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Les acteurs « importants » de l’action humanitaire
« Nous avons collaboré avec les organisations que nous considérions comme importantes[1] », a précisé Franz Fayot le vendredi 19 août 2022 lors de la présentation de la nouvelle stratégie de l’action humanitaire, qui préconise une intégration plus étroite des acteurs de la coopération au développement et du secteur privé dans l’action humanitaire. Dans l’introduction à cette stratégie, le ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire a mis l’emphase sur l’aspect suivant :
« C’est pourquoi le “business as usual” n’est plus acceptable : nous devons briser les silos, connecter les différentes communautés de travailleurs humanitaires et de développement par une approche nexus et exploiter toutes les ressources dont nous disposons pour répondre aux défis humanitaires.[2] »
Or, les « communautés de travailleurs » du développement, dont le Cercle (qui, en tant que plateforme nationale, représente 86 organisations non gouvernementales du développement, les ONGD), n’ont pas été consultées lors de l’élaboration de cette stratégie. Ceci alors qu’une trentaine de membres du Cercle poursuivent des projets d’urgence et que près de la moitié de ses membres est active, avec leurs organisations partenaires, dans de nombreux pays en situation de crises multiples et nécessitant un soutien immédiat – telles l’aide alimentaire ou l’assistance dans la réhabilitation ou la construction d’infrastructures de base de la vie quotidienne. Dans leurs projets et programmes de solidarité internationale à long terme, les ONGD mettent déjà en œuvre des projets de prévention et de résilience qui contribuent à renforcer les capacités des populations à anticiper des catastrophes, y résister et s’en remettre, ce qui est le meilleur moyen de réduire leur vulnérabilité.
Les 6 priorités transversales (genre, action humanitaire inclusive, santé mentale et soutien psychosocial, localisation de l’aide, innovation et numérisation, écologisation de l’action humanitaire) ainsi que les 6 objectifs stratégiques (protection, droit international humanitaire, nexus et action durable, good donorship, transformation numérique, coordination des réponses aux urgences humanitaires), tout comme les 50 points d’action proposés par la nouvelle stratégie sont en continuité avec les stratégies de la coopération internationale présentées en 2021, ainsi qu’avec le travail sur le terrain des ONGD. Ils reflètent les problématiques et approches méthodologiques actuelles du domaine humanitaire et de la coopération, tout en en esquivant d’autres, telle la question de la décolonisation. Cette dernière propose une critique des dogmes centraux des modèles courants de coopération internationale, comme la centralité de la croissance économique et la facilitation de systèmes de dépendance du Sud vers le Nord, par exemple moyennant la création de dettes à travers de nouveaux instruments financiers, tels que ceux de la fintech. S’il s’agit ici certes d’une interrogation plus urgente pour le domaine du développement que pour celui de l’action humanitaire, elle reste néanmoins aussi pertinente qu’éludée pour tous les aspects de la politique internationale et commerciale du Grand-Duché. Surtout en ce moment, où le ministère de Franz Fayot s’engage avec des stratégies visant précisément à faire du Luxembourg un champion des nouveaux modèles de financement du développement et de l’action humanitaire ; une approche présentée comme une mise en valeur des compétences et points forts du pays ainsi que de son économie centrée sur la place financière.
Si les valeurs d’inclusivité et de transversalité promues par la nouvelle stratégie sont fortement à saluer, des doutes s’imposent cependant quant à la capacité de l’approche « nexus » à correctement identifier les acteurs « importants » pour leur mise en œuvre, ainsi que les relations entre eux. En proposant de simples intersections entre entités supposées distinctes et déconnectées les unes des autres, le concept de « nexus » voile la nécessité de reconnaître et d’assurer l’imbrication profonde entre action humanitaire et coopération au développement. Cette vision volontairement partielle des acteurs et dynamiques en jeu permet en conséquence un engagement partiel de la politique avec ces mêmes acteurs et dynamiques. Et facilite ainsi un choix de partenaires permettant une implémentation particulière de la ligne d’action proposée par la nouvelle stratégie de l’action humanitaire et les stratégies de la coopération au développement publiées en 2021.
Il est en effet essentiel de noter le rôle de plus en plus important accordé par ces stratégies au secteur privé. La nouvelle stratégie d’action humanitaire, par exemple, célèbre emergency.lu – un système de coordination de réponses humanitaires – comme un public-private partnership (PPP) qui devrait servir de modèle pour l’action humanitaire du futur, et fait de ce modèle même la base d’un des six objectifs stratégiques. Un prochain appel à projets pour des PPP similaires a en toute conséquence été annoncé par le ministre Fayot au moment même de la présentation de la nouvelle stratégie. Mais la présence du secteur privé dans cette stratégie va au-delà des exemples de coopérations concrètes et imprègne la vision de l’action humanitaire luxembourgeoise autant que son modèle de coopération au développement. Si, par exemple, le Luxembourg désire être un good donor dans l’humanitaire, sa politique de coopération au développement accorde un rôle de plus en plus central à des instruments financiers, tels que les fonds, le leveraging (une technique d’accroissement de fonds) et le de-risking (une couverture par l’Etat des pertes potentielles) d’intérêts privés.
