«Méi Demokratie woën» contre l’Internationale?
Le LSAP passé au révélateur de la crise grecque
Le triple non exprimé par les électeurs lors du référendum du 7 juin marque un cuisant échec pour la politique gouvernementale en général et notamment pour le LSAP qui avait espérer réaliser ainsi quelques revendications importantes de son programme. Suite à la constitution du gouvernement libéral-socialiste-écolo, le discours politique de la majorité a beaucoup tourné autour du sujet du renouveau et de la réforme en profondeur de notre pays. L’éviction du CSV du gouvernement a été présentée comme l’unique possibilité offerte aux progressistes du pays pour transformer le Grand-
Duché en profondeur. Un débat qui, au vu de la crise économique européenne des dernières années et des victoires électorales récentes de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne, apparaît quelque peu comme décalé, puisque les préoccupations économiques en sont absentes. Alors qu’une grande partie des populations européennes durement éprouvées par la crise économique réagissent dans les urnes en espérant des changements économiques radicaux, le prospère Luxembourg débat avec passion de réformes sociétales et d’adaptations internes au système politique —
un luxe étonnant?
Il est indéniable que l’accord entre le gouvernement et les communautés religieuses constitue une avancée notable en direction d’une plus grande sécularisation de l’État, quoi qu’en disent ses détracteurs à gauche. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe est également une avancée notable — qui est cependant acceptée par l’écrasante majorité de la population depuis des années. Les discussions autour des trois questions du référendum (l’ouverture du droit de vote aux étrangers et aux moins de 16 ans, limitation de la durée des mandats ministériels) ont par contre bien montré que des clivages idéologiques traversent encore largement la société luxembourgeoise. Dans ce débat, le LSAP a défendu un triple «oui» qui aurait permis au gouvernement de se targuer d’avoir transformé le pays! Le parti socialiste luxembourgeois a donc de bons arguments pour se présenter comme étant à la pointe du progrès, dans la lignée du slogan du congrès 2015, «Méi Demokratie woën», inspiré de la déclaration gouvernementale de Willy Brandt de 1969 (et qui ne date donc pas d’hier…).
Pourtant, le LSAP est aujourd’hui confronté à une opinion publique qui ne le prend pas au sérieux. Dans le dernier film du collectif Richtung22, le bon mot que la phrase «Au moins nous avons fait comme si nous avions essayé» est inscrite au frontispice du parti résume bien la déception ressentie par de nombreux électeurs1. Le film satirique ne fait qu’exacerber de manière caricaturale le ressenti de nombreux électeurs. Les mots et les actes du parti socialistes sont-ils vraiment aussi éloignés les uns des autres?
Les résultats électoraux récents à travers l’Europe souligne la faiblesse du mouvement social-démocrate
un peu partout: mauvais résultats du Labour britannique, victoire du candidat ultra-conservateur aux présidentielles en Pologne, victoire de Podemos aux élections communales et régionales en Espagne, etc. Un peu partout, la composition même des partis sociaux-démocrates semble ne plus être qu’un pâle reflet du passé et les mouvements de centre-gauche ne rassemblent plus les masses. Même s’il est difficile d’avancer des chiffres, ces tendances se remarquent aussi au Luxembourg. Le nombre de membres actifs de tous les partis diminue, créant un hiatus indéniable entre les attentes des militants actifs et celles des électeurs potentiels.
Le traitement par le LSAP de la crise grecque fut un révélateur de ce hiatus: la position de la Grèce fut peu discutée au sein du parti, si ce n’est en recourant à des figures rhétoriques de circonstance attendues des militants empreints d’une certaine idée de la solidarité internationaliste. Le discours des mandataires du LSAP visait ici avant tout à calmer les esprits en interne2. En même temps, la politique poursuivie au gouvernement visait avant tout à préserver l’intérêt national de la place financière grand-ducale et de répondre ainsi aux craintes d’une grande partie de la population non pas de voir une sortie de la Grèce de la zone euro, mais d’une détérioration de leur propre situation. Et ce alors même que la réalisation d’un politique dite d’austérité — qui, en comparaison avec ce qui s’est fait à l’étranger, était cependant très légère — avait cependant éloigné du parti une frange de son électorat de gauche, proche des syndicats. La rhétorique employée par les responsables du parti ne cesse cependant de faire référence à la limitation du pouvoir du capital, à la défense des salariés et au souhait d’un monde plus égalitaire, tout en usant d’une terminologie parfois marxisante quelque peu vieillotte. Certes, l’État social luxembourgeois — qui est financé, soyons honnêtes, très largement par la rente de la place financière — n’est pas si mal en point et si les gouvernements des dernières années n’ont pas succombé aux sirènes de la dérégulation, c’est en partie le mérite du LSAP. Cependant, comme l’a remarqué justement Adrien Thomas dans une récente édition de forum, la crise grecque a peut-
être été un révélateur puissant de l’impuissance de la social-démocratie à véhiculer sa maîtrise de la crise économique auprès des électeurs3. Au sein du LSAP, la crise grecque n’a sans doute joué aucun rôle dans la définition de la politique nationale. Bien que chantant l’«Internationale» à chaque congrès, le parti socialiste luxembourgeois n’échappe pas à l’aveuglement de croire que la politique économique est encore définie au sein des frontières étatiques luxembourgeoises. Le cadre de référence politique reste bien l’État-nation luxembourgeois.
