Le parcous d’un peuple exilé

L’afflux récent en Europe de réfugiés et de migrants venant de Syrie, du Moyen-Orient et d’Afrique semble sans précédent dans l’histoire contemporaine du Vieux Continent. Au gré de l’actualité médiatique qui chaque jour apporte son lot d’images et d’informations, ces migrations font ressurgir des peurs, à l’heure où la crise économique, politique et sociale est toujours bien présente, mais elles créent aussi des espoirs et des élans de solidarité.
Pour mieux comprendre les enjeux et les défis de ce
phénomène, il est important de prendre un peu de
recul et d’observer de quelle façon d’autres flux migratoires
ont pu se développer au cours du temps.
C’est ce que propose cet article en retraçant l’historique
de l’installation en exil des réfugiés Tibétains,
qui, pour les premiers, sont arrivés en exil il
y a presque 60 ans. On peut ainsi distinguer trois
grandes phases dans l’exil des Tibétains : celle de
l’installation et de la réhabilitation, celle du développement
et celle de la globalisation.
La phase d’installation et de réhabilitation
La République populaire de Chine est proclamée le
1er octobre 1949 par Mao-Tse-Toung. Une des premières
déclarations du leader chinois sera sa volonté
de libérer le Tibet des « forces impérialistes étrangères
». Mao met son projet à exécution dès 1950
avec l’invasion du Tibet oriental par l’Armée populaire
de libération. A Lhassa, la capitale tibétaine, le
Dalaï-lama, XIVe incarnation d’une lignée qui détient
le pouvoir temporel et spirituel du Tibet depuis le
XVIIe siècle, est intronisé en urgence à l’âge de 15
ans, soit trois ans avant l’âge traditionnel. Durant
les années qui suivent, les Chinois augmentent leur
contrôle sur le pays suscitant un mécontentement populaire
croissant1. La contestation du pouvoir chinois
atteint son paroxysme en mars 1959 à Lhassa et un
véritable soulèvement populaire, sévèrement réprimé
par les Chinois, entraîne la fuite du Dalaï-lama en
Inde. Cet exil est motivé alors par deux raisons principales
: sauvegarder sa culture et sa religion en exil et
revenir plus tard dans un pays libéré.
Des milliers de Tibétains suivent leur chef en exil
et s’installent dans les pays limitrophes du Tibet
: au Népal, au Bhoutan, au Sikkim (alors
encore indépendant) et surtout en Inde où le
Dalaï-lama a réinstallé son gouvernement2 à
Dharamsala, dans l’État de l’Himachal Pradesh,
à 500 kilomètres au nord de Delhi. En 1964,
soit cinq ans après la fuite du Dalaï-lama,
on estimait la population réfugiée tibétaine à 40 000
personnes vivant en Inde, 11 000 au Népal, 6 700 au
Sikkim et 3 000 au Bhoutan.
Ces différents pays doivent faire face à ces arrivées
massives de réfugiés qui ont franchi l’Himalaya dans
des conditions souvent précaires et se retrouvent
dans un état de dénuement extrême. En Inde, pays
non-signataire de la Convention de Genève sur les
réfugiés, les réfugiés politiques tibétains peuvent cependant
compter sur l’aide du gouvernement qui
sera totalement instrumentale dans le succès de leur
réhabilitation.
Cette phase de réhabilitation débute réellement à
la suite de la guerre sino-indienne de 1962 lorsque
le gouvernement indien et le pouvoir tibétain se
rendent compte que l’exil des Tibétains durera plus
longtemps que prévu. Ainsi, une solution permanente
est recherchée pour réinstaller les réfugiés et
leur allouer des terres dans différents États indiens
où des habitations et des infrastructures sociales et
éducatives sont construites. Aujourd’hui, ces camps
ressemblent plus à des villages qu’à des camps de
réfugiés. Ils sont au nombre de 35 en Inde, 10 au
Népal et 7 au Bhoutan. Ces camps ont permis aux
Tibétains de recréer en exil leur organisation socio-
Le parcous d’un peuple exilé
Thomas Kauffmann est directeur d’une ONG de développement à
Luxembourg. Docteur en anthropologie de l’université d’Oxford,
il est l’auteur de « The Agendas of Tibetan Refugees » (Berghahn
Books 2015) sur les relations entre les réfugiés tibétains et les ONG
occidentales.
Thomas
Kauffmann
Elles seront
sévèrement
réprimées sous les
yeux et les caméras
de visiteurs
occidentaux et
feront ainsi la
couverture des
médias dans le
monde entier.
