Le renouveau du CSV par les valeurs

Mais quelles valeurs?

Des législatives anticipées en 2013 au contexte postréférendaire en 2015 : quel bilan pour le CSV après
deux ans d’opposition parlementaire et de processus de renouveau procédural et programmatique ?

Certains parlent d’une crise des partis populaires en ce qui concerne leur identité, leur vision, leurs
valeurs. Au même titre que le LSAP se débat avec sa tradition de parti ouvrier, le CSV a du mal avec ses racines de parti chrétien. La question du repositionnement sur le plan des valeurs, en l’occurrence chrétiennes, se pose même si le CSV est en tête des sondages politiques : 60 % des électeurs lui font confiance (TNS Ilres, novembre 2015).


Le «C» du CSV

Le débat sur l’identité du parti CSV porte notamment sur la relativisation (vs réaffirmation) de la référence chrétienne dans un champ de tension qui oppose les ailes traditionaliste, conservatrice, confessionnelle et catholique d’une part, et progressiste, libérale, humaniste et généraliste d’autre part.
Au vu de ces tensions, il faut se poser la question de la signification du «C» : chrétien, choix, crémant … ?
Si l’aile progressiste met en avant sa volonté d’affranchissement de toute connotation de parti confessionnel (« mir si kee kathoulesche Kiercheveräin »), force est de constater que le CSV s’appuie dans son programme fondamental de 2002 (confirmé en 2012) sur la doctrine sociale de l’Église (DSE) et sur l’humanisme chrétien, fût-il élargi à d’autres visions du monde et de l’Homme compatibles avec celui-ci. Par voie de résolution, l’assemblée de mars 2015 a positionné le CSV comme parti populaire du
centre, tout en ayant réaffirmé sa référence chrétienne. Un sondage TNS Ilres effectué fin 2014 montre que (seulement ?) 23% des électeurs du CSV accordent de l’importance à une vision chrétienne du monde.

En même temps, nous observons un processus d’émancipation du CSV par rapport au catholicisme politique, qui va de pair avec le processus de désenclavement du bloc catholique dont le CSV a été le bras politique (Église catholique, CSV, presse amie, syndicats chrétiens). On peut alors émettre l’hypothèse que lesdits processus d’émancipation et de désenclavement sont le reflet des processus macrosociétaux de la sécularisation et de la désintrication politico-religieuse, de la déconfessionnalisation politique et de la dépolitisation religieuse. Le même processus de déchristianisation évoqué pour le CSV est observable à l’échelle de la démocratie chrétienne européenne. Constatons-nous une évolution de la démocratie chrétienne et de la démocratie personnaliste vers une démocratie humaniste généraliste et englobante, en phase avec les mutations sociologiques du monde contemporain ?

En France, la déchristianisation des partis chrétiens s’est opérée il y a belle lurette, alors que ceux qui s’affichent encore de nos jours comme tels ne jouent plus qu’un rôle marginal. En Allemagne, à côté de
l’Union chrétienne CDU/CSU, il existe quelques partis chrétiens plus fondamentalistes qui, comme en France, ne jouent qu’un rôle marginal. Pour la Belgique, retenons surtout le rôle de première importance du parti chrétien CD&V (Chrétiensdémocrates et flamands) et la mutation emblématique en 2002 du PSC (Parti social-chrétien) en CDH (Centre démocrate humaniste): personnalisme chrétien, humanisme démocratique, développement humain, philosophie anti-individualiste et communielle. Selon Herman Van Rompuy, il n’y a pas de solution chrétienne pour beaucoup de problèmes: la référence chrétienne est toujours une intention, non pas une prétention. En revanche, si les partis chrétiens ne se distinguent pas des autres partis, ils n’ont plus besoin du «C». Ce qui compte, ce n’est pas la déclaration des grands principes, mais leur implémentation sur le terrain et leur incarnation par des personnes vraies et authentiques.

Quel christianisme pour le parti chrétien ?