Pourtant, les questions socio-économiques ont été au cÅ“ur des discussions du parti pendant de nombreux mois, lorsque le gouvernement Juncker-
Asselborn a décidé des mesures visant à assainir les finances publiques. La réaction de l’aile syndicale du parti fut expressive, mais elle fut mise en minorité au congrès de Moutfort du 30 avril 2010. Cette décision montrait que de nombreux militants du parti estimaient injustifiées les critiques syndicales adressées au parti ou étaient tout simplement énervés par les tentatives d’influences. Le «pragmatisme» économique avait gagné et le LSAP resta fidèle à la ligne politique économique suivie depuis des décennies. Ayant fait partie depuis les années 1930 de nombreux gouvernements, le parti a toujours été imprégné de ce pragmatisme économique, souvent éloignée des aspirations idéologiques des discours de congrès: de Michel Rasquin à Étienne Schneider, les ministres socialistes des Affaires économiques ont toujours voulu augmenter la taille du gâteau national avant d’en répartir les parts. Avec le parti chrétien-social —
où depuis Pierre Dupong le christianisme social a toujours été majoritaire — et le Parti démocratique dans ses époques imprégnées de social-libéralisme, c’est cette vision de l’État social qui a toujours été défendue par le LSAP.
Au moment de la crise sidérurgique des années 1970, le LSAP s’était pourtant positionné de nouveau plus à gauche. Il avait pris une part active, dans le gouvernement libéral-socialiste de 1974 à 1979, à
la création des instruments de maîtrise de la crise, comme la tripartite. Après la crise de 2008, les réponses sociales-démocrates aux soubresauts économiques furent bien timides. Aucune réelle réflexion ne fut menée quant à la remise en question fondamentale du système économique, malgré les idées articulées par l’aile syndicale du LSAP. La préservation des intérêts luxembourgeois a prévalu sur la remise en cause du capitalisme. Il est vrai que dans un pays où l’État social est largement financé par les rentrées dues au système financier, un tel débat peut être très difficile. L’engagement souvent très sincère des différents individus se heurte au système — les élections soulignant l’inutilité des débats idéologiques et de contenu, puisque le panachage favorise largement les notables. Que de nombreux électeurs témoignent de leur désaccord politique en se moquant, de manière plus ou moins voilée, de la «mollesse», de «l’incompétence» ou, bien pire et de manière abjecte, du physique ou de l’homosexualité des hommes politiques, est ainsi un navrant témoignage du résultat de la politique consensualiste centrée sur des personnalités politiques menée au Luxembourg depuis des décennies.
Certes, une certaine frange intellectuelle de la population se passionne pour débattre de questions morales, éthiques et économiques de principe comme la position du Luxembourg dans le système financier international. Or, pour la majorité de la population tout comme pour les membres du LSAP, la peur des conséquences de l’affaire LuxLeaks sur l’image du pays fut bien plus importante que la remise en question du système économique — que nous ne changerons d’ailleurs pas uniquement depuis le Luxembourg. La solidarité avec les peuples grec, portugais, espagnol, etc. fut une solidarité de mots, sans que ce mouvement ne débouche sur une implication politique réelle pour changer les choses. C’est ce hiatus, ces divergences manifestes entre ce qui est dit et ce qui est fait, entre la compréhension exprimée par les membres du parti en interne et la perception externe des électeurs qui, à mon sens, explique principalement la perte de vitesse des partis sociaux-
démocrates européens. En usant d’une rhétorique qui mettait en avant une volonté de réformer en profondeur le système économique, voire de remise en cause fondamentale du «capitalisme» en réaction à la crise, ces partis ont empêché la mise en valeur de leur réel souci de maintien, autant que faire se pouvait au vu de la pression internationale, des acquis de l’État social. Les gestionnaires se présentant comme révolutionnaires ont ainsi perdu en crédibilité.