La nouvelle stratégie humanitaire promeut pourtant des valeurs humanistes – comme l’attention dans l’aide d’urgence aux besoins spécifiques des personnes handicapées, des femmes et enfants, des personnes âgées ou de la communauté LGTBQI+, une action humanitaire plus participative et respectueuse des communautés et cultures où elle intervient, ou encore une meilleure protection de l’environnement –, tout en mettant en avant une logique d’action qui marginalise dès la conception de cette stratégie les acteurs de la société civile et sollicite dès sa présentation une implication plus forte du secteur privé. Dans cette perspective, la nouvelle stratégie contribue à promouvoir une vision de l’action humanitaire et de la coopération au développement que l’économiste Daniela Gabor a décrit comme le « Wall Street Consensus[3] », c’est-à-dire une réorganisation des modalités de la coopération internationale autour des intérêts du secteur financier.
Si Franz Fayot a particulièrement loué la stabilisation prévue du taux de financement de l’action humanitaire à 15 % de l’aide publique au développement (APD), il incombe de faire trois observations. D’abord, qu’il s’agit bien ici d’une redistribution de fonds au sein du budget de l’APD (qui contient aussi le financement de la coopération au développement), et non pas d’une augmentation de l’APD en tant que telle. Ensuite – leçon de la pandémie –, que la consolidation d’un pourcentage (15 %) d’une somme variable (le revenu national brut annuel) n’a pas nécessairement pour conséquence une consolidation budgétaire en termes absolus. La garantie d’un seuil budgétaire minimal en chiffres absolus donnerait plus de sécurité dans la planification et constituerait un filet de sécurité pour les acteurs de la société civile en cas de récession. Finalement, vu l’intégration de plus en plus forte du secteur privé ainsi que d’instruments et d’acteurs financiers dans l’action humanitaire et la coopération au développement, il se pose la question de savoir de quelle façon seront utilisées les sommes prévues. Dans ce contexte, un plan de mise en œuvre de la stratégie serait utile pour assurer le suivi et permettre d’évaluer concrètement la nature et l’impact de l’action humanitaire luxembourgeoise.
Le Cercle de coopération des ONGD salue la nouvelle stratégie de l’action humanitaire dans ses grandes lignes, les valeurs sociales qu’elle renforce et sa promesse d’une approche plus holistique des domaines de l’action humanitaire et de la coopération au développement. Néanmoins, force est de constater que le secteur privé devient de plus en plus un interlocuteur privilégié de l’Etat dans l’action humanitaire et la coopération, et que les instruments du monde de la finance y deviennent de plus en plus importants. Ceci a d’ailleurs été récemment confirmé par Franz Fayot[4] et l’ancien directeur de la Coopération au développement et de l’Action humanitaire au ministère des Affaires étrangères et nouveau directeur général de l’agence luxembourgeoise pour la coopération au développement (LuxDev), Manuel Tonnar[5]. Pour assurer que les intérêts des populations soutenues par le Luxembourg ne soient pas relégués au second rang derrière des intérêts privés, une intégration des ONGD et des sociétés civiles locales ainsi que de leurs expériences et compétences est fondamentale. Les ONGD et leurs partenaires, en d’autres mots, ne sont pas seulement des acteurs « importants », mais indispensables.
Notice biographique : Nicole Ikuku est directrice du Cercle de coopération des ONGD. Sebastian Weier est responsable du plaidoyer politique du Cercle de coopération des ONGD.
[1] https://tinyurl.com/yhwu64ee (dernière consultation : 6 septembre 2022).
[2] https://tinyurl.com/y4zsufue (dernière consultation : 6 septembre 2022).
[3] Daniela GABOR, « The Wall Street Consensus », dans Development and Change, vol. 52, n° 3, 2021, p. 429-459.
[4] « “Wir wollen die Sahel-Region nicht im Stich lassen”, Kooperationsminister Franz Fayot stellt sich den Fragen der forum-Redaktion », dans forum, n° 424 (mars 2022), p. 6-11.
[5] Luc LABOULLE, « Der (noch) unbekannte Tonnar », dans d’Lëtzebuerger Land, 26 août 2022, p. 5.
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