Confiance et la lutte contre les inégalités

Le rôle de l’économie sociale et solidaire

Les formes de solidarité et de réciprocité, de propriété et de gouvernance collectives qu’incarnent les organisations d’économie sociale1 ont existé depuis toujours. Elles mobilisent les potentiels de la société civile, dont elles sont issues, et les rendent opérationnels sous forme de production de biens et services reposant sur la connaissance réciproque, l’échange et la solidarité entre les personnes. Elles fabriquent ainsi de la confiance, «sans laquelle la société tout entière se disloquerait», selon l’expression de Georg Simmel2. Ces formes d’organisation collectives ont été particulièrement marginalisées avec la naissance du capitalisme, fondé sur la propriété privée et sur la société par actions, qui a assuré son expansion. Cette évolution s’est couplée avec le processus d’individuation: dans nos civilisations occidentales, l’individu et la réalisation de soi ont permis l’autonomisation des personnes, leur liberté de vivre et d’entreprendre dans une prise de distance avec les liens communautaires, qui se sont affadis.

Les modèles d’organisation de l’économie sociale ont été dominés, mais pas éliminés. Il est possible que les transformations majeures que nous vivons −technologiques (numérique), démographiques (vieillissement, solitude), écologiques (préservation des ressources naturelles et adaptation au changement climatique), mondialisation – conduisent à les reconsidérer non comme des solutions résiduelles, mais comme des formes d’organisation susceptibles de fonder un développement soutenable et mobilisant un ensemble des potentialités. Il s’agit non seulement du capital, mais aussi du travail et des apports qui pourraient s’articuler dans une vision plurielle de l’économie3.

En ce sens, l’économie sociale et solidaire rejoint le combat des communs4 et des formes de l’économie collaborative qui pratiquent réellement le partage. Circuits courts de producteurs à consommateurs, logiciels et semences libres, habitat collectif, monnaies locales, énergie décentralisée, communautés de logiciels ouverts, espaces communs de travail,… articulent des innovations technologiques majeures et les besoins pour préparer notre économie et notre vivre ensemble de demain. Ces nouvelles formes d’économie trouvent des alliances naturelles avec les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Encore faut-il que ces dernières aient conscience que le monde bouge autour d’elles et qu’elles ne succombent aux appels à «l’hybridation» et au «changement d’échelle» qui leur sont faits qu’en toute conscience de leurs spécificités qui sont fondées sur la gouvernance collective, la réciprocité et la profitabilité limitée.

La double capacité de l’ESS pour lutter contre les inégalités

Depuis 40 ans, nous avons employé continuellement le terme de crise pour désigner d’incessantes périodes d’adaptation de notre économie. Nous comprenons désormais que les mutations sont majeures. Si les causes, les conséquences, les formes, les effets diffèrent selon les pays, l’absence de solution universelle mérite qu’on s’attache au rôle particulier que joue l’économie sociale et solidaire (ESS) pour lutter contre les inégalités qui naissent de ces crises perpétuelles. Il n’y a certes pas de définition atemporelle de l’ESS. Celle-ci a par ailleurs ses points faibles et doit sûrement mieux renaître de sa critique. De tout temps, elle a fait preuve d’une double capacité essentielle5: elle construit des solutions différenciées à la fois de court terme pour répondre aux urgences et de long terme pour préparer une économie de demain.

On sait que l’économie sociale et, notamment sa composante associative, a toujours apporté des réponses en période de crise. «Fille de la nécessité», l’ESS met en œuvre des solutions d’urgence (banques alimentaires, maintien de services dans des zones désertifiées, etc.) et de réparation des exclusions sociales créées par la crise (soutien scolaire, entreprises d’insertion, etc.). L’ESS a aussi inventé de façon permanente de nouvelles formes volontaires et collectives de mutualisation des risques et de protection contre les aléas de la vie, sous forme de coopératives (y compris bancaires), de mutuelles de santé,… Elle répond à des besoins que ni l’État, ni le marché, ni l’aide caritative ne peuvent traiter à eux seuls.

Alors que l’Europe connaît l’austérité et est confrontée à l’explosion de la violence et des migrations, elle perdrait au change à ne considérer que la capacité réparatrice de l’économie sociale. Les multinationales cherchent des partenariats innovants avec des acteurs de terrain, ONG, entreprises sociales et PME. Les collectivités locales cherchent à favoriser la dissémination de ces nouvelles activités, pour que les citoyens puissent vivre dans leur territoire et éviter l’exclusion. L’ESS est un moteur de nouveau développement et de transformation sociale, en phase avec le modèle de développement de l’avenir: revalorisation de la proximité dans la globalisation, qualité des relations (tangibles et intangibles), RSE, réconciliation avec l’éthique (recherche du juste ET du bien, principes nommés et partagés par des groupes sociaux).