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politique et surtout culturelle. De nos jours, certains
de ces camps, et principalement Dharamsala, sont
visités par des milliers de touristes qui viennent découvrir
ce que certains voient comme le « petitTibet
» et le considèrent comme une version idéalisée
de la société et culture tibétaines.
La situation des réfugiés s’améliorera rapidement après
les temps difficiles des débuts de l’exil. À la fin des années
1960, différents camps sont auto-subsistants, ne
dépendant plus de l’aide extérieure pour leur survie3.
La phase de développement
À la fin des années 1970, les réfugiés tibétains se
trouvent à un tournant de leur histoire. Si leur survie
est garantie par l’autosuffisance des différents camps,
les réfugiés ont encore besoin de l’aide internationale
pour garantir leurs deux objectifs principaux car les
organisations qui les ont aidés jusqu’à présent se sont
en effet pour la plupart retirées. L’administration tibétaine
comprend alors qu’elle devra s’adapter aux
attentes du monde du développement pour pouvoir
planifier le futur de la communauté en exil et pour
cela, elle fait appel à un expert américain en finance
et développement qui établira un brillant plan stratégique
et opérationnel. En le suivant, l’administration
tibétaine se place comme un partenaire local
sérieux et stable des ONG et organisations internationales,
apte à capter leurs fonds et à répondre à
leurs exigences …
Parallèlement, des faits importants à la fin des années
1980 et 1990 vont capter l’attention internationale,
et notamment occidentale, et augmenter encore l’aide
aux réfugiés tibétains. Ces faits sont l’abandon par le
Dalaï-lama des revendications d’indépendance de son
pays, présenté devant le Congrès des États-Unis en
1987 et devant le Parlement européen à Strasbourg en
1988. La réception du Dalaï-lama par les États-Unis
va créer au Tibet un vaste mouvement d’espoir et des
manifestations spontanées sont organisées à Lhassa.
Elles seront sévèrement réprimées sous les yeux et les
caméras de visiteurs occidentaux et feront ainsi la couverture
des médias dans le monde entier. Ces troubles
et manifestations dureront deux années durant lesquelles
Lhassa ainsi que toute la région autonome du
Tibet seront placées sous loi martiale. Le Dalaï-lama
répond à ces soulèvements par la non-violence, une
position qui sera récompensée par l’octroi en 1989 du
Prix Nobel de la Paix.
Plus tard, au milieu des années 1990, deux superproductions
hollywoodiennes, « Seven Years in Tibet
» et «Kundun » relancent et renforcent la prise
de conscience internationale du problème tibétain,
ainsi que l’aide aux réfugiés.
Ces différents événements catalysent l’aide aux réfugiés.
C’est grâce à cette aide et à celle de l’Inde que
les Tibétains connaissent un développement économique
et ont réussi à établir un gouvernement en
exil efficace et reconnu, ainsi qu’à ré-établir leur religion
en exil, et à développer l’apprentissage de leur
langue et de leur culture grâce à un système éducatif
qui leur est destiné. De plus, les Tibétains ont réussi
à éviter les écueils d’un traumatisme et d’une dépression
collectifs qui touche nombre de populations de
réfugiés. Certains observateurs n’hésitent pas à qualifier
cette phase de développement de « renaissance de
la civilisation tibétaine » (Fürer-Haimendorf 1987).
La phase de globalisation
Après les manifestations de la fin des années 1980 au
Tibet, les officiels tibétains et américains projetèrent
de faire entrer aux États-Unis un certain nombre de
réfugiés4. Ce premier exode de 1 000 réfugiés a lancé
ce que beaucoup de Tibétains et d’experts craignaient
comme pouvant entraîner un exode massif des Tibétains
installés en Asie vers les pays plus riches. Depuis
la fin des années 1990, une sorte de deuxième
migration – pour raisons économiques cette fois –
vers des pays occidentaux place les dirigeants de la
communauté tibétaine en exil face à de nouveaux
défis et devant le risque de voir la désintégration de
la communauté.
L’engouement pour partir à l’Ouest ne s’est pas démenti
depuis. La réussite matérielle des Tibétains qui
sont partis varie d’un individu à l’autre, mais en général,
beaucoup sont en mesure d’aider leur famille
dans les camps d’Asie du Sud et ainsi améliorer alors
en grande partie leur quotidien. Il est maintenant
très fréquent de voir dans les camps tibétains des
maisons de standard de classe moyenne indienne.
