société auront manifestement changé les mentalités et les modes de vie des travailleur.euses ainsi que leur rapport au travail1. Travail précaire, travail intérimaire, recours plus poussé aux CDD, nouveaux prolétaires de l’économie de la logistique2, division internationale du travail3, division sexuée du travail, ces phénomènes suivent le rythme de la globalisation de l’économie, des délocalisations des activités industrielles, du morcellement des chaînes de productions et de l’émergence de secteurs fortement féminisés en même temps que se désagrègent peu à peu les secteurs à main d’œuvre traditionnellement masculine et peu qualifiée. Ils ont pour résultat de diviser le salariat. Face à ces enjeux, la mobilisation en masse du salariat devient de plus en plus difficile.

Retrouver le goût et la valeur du travail

Le bon capitaliste est quelqu’un qui fait travailler les autres pour lui, en les exploitant, puis il place son capital, tiré du surplus du travail des autres, dans de bons produits financiers. Là, il fait travailler son argent qui se multiplie comme par magie. Cet effet magique fascine et désillusionne les enfants du néo-libéralisme. Les jeunes générations ont compris qu’elles ne deviendront pas riches en travaillant. Pour 11 % des travailleur.euses au Luxembourg, le travail ne protège plus contre la pauvreté. La désillusion frappe notamment les jeunes issus de l’immigration qui ont vu leurs parents s’éreinter au travail dans les secteurs les moins bien payés, comme le bâtiment ou le nettoyage, parfois sans parvenir à accéder à un patrimoine dont l’héritage permettrait d’assurer leur avenir financier. Ils ne croient plus forcément à l’ascension sociale par le travail. L’ascension sociale via l’école s’avère également très compromise. La réalité de la répartition entre capital et travail, et son évolution dans le temps, montre clairement que de moins en moins de personnes deviennent riches en travaillant. Travailler pour survivre devient de plus en plus la norme.

La valeur sociale du travail est elle aussi fortement remise en cause. D’une part, le travail rend malade. De plus en plus de personnes souffrent au travail, physiquement et mentalement. Les salarié.e.s d’une même entreprise sont mis.es en concurrence. L’émancipation par le travail, grâce aux formes de sociabilités basées sur le collectif et la coopération, est mise à mal par l’esprit de compétition dictée par le nouveau management. De plus en plus de personnes ne voient plus le sens de leur travail. Les bullshit jobs4 prolifèrent et créent de nouvelles inégalités salariales dans le champ des boulots sans utilité sociale, écologique et/ou publique. L’accumulation de divers contrats de travail par les ouvriers intérimaires les place dans des conditions précaires où ils ne bénéficient pas d’une protection syndicale, ni des possibilités d’inscription durable dans une sociabilité au travail. Dans ces conditions-là, le travail salarial, c’est l’aliénation, comme chez Marx. Ce n’est pas étonnant que l’idée d’un revenu universel ou d’un salaire à vie pour pouvoir réaliser des projets de travail qui leur tiennent à cœur, enchante de plus en plus de personnes, notamment les jeunes des classes cultivées. Dans le même esprit, le rêve de devenir son propre patron et de travailler en indépendant s’exprime le plus fortement chez les jeunes générations.

Vers une révolution du travail

Comment retrouver la valeur et le goût du travail ? Comment réinsuffler au travail sa vertu émancipatrice et son esprit collectif ? Comment rendre fie(è)r(e)s les travailleur.euses de la richesse qu’ils.elles apportent grâce à leur engagement ? Ces questions sont cruciales pour la gauche et les syndicats. Il faudrait développer un programme spécial de mesures de révolution du travail, en commençant par la revalorisation des salaires grâce à une vaste réforme fiscale et en tenant compte des critères d’utilité sociale et écologique du travail fourni. L’idée doit en faire trembler plus d’un.e, car c’est notre système de valeurs et l’ordre social inégalitaire établis qui en prendraient un sacré coup. Les cadres de la place financière finiront par en avaler leur cravate, tandis que les agent.e.s de nettoyage fêteront leur after-work au bar à vin.

Pour revenir à la réalité, il suffirait dans un premier temps d’élargir les droits acquis des travailleurs.euses et de faire de nouvelles conquêtes sociales, comme la réduction du temps de travail ou la promotion des formes collectives et autogestionnaires des lieux de travail et des sites de production. On peut imaginer la conquête d’un droit des salari.é.es à participer à l’organisation de leur propre travail à l’intérieur d’une entreprise, société, administration, commerce, etc. Cette liste imaginaire des solutions à apporter au travail menacé et en crise n’est pas exhaustive. Le conflit social actuel autour de l’index aura été pour moi l’occasion d’amorcer une réflexion sur la question du travail et de la transformation du salariat. Je souhaite fortement qu’en se posant les bonnes questions et en tenant compte des causes de résistances à la mobilisation et à l’engagement politique, la gauche et ses alliés puissent développer les bons discours et les bonnes mesures qui rassembleront les travailleur.euses dans un combat où tout reste à gagner.

 

Line Wies est assistante parlementaire et conseillère communale déi Lénk à Esch-sur-Alzette

 

  1. A bien des égards, on peut trouver des ressemblances entre les mutations de la société salariale au Luxembourg et celles observées en France par Robert Castel : CASTEL, Robert, Les métamorphoses de la question sociale : Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995. 
  2. On pense ici aux livreurs-chauffeurs des services de livraison ayant remplacé les postiers et qui sont de plus en plus de faux indépendants, mais aussi aux anciens ouvriers de l’industrie devant réinvestir le secteur des services. Pour une analyse plus détaillée de ce nouveau prolétariat : ABDELNOUR, Sarah, Les nouveaux prolétaires, Paris, textuel, 2018.
  3. Au Luxembourg, on peut dire que les travailleur.euses immigré.e.s et frontalier.ères participent de cette division internationale du travail qui fait d’elles.eux l’arrière-garde salariale de l’économie nationale qu’ils enrichissent au dépens de celle de leurs pays ou régions d’origine. La division internationale du travail, c’est aussi la délocalisation d’activités polluantes, donc du travail pénible vers les pays pauvres du Sud, comme le décrit KEUCHEYAN, Razmig, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, Zones/La Découverte, 2019.
  4. GRAEBER, David, Bullshit Jobs. A Theory, New York, Simon&Schuster, 2018.

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