Il n’est dès lors pas étonnant que le passage du CSV aux rangs de l’opposition parlementaire, autrement
dit la séparation de l’État et du CSV, a immédiatement été suivi par la séparation de l’État et de l’Église. D’aucuns regrettent que ladite séparation n’ait été ni désirée ni anticipée, mais subie par une Église davantage attachée à ses prérogatives qu’à la crédibilité de son message. En revanche, la crise de l’Église constitue en même temps l’opportunité de son renouveau en faveur d’une Église plus pauvre, spirituelle, pastorale, subversive, autrement dit plus authentique et crédible. La crise de l’Église catholique, romaine et luxembourgeoise s’inscrit dans le contexte du passage à Rome du pontificat bureaucratique de Benoît XVI au pontificat pastoral de François Ier, le passage au Luxembourg d’un vicariat managérial à un vicariat pastoral, la lettre ouverte du vicaire général démisionnaire en écho au discours papal sur les maladies de la curie romaine, qui laisse le lecteur avec la question du pourquoi ne pas avoir appliqué chez soi ce qui est prôné chez autrui.

Le CSV s’appuie dans son programme fondamental sur la DSE, et la démocratie chrétienne à laquelle le parti appartient se fonde historiquement sur les mêmes encycliques pontificales que celles dont est issue la DSE (notamment sur l’encyclique sociale Rerum Novarum promulguée en 1891 par Léon XIII). Vu les développements évoqués, se pose la question du lien entre éthique sociale chrétienne et religion chrétienne. Ainsi, pour Eugen Drewermann, la religion n’est pas une idéologie de la conservation de l’État, elle n’est pas réductible à l’éthique, à la philosophie ou à la théologie morale, pas plus d’ailleurs qu’à la tradition ou à la culture: selon lui, le christianisme est avant tout une religion du salut. Cette vision accorde une place centrale au statut de la foi dans ses multiples dimensions et soulève la problématique de l’argumentabilité rationnelle (vs expérientielle), voire expérimentale de la foi. Drewermann situe par ailleurs au coeur du christianisme la vision de Jérémie: la conversion de l’extériorité en intériorité, en qualités intérieures (pouvoir, gloire, arrogance vs modestie, miséricorde, pardon). En effet, de l’Évangile on peut autant dégager une théologie qu’une anthropologie: «avant d’être une théorie de Dieu, les Évangiles sont une théorie de l’homme, une anthropologie » (Simone Weil).

Une autre question qui se pose est celle de la spécificité de la religion chrétienne, de ses valeurs et de son éthique. C’est l’objet même de la théologie pluraliste des religions, du dialogue interreligieux et de l’oecuménisme religieux. Pour Jörg Eickhoff, le but du dialogue interreligieux ne peut pas être le nivellement religieux, la préservation de la diversité des identités religieuses étant considérée comme richesse. D’autre part, l’un des dénominateurs communs des trois religions abrahamiques (et d’autres)
est la reconnaissance que chaque vie humaine est dotée d’une valeur suprême qui la transcende. La question de la spécificité des valeurs chrétiennes renvoie également aux discussions sur les origines et les spécificités de la culture occidentale : héritage judéo-chrétien vs héritage gréco-latin, humanisme chrétien vs humanisme laïque reflétant aussi les (anciens ?) clivages cléricalisme vs anticléricalisme. Elle
renvoie d’une manière plus générale à la question de la solubilité de l’humanisme chrétien/intégral dans
l’humanisme laïque/universel, de l’anthropologie chrétienne dans une anthropologie générale, de la
démocratie chrétienne dans la démocratie humaniste, de la religion chrétienne dans le religieux globalisé, de l’Église catholique dans une espèce d’Église universelle, de la spiritualité chrétienne dans la spiritualité transpersonnelle1.

Selon Frédéric Lenoir, le christianisme historique et subversif est devenu la religion officielle de l’Empire
romain (constantinisme) en même temps qu’il a été altéré par l’Église en faveur de la chrétienté, de la société chrétienne. Plus tard, l’éthique du « Christ philosophe » n’a plus atteint les Hommes via l’Église, mais via l’humanisme de la Renaissance et des Lumières. Ce serait là l’ironie de l’histoire : le laïcisme et ses valeurs, les droits humains et la liberté de conscience se sont imposés face à l’Église par le recours, fût-il implicite, au message du christianisme, en même temps que l’Église s’est livrée aux pratiques inquisitoriales. La morale laïque devient une « éthique chrétienne sans Dieu et décléricalisée ». L’Évangile se trouve au coeur de la modernité, d’une modernité humaniste.