Est-il dès lors utile de débattre de questions de société? Certes oui, et les changements dans la politique sociétale sont tout aussi importants et dans la lignée des idées progressistes du mouvement socialiste. Cependant, si nous en oublions de traiter les questions socio-économiques, la politique social-démocrate ne peut pas être complète. Or, les tensions qui opposent en matière économique les partis gouvernementaux actuels, en particulier le DP et le LSAP, rendent ce débat difficile. L’action engagée sur la politique sociétale est aussi une manière de cacher ces dissensions internes, même si l’amateurisme avec lequel certains ténors des trois partis abordent le référendum du 7 juin est d’une navrante inconscience. Est-ce le reflet de la non-politisation croissante de nos sociétés et de l’absence de culture politique et de connaissance de l’histoire politique de notre pays qui caractérise notre société actuelle? Le triple non du 7 juin est donc, quoi qu’on en dise, un désaveu flagrant du gouvernement. Même là où le gouvernement est uni, il n’a pas réussi convaincre! Qu’en sera-t-il dès lors lorsque la réforme fiscale annoncée pour l’année prochaine fera l’objet de débats sans aucun doute passionnés au sein de la population? Les enjeux idéologiques n’étant plus d’actualité, les intérêts directs des uns et des autres resteront sans doute l’aune à laquelle les électeurs mesureront la politique gouvernementale.
La composition sociologique des militants du LSAP —
attirant de plus en plus de jeunes cadres dynamiques et de moins en moins d’ouvriers — est loin d’être unique en Europe. La déconnection de la base électorale se vérifie cependant peut-être de manière encore plus flagrante au Grand-Duché, où les résultats électoraux du parti (en particulier lors des dernières élections européennes) en sont un puissant témoignage. Pourtant l’appareil de parti se contente d’expliquer ces calamiteux résultats par des facteurs conjoncturels à court terme (en 2014, le Luxembourg a voté pour que Jean-Claude Juncker devienne président de la Commission européenne, certains candidats étaient très impopulaires, etc.), sans être capable d’une remise en question au long terme de sa pratique politique. Le parti socialiste serait-il devenu une machine à gagner (ou à perdre) les élections sans vision à long terme? La définition de cette vision à long terme est l’enjeu principal du processus de réforme interne entamé depuis la Summerakademie de 2014 au sein du LSAP. De nombreux militants et mandataires socialistes semblent avoir pris conscience qu’une refonte en profondeur des structures et de la stratégie du parti est nécessaire.
Tant au Luxembourg qu’à l’étranger, les électeurs potentiels ne sont pas dupes de ce double langage entre solidarité internationaliste affichée dans les discours et réalité politique et économique. Le nombrilisme provincial de la classe politique luxembourgeoise, tous partis confondus, plus occupée à chercher des candidats populaires pour les prochaines élections qu’à débattre de contenus politiques, en fait aujourd’hui plus des retardataires des changements sociétaux que des acteurs actifs de ceux-ci. L’immigration, les ONG, la société civile, les nombreuses associations locales, les associations environnementales, etc. sont aujourd’hui, bien plus qu’une quelconque idéologie politique, les acteurs actifs du changement.
Que faire dès lors? En assumant la politique menée et en cessant d’user d’une rhétorique dépassée qui ne reflète plus depuis bien longtemps les contenus programmatiques du parti. Car qui a lu le programme électoral de 2013 et a un tant soit peu écouté les messages de la campagne électorale, ne pourra pas faire la reproche au parti socialiste de ne pas réaliser son programme! Dommage dès lors que la terminologie employée pour résumer le programme donne parfois une mauvaise impression. Peut-être devrions-nous, particulièrement à gauche, dépassionner encore plus ces débats politiques et les regarder sine ira et studio, tout en gardant en tête que l’essence même des valeurs socialistes est la transformation de la société capitaliste? Dans la situation actuelle, nous pouvons douter que les derniers soubresauts de la crise économique de 2008 renforceront les mouvements socialistes, comme la crise de 1929 avait permis l’arrivée au pouvoir du Front populaire dans certains pays alors que d’autres firent le choix du fascisme. Voulons-nous vraiment que l’extrême-droite et la droite populiste apparaissent aux citoyens comme les seules alternatives possibles? u
«Wéinstens hu mir gemaach wéi wa mir et probéiert haetten, dee Saz ass iwwert der Entrée vun eiser Parteizentral an de Stëe gemeeselt» (Richtung 22, Staatsgeheimnis)
Les interventions de Robert Goebbels et de Jean Asselborn faisaient cependant exception à cette tendance, les deux vieux renards de la politique ayant tenté à plusieurs reprises d’expliquer les enjeux de la crise grecque pour l’Europe et le Luxembourg avec pédagogie aux congrès socialistes.
Adrien Thomas, «Le révélateur grec», forum, n°350, avril 2015.
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