La phase de « globalisation » n’est pas seulement marquée
par l’exode des Tibétains vers les pays occidentaux,
mais aussi par le développement matériel de
l’ensemble de la communauté. Comme on l’a vu au
cours de la phase de « développement », le soutien
international pour les Tibétains s’est intensément
multiplié dans les années 1990 et la situation matérielle
de la communauté s’est dès lors très amplement
améliorée : un véritable « État providence » a pu être
développé par l’administration tibétaine, avec une
scolarité gratuite, les soins de santé, les soins aux personnes
âgées, les prêts pour des études supérieures, et
bien plus encore.
La phase de « globalisation » est donc caractérisée
par une amélioration, encore plus nette que durant
la phase précédente, des conditions matérielles des
réfugiés tibétains, ainsi que d’une profonde transfor-
Les réfugiés ne
se voient réfugiés
que par rapport
à un foyer perdu
fantasmé au cours
du temps et qu’ils
espèrent retrouver
un jour ou l’autre.
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mation de la communauté elle-même. Par exemple,
beaucoup de jeunes quittent la communauté pour se
réinstaller dans un pays occidental ou travailler dans
les grandes villes indiennes. Ou encore, les populations
ethniques tibétaines des régions limitrophes du
Tibet, sont attirées par les possibilités offertes par le
succès des réfugiés et rejoignent leurs écoles, monastères
et hôpitaux, créant ainsi de nouvelles formes de
migration. Et bien plus de transformations qui pourraient,
à elles seules, faire l’objet d’autres articles.
Un exemple à suivre
Le succès des réfugiés tibétains est avant tout économique
et culturel (et non politique car ils n’ont toujours
pas repris leur pays) et unique. Bien évidemment,
tous les réfugiés ne passent pas par les mêmes
phases de développement.
Alors que se développent des discours alarmistes et
parfois même extrémistes, au sujet « d’une invasion
de réfugiés » ou de « dangers pour l’avenir », il est
important d’appréhender l’histoire de ces exilés tibétains
pour éclairer la situation actuelle en Europe.
Ce qu’il est essentiel de retenir est que la situation
des réfugiés n’est jamais une donnée fixe et irréversible
mais est, au contraire, toujours un processus en
évolution : le pays d’exil peut changer au fil de l’histoire
du réfugié, car, comme le disent les Tibétains,
« qu’on soit réfugié en Inde ou en Europe ne change
rien à l’exil ». Par ailleurs, l’on peut aussi changer
de statut de migration et transformer son statut de
réfugié politique en celui de migrant économique. Il
semble primordial de disposer, dès le début de l’exil,
d’un soutien financier et bienveillant qui puisse garantir
un développement solide et pérenne, pour le
bénéfice des réfugiés mais également, par extension,
pour les populations qui les accueillent.
De plus, ce qui caractérise principalement les réfugiés
c’est le « myth of home », comme l’a montré
Zetter5 : les réfugiés ne se voient réfugiés que par rapport
à un foyer perdu fantasmé au cours du temps et
qu’ils espèrent retrouver un jour ou l’autre. À l’heure
où les ONG occidentales lèvent des fonds en rappelant
que de nombreux européens étaient réfugiés durant
la Deuxième Guerre mondiale, il est important
de se rappeler que l’exil parfois fatal qu’entreprend
une personne ne se fait en aucun cas dans l’enthousiasme
mais dans la contrainte et que le foyer original
cristallise l’éternel espoir du retour. Ces éléments
devraient donc nous permettre de repenser les phénomènes
migratoires actuels d’une façon différente
et certainement plus apaisée. u
1 Voir par exemple Goldstein 1989.
2 Le « gouvernement tibétain en exil » n’est reconnu officiellement
par aucun pays au monde. Il porte le nom officiel d’administration
centrale tibétaine (« Central Tibetan Administration », CTA) qui a
le statut d’association selon les lois indiennes. La CTA est toutefois
organisée comme un gouvernement, avec sept ministères et un premier
ministre (voir le site de la CTA : http://www.tibet.net/en/index.
php?id=9).
3 Voir par exemple Conway 1975.
4 Voir par exemple Rinchen Dharlo 1994.
5 Zetter, R., 1999, « Reconceptualizing the Myth of Return: Continuity
and Transition Amongst the Greek-Cypriot Refugees of 1974 »
in : Journal of Refugees Studies, 12(1): 1-22.
Des réfugiés tibétains arrivent au camp de Missamari en Inde en 1959 ( © The Tibet Relief Fund).

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