«Les scénarios de sortie de crise sont intrinsèquement liés à la reformulation d’une stratégie globale de régulation du capitalisme, avec et au-delà des États. C’est ici que la notion de «confiance» prend tout son sens. L’efficience même du marché suppose l’existence de liens de coopération fondés sur la confiance mutuelle. Mais, laissé à lui-même, le marché défait les principes de civilité nécessaires à l’établissement de ce que Durkheim nommait «une conscience morale». Par là même, il sape les conditions de son propre fonctionnement. Face à cela, les États sociaux sont appelés à jouer un rôle décisif; mais confrontés aux contradictions de l’action bureaucratique, à l’affaiblissement de leur souveraineté par la mondialisation et à la mise en concurrence de leurs systèmes sociaux, ils ne peuvent assumer seuls le rôle qui leur est dévolu. Il y a donc un enjeu crucial à redonner toute sa force aux liens de confiance dans la société 6».

L’ESS doit donc être promue non pas comme un «tiers secteur» fonctionnant dans une logique de niches, mais comme une forme de l’économie de marché dans laquelle la répartition de la valeur ajoutée se fait avant la fabrication du résultat, et non seulement par redistribution fiscale et mécénat7. Au-delà des «entreprises sociales», aux contours encore flous, le rôle spécifique des groupements de personnes qui, depuis des décennies, suscitent la mobilisation économique des acteurs, doit être promu. Il n’y a pas de résultat sans processus. Les processus spécifiques des formes a-capitalistes d’entreprises, dont celles de l’économie sociale, doivent être reconnus et encouragés.

Vigilance de l’ESS sur les logiques à l’œuvre

Des invitations à l’hybridation et au changement d’échelle sont lancées à l’ESS. Il devient d’ailleurs courant d’entendre que les frontières s’estompent entre le public et le privé et que l’ESS a fait tache d’huile. Une nouvelle vague d’investisseurs « d’impact » proclame qu’il n’y a pas de contradiction entre le développement du «social» et du «marché», au contraire8: les entreprises sociales (qui n’ont pas eu jusqu’à présent la taille et la surface financière nécessaires) vont s’inspirer des méthodes du business, pour savoir prendre des risques et, ainsi, traiter les problèmes sociaux à plus grande échelle. Du côté des politiques publiques, on s’intéresse de plus en plus à l’ESS comme délégataire de service public. L’ESS est en fait confrontée à trois types de logiques, qui emportent chacune une conception de ses rôles et place: une logique de marché, une logique de délégation de service public et une logique de société civile pair-à-pair.

L’ESS dans la nouvelle donne du marché et la réforme du capitalisme

Le capitalisme renaît en permanence de sa critique et certaines sociétés commerciales, pour des motifs diversifiés (RSE, social business, marché des pauvres dit «Bottom of the Pyramid»), cherchent soit à aborder le marché mondial des pauvres, soit à réduire leurs externalités sociales et environnementales négatives, soit encore à nouer des partenariats avec des organisations de la société civile pour une plus grande capacité d’innovation. Les modèles économiques changent, par ailleurs:le partage de services remplace le modèle de la propriété des objets consommés, l’expansion du numérique conduit à une révolution industrielle où la production n’est plus centralisée en usine, mais réalisée par des personnes de moins en moins liées par des liens salariaux. Le tout dans un contexte, selon les opinions, de «panne» de productivité et de croissance ou de recherche de nouveaux modèles de développement, dans un contexte de mondialisation, de pression entre et par les pays émergents. Des géants mondiaux dominent les États et les territoires, sans toujours leur payer d’impôts, redistribuant eux-mêmes les profits dans un capitalisme netarchique9 et une nouvelle venture philanthropie.

L’«impact investing» recherche des «investable social enterprises» dans de nouvelles logiques de partenariats publics/privés; le rapport que le G8 lui a consacré met en avant «le cœur invisible du marché»10. John Hope Bryant11 propose, lui, de prendre modèle sur Lincoln qui voulait poursuivre l’émancipation des esclaves avec une «Freedman’s Bank»: dans un plan Marshall moderne, les banques, en proposant leurs services aux travailleurs pauvres et aux franges les plus basses de la classe moyenne leur permettraient de libérer leur potentiel actuellement inexploité et, ainsi, sauveraient le capitalisme.Dans ce nouvel environnement, l’économie sociale est vue prioritairement sous l’angle de la dimension «sociale» de ses entreprises, dans laquelle il devient possible et souhaitable d’investir, avec de nouvelles logiques de partenariats publics/privés: une des conditions est de pouvoir mesurer (et pas seulement d’évaluer) le social et l’environnement, notamment pour demander à l’État de rembourser la perte de rendement acceptée par les financiers qui y investissent.