Le contexte contemporain sous-jacent à toutes ces discussions est celui des processus de globalisation, de pluralisation et de sécularisation de la société. Le processus de sécularisation, de laïcisation, de désacralisation et de désenchantement évoque le passage de l’hétéronomie à l’autonomie, la fin de la civilisation paroissiale, la religion chrétienne comme religion de la sortie de la religion (Gauchet), la
déthéologisation du politique comme grand récit de la modernité (Brague). La problématique des liens entre la sphère politique et la sphère religieuse interroge aussi les liens entre démocratie et spiritualité, le phénomène du réenchantement du politique tout comme la compatibilité entre engagement religieux et engagement politique. En matière d’éthique politique, Drewermann critique l’écart wébérien entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, tout en plaidant pour le recours conséquent à la première. La problématique soulevée est celle de la crédibilité, de la congruence entre valeurs et pratiques. Dans ce contexte, Marcel Gauchet émet d’une part l’hypothèse d’une confluence de la conscience chrétienne et de la conscience démocratique, voire d’une «absorption des consciences chrétiennes dans l’espace métaphysique de la démocratie». D’autre part, il pressent le renforcement des confrontations entre une philosophie de l’immédiateté naturelle et une philosophie de l’extériorité culturelle, entre le parti de la trivialité et le parti du sens. Faut-il par conséquent proclamer dès à présent la fin du christianisme, à l’instar de la prévision (sinon de la provocation) de John Lennon de 1966?

Le potentiel de l’écologie politique

En plus des rapports qui concernent la vie en société, c’est dans les secteurs aussi essentiels que ceux de
l’éducation et de la santé qu’un CSV en quête de renouveau se devrait de développer des programmes
très solides et novateurs, démontrant la spécificité et la plus-value de ses visions et valeurs par rapport à l’existant. Ceci tout comme dans les champs de la coopération au développement (inégalités Nord- Sud) et de l’écologie politique. Si Dieter Ewringmann a encore déploré dans forum n° 332 l’absence de l’Église dans le discours sur le développement durable, la donne vient de changer avec la publication de l’encyclique Laudato si, plébiscitée dans le monde entier. De plus, la DSE accorde tout un chapitre à la sauvegarde de l’environnement, tout en plaidant pour le changement culturel (sobriété) en matière de croissance et de consommation, sans oublier que dans l’encyclique sociale Caritas in veritate, Benoît XVI a abordé en plus de la question de l’écologie humaine celle de l’écologie environnementale.

Aussi les hauts représentants de l’Église catholique des cinq continents viennent-ils de lancer un appel à la COP21. Une rencontre sur la gouvernance mondiale du bien commun à la réussite de laquelle l’Église catholique aura donc bien voulu contribuer, à point nommé et à sa façon. Point besoin d’insister ici sur la compatibilité entre pensée chrétienne et pensée écologique, sur le dépassement de la controverse sur l’anthropocentrisme biblique médiéval (vs spiritualité franciscaine égalitaire) comme argument de légitimation de la destruction écologique, à plus forte raison que le paradigme de l’écologie n’est pas réductible à l’écologie profonde, au biocentrisme, à l’écocentrisme et au naturalisme.

Lors de leurs derniers congrès, ni le CSV ni les Verts n’ont remis en question le paradigme de la croissance et cette question n’a été abordée de manière résolue que lors de l’assemblée du Mouvement écologique. La vraie question n’est-elle pas – plutôt que celle, omniprésente, du logement (même si celle-ci n’est pas à banaliser en tant que telle) – celle de la croissance économique et démographique, dont il nous semble que la solution n’est pas à chercher (uniquement) du côté de sa « verdisation » avec ou sans Rifkin ? Que l’on parle maintenant de troisième ou de quatrième révolution industrielle, les défis à relever sont les mêmes : « toutes nos crises n’en sont qu’une: une crise de l’excès », à laquelle il faudrait opposer humilité et modération, volontés individuelles et volontés collectives, croissance sélective et décroissance sélective. En un mot comme en mille: la planète peut se passer de l’Homme, mais l’Homme ne peut pas se passer de la planète (Nicolas Hulot). Le CSV ne peut pas être absent de ces débats et il devrait même en faire l’une de ses priorités s’il voulait se baser vraiment sur une vision et une sensibilité chrétiennes concernant les questions sociétales et environnementales de notre époque.