Dans cette logique, les acteurs de la « social venture »

jouent un rôle de détecteur et des intermédiaires assurent la canalisation des marchés financiers vers les organisations sociales. L’ESS est payée sur le mode du «pay-for-success». Les questions de gouvernance n’affleurent pas ou peu et l’ESS se démarque difficilement des nouvelles formes hybrides d’entreprises qui répondent à ces nouvelles stratégies:B-Corps, L3C, profit-for-purpose societies, SOSE (société à objet social étendu), …

L’ESS dans la nouvelle donne publique

Les États, appauvris et endettés, cherchent non plus seulement à déléguer certaines de leurs anciennes prérogatives à des intervenants privés, mais aussi un relais de la part des investisseurs privés dans un marché des investissements sociaux. L’État devient «investisseur social, héritier de l’État providence12» et raisonne en «portefeuille de projets13». Par ailleurs, l’échec des pays socialistes et des administrations bureaucratiques a conduit à recourir à des méthodes de management d’entreprise pour tenter de mieux résoudre les questions sociales.

La régulation des biens publics et des services d’intérêt général, notamment des services sociaux, se joue désormais dans un système concurrentiel, avec des obligations de service public pour les plus démunis. L’État gendarme fait respecter ces obligations. Dans ce schéma, le financement public, comme le don, sont assimilés à des investissements, dans une approche qui fait penser au «capital risque»: stratégie de sortie de la part de l’investisseur et mesure de l’impact, donc «reporting» et «rating» selon des méthodes nouvelles. Les «social impact bonds» permettent aux investisseurs privés de préfinancer des actions jusqu’alors prises en compte par l’État, dans de nouveaux contrats avec les organisations de l’ESS.

L’ESS est essentiellement vue dans sa capacité réparatrice. Sa capacité de mobilisation citoyenne et de création de mixité sociale s’affaiblit. Elle est «mandatée» par les pouvoirs publics et travaille dans une relation de commande publique.

L’ESS dans la nouvelle donne société civile et pair-à-pair/biens communs

La société civile réagit à la difficulté de deux façons au moins: par la protestation et le vote extrême, mais aussi en (ré)inventant sans cesse des formes d’entraide et de protection sociale volontaires. C’est bien ce à quoi on assiste: les banques du temps se développent, ainsi que les revendications sur les biens communs, tangibles (les ressources naturelles) et intangibles (logiciel libre). On parle de nouvelles coopératives ouvertes de travail et de vie. L’essor des monnaies locales, complémentaires aux monnaies nationales et à l’Euro est partout avéré. Économie collaborative, économie du partage, économie pair-à-pair, économie de l’accès ont le vent en poupe. Cette économie se fonde sur «de nouvelles manières de produire et/ou de distribuer de la valeur d’échange et/ou d’usage basées sur des interactions en réseaux agissant à travers des outils numériques et animés le plus souvent par des personnes «libres», non assujetties à des relations salariales»14.

L’ESS est une alliée naturelle de cette économie de partage. En effet, elle a l’habitude de raisonner et d’agir en propriété collective (organisation sans propriétaire individuel), propriété inaliénable, partie de la valeur ajoutée mise en réserves impartageables, distribution du profit nulle ou limitée, réinvestissement dans le projet social,… Les groupements de personnes qui la constituent reposent sur une gouvernance démocratique et souvent une double qualité:la personne est à la fois salariée et actionnaire, ou encore citoyen et consommateur15. L’ESS est donc bien placée pour participer aux articulations pertinentes entre les différentes logiques à l’œuvre, marchandes et non marchandes, systèmes propriétaires et systèmes ouverts pour une économie «sociale» fondée sur la connaissance, l’éducation et la formation. Elle peut aussi manœuvrer pour que les nouveaux collectifs ne soient pas captés par les plus agiles ou bien portants ou ceux qui ont la chance de vivre dans des contrées plus douces; elle doit promouvoir une vision solidaire des communs.

En matière de finance, enfin, alors qu’il y a de moins en moins de financeurs de long terme16 et qu’ils utilisent des outils financiers orientés vers le court terme17, l’ESS est bien placée pour proposer:

-l’introduction de critères de long terme et de «bien commun» ou d’intérêt général dans les systèmes de «rating» et de choix des investissements;
-la gouvernance des marchés financiers, avec des acteurs de la finance patiente, d’intérêt général, de finances solidaires et de proximité;
-les articulations entre monnaies européennes/
nationales/locales, complémentaires.

L’ESS constitue à la fois une politique et une pratique, elle promeut l’économie comme une science expérimentale, sociale et prudente. Si elle n’est pas la panacée, on aurait tort de s’en passer pour prévenir les inégalités de toutes natures et lutter contre elles, sans la cantonner à un rôle de réparation sociale et en poussant son pouvoir de transformation. Il lui incombe aussi de ne pas se contenter de réclamer la reconnaissance «par le haut», qu’elle mérite certes, mais qui ne saurait se gagner sans la reconnaissance «par le bas», de ceux qui ont le plus besoin de partage et solidarité.

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