Ceci d’autant plus que le portefeuille de l’écologie politique était de sa compétence jusqu’en 2013 et que par ailleurs son programme fondamental déclinant les principes de la DSE en fait mention. Qui plus est, le Dräikinneksgrupp n’a pas manqué de consacrer une contribution à l’écologie politique, qui se termine même par l’idée d’une future coalition avec les Verts. En revanche, au lieu (ou en plus) de spéculer sur de telles coalitions, le CSV devrait lui-même développer un agenda conséquent en la matière. Tout comme il existe un socialisme religieux et un socialisme chrétien, il existe aussi des initiatives d’inspiration chrétienne dans les partis de l’écologie politique, comme chez les Verts allemands (BAG ChristInnen), de même qu’il y en a au sein de la Gauche allemande (Die Linke, AG Christinnen und Christen). Les chrétiens qui prennent au sérieux les valeurs de la vie, autant la vie de l’individu que la survie de l’espèce et (donc) de la planète, pourraient migrer chez les Verts, voire ailleurs, si le CSV prenait l’option (le risque ?) de se déchristianiser trop et de ne pas s’écologiser assez.

Plus de questions que de réponses

S’il est légitime pour un parti populaire de se positionner comme parti centriste et d’opter pour une stratégie électorale large en vue de son retour au gouvernement, le CSV n’échappera pas, dans la réédition de son programme fondamental, à un repositionnement précis sur le plan de la vision et des
valeurs quant au statut accordé à l’orientation chrétienne. Tout comme la presse amie a pris l’option de
se doter d’une stratégie éditoriale davantage déconfessionnalisée et diversifiée, ne fût-ce que pour des raisons de survie économique au sein d’un paysage sociologique et médiatique en mutation. La question du rapport aux valeurs chrétiennes, déclarées ou non comme telles, ne se sera toutefois pas évaporée pour autant. Compte tenu de la complexité conceptuelle et technique croissante de la plupart des dossiers, on peut aussi se demander comment un parti politique peut encore être à même d’élaborer ses programmes sans l’apport d’un think tank, en l’occurrence chrétien-social dans le cas du CSV, et quelles qu’en soient par ailleurs les modalités, à l’instar de ce qui se fait à l’étranger.

Le principal défi à relever pour un parti démocrate-chrétien reste celui de la congruence entre son programme fondamental et les valeurs de l’Évangile, telles que déclinées ou non dans les doctrines de l’Église institutionnalisée, de même que de la congruence entre ledit programme fondamental, les programmes politiques et la mise en oeuvre de ceux-ci. À ce titre, il faut reconnaître les mérites du nouveau gouvernement dans ses efforts de régularisation du paradis fiscal et de redressement du double
langage en matière d’éthique politique et économique, même si la motivation était au départ largement
extrinsèque et si la partie est loin d’être jouée sur l’ensemble des chantiers. Impossible de terminer sans dire un mot de la crise migratoire afro-européenne : si celle-ci est bien le symptôme d’une crise systémique planétaire, elle ne demande pas moins des réponses humanitaires urgentes là où les réponses
géopolitiques structurelles ont fait et font défaut. Un domaine sur lequel une politique de référence chrétienne ne devrait pas faire l’impasse. Entre le sommet de Malte sur l’immigration et celui de Vienne
sur la Syrie se sont intercalés les attentats de Paris, dont les suites défraient depuis lors la chronique. Face au mal et aux méchants, il y a aujourd’hui tout comme hier plus de questions que de réponses. Nous
sommes en ce moment malheureusement assez bien placés pour le savoir.

Littérature chez l’auteur.

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Nr. 354: Erny Gillen: „Darüber müssen jetzt andere entscheiden“ (Interview) (Mai 2015)
Nr. 348: Jürgen Stoldt: „Welche Zukunft für die Volksparteien?“ (Februar 2015)
Nr. 339: Pierre oranLg: «Adieu, presse amie » (April 2014)
Nr. 337: Pierre Lorang: „Juristerei und Milieukatholizismus“ (Januar 2012)

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