«Toujours ici, mais toutefois là-bas»

Quatre questions posées à Mihaela Nedelcu, professeure associée à l’Université de Neuchâtel, concernant les impacts des nouvelles technologies de communication sur la réalité sociale des migrants

La mondialisation a profondément changé nos relations sociales et dans ce contexte, vous parlez d’un «néo-cosmopolitisme» ainsi que de nouvelles formes d’être dans un «imaginaire cosmopolite». En quoi consistent ces idées et quels sont les enjeux?

Mihaela Nedelcu: Le cosmopolitisme est une idée à laquelle de nombreux philosophes ont rendu hommage, et ceci depuis l’Antiquité. Il est invoqué par différents auteurs comme une condition socioculturelle, une philosophie ou une vue sur le monde imprégnée par des valeurs universalistes et humanistes. Il fait aussi référence à un projet politique de construction d’institutions transnationales, un projet culturel de reconnaissance des identités multiples, une attitude ou une disposition de s’engager avec et dans le monde, ainsi qu’une compétence d’être d’ici et d’ailleurs à la fois.

Si je parle de néo-cosmopolitisme, c’est pour mettre davantage en exergue un processus à l’œuvre depuis plusieurs décennies, qui s’est déclaré dans le sillage de la mondialisation pour s’accélérer significativement avec la révolution numérique et qui prend la forme d’une cosmopolitisation de la réalité sociale. C’est-à-dire, de nos jours, le quotidien de tout un chacun est façonné par une conscience de l’Autre et du monde qui s’impose à nous, indépendamment de notre capacité à se projeter (ou non) comme «citoyens du monde». Quand nous choisissons de consommer local, de voter à droite ou de joindre sur les réseaux sociaux la campagne «Je suis Charlie», nous le faisons en raison de l’injonction de ce processus dans nos vies de tous les jours. Le sociologue allemand Ulrich Beck fait une distinction très importante entre cosmopolitisme et cosmopolitisation, soit entre philosophie et pratique1. Il rend attentif sur le fait qu’aujourd’hui, la réalité devient cosmopolitique sans que ce soit un choix ou une décision consciente de la société.

Selon lui, il existe aujourd’hui des formes de cosmopolitismes qu’on peut qualifier de latents, d’inconscients, de passifs, qui apparaissent comme des conséquences secondaires de la mondialisation, de l’économie et du commerce mondiaux, ainsi que des risques qui se globalisent et qui nous concernent tous (tels que le terrorisme, les catastrophes environnementales ou les crises financières). Cela ne revient absolument pas à croire que nous sommes (tous) devenus des «citoyens du monde» ou des individus transnationaux; mais plutôt de reconnaître que cette dimension globale est constitutive des rapports sociaux et des dynamiques sociales à l’échelle locale.

D’ailleurs, ce processus de cosmopolitisation touche tous les acteurs sociaux, tout en donnant lieu à des dynamiques contradictoires: d’une part on constate l’émergence de nouvelles formes de mobilisation et de solidarité, par-dessus les frontières étatiques (le mouvement des indignés ou les nouvelles formes d’une économie de partage – telles le crowdfunding, le covoiturage, les gratiferias, etc. – en sont des exemples); d’autre part, il y aussi un repli marqué sur l’identité nationale et des formes d’extrémisme et de radicalisation qui font revivre des particularismes culturels, tout en se nourrissant également des processus globalisants.

Les nouveaux moyens de communication en ligne permettent aux migrants de rester en contact avec leur famille et amis. Dans ce contexte, l’enjeu pour les sciences sociales, est de décloisonner l’optique nationale – que les critiques ont qualifié de «nationalisme méthodologique» – pour la rendre sensible au jeu d’échelles et rendre compte des processus sociaux qui sont de moins en moins contenus dans les limites (territoriales et analytiques) des États-nations.

Qui est pour vous le «migrant online»?

M.N.: Le «migrant online» représente pour moi le personnage central de la modernité réflexive, quintessence des mutations sociales à la croisée des chemins de l’homo mobilis et l’homo numericus. Il est l’idéal-type, dans le sens weberien du terme, de l’acteur social d’un monde en voie de cosmopolitisation, qui sait tirer profit de ses mobilités et des possibilités offertes par les technologies de l’information et de la communication (TICs) pour vivre en prise avec des univers sociaux multiples et interconnectés.

Les exemples sont nombreux et très suggestifs. Des recherches analysant l’impact des TICs sur les processus migratoires dans le cas des professionnels et des scientifiques roumains ont montré par exemple que les «migrants online» sont des pionniers de nouvelles «façons d’être» dans le monde, qui se nourrissent d’un processus de panachage des modèles culturels2. Les TICs permettent aux individus de multiplier leurs ancrages, de s’approprier des valeurs cosmopolites, de développer des biographies déterritorialisées et d’agir à distance en temps réel. C’était le cas de nombre d’informaticiens roumains établis à Toronto que j’ai interviewés et qui avaient développé une vraie capacité à se projeter dans la société d’accueil et de s’approprier ses codes culturels bien avant d’émigrer, mais aussi de s’ancrer dans une culture de la mobilité nourri par des référentiels socioculturels pluriels.

D’autre part, les TICs préservent aussi les racines identitaires des migrants. Ceux-ci peuvent défendre des valeurs particularistes et continuer à s’identifier à une culture d’origine, tout en habitant le monde.

Une e-diaspora scientifique roumaine a pu voir le jour grâce à une mobilisation exemplaire à travers une plateforme web3 qui a permis de créer un modèle participatif nouveau, dans une sphère publique transnationale. Une agora virtuelle (formée du site web, d’un groupe de discussion sur yahoo et d’un groupe Facebook) a permis la rencontre et l’échange entre des chercheurs du pays et de l’étranger. Cette mobilisation virtuelle, doublée de la création d’une ONG enregistrée en Roumanie, a conduit à la mise en place d’actions concrètes en faveur de la réforme de l’éducation et de la recherche dans le pays d’origine, faisant d’Ad-Astra un acteur reconnu de la société civile roumaine.

Comment les TICs affectent-ils les relations familiales?

M.N.: Je vais vous répondre en vous donnant pour exemple les propos d’une grand-mère qui passe sa retraite entre la Roumanie, où vivent son mari et une partie de leur famille, et Toronto, ville où s’est installée sa fille. «Ma vie est aujourd’hui menée à travers Skype et Internet. Quand je suis ici [au Canada], j’ai besoin de savoir ce qui se passe à la maison, être rassurée que mon mari et mes autres enfants vont bien. J’ai besoin de lire les journaux roumains [en ligne] tous les matins et être au courant de tout. Mais quand je rentre à la maison, je vis à l’heure canadienne. Je passe des heures sur Skype… d’abord avec ma fille… quand elle est à la maison, on est connecté sur Skype en continu; on cuisine ensemble, on prend le café ensemble, et c’est comme si la distance n’est plus là. Avec ma petite fille aussi, on se parle tous les jours et parfois, je l’aide avec ses devoirs pour l’école. C’est ça ma vie d’aujourd’hui. Toujours ici, mais toutefois là-bas. Ou vice-versa.»

Les formes multiples de communication instantanées et quasi-gratuites ont transformé le quotidien des familles transnationales et cela fait une énorme différence par rapport à l’époque où les communications étaient restreintes à l’échange de lettres, de cassettes audios et video, ou aux appels téléphoniques internationaux, souvent très onéreux. Cela ne remplace pas bien sûr la sociabilité en face-à-face, mais on peut réellement créer d’autres manières d’être ensemble et de faire des choses ensemble, à distance. C’est à ce titre que je parle de nouvelles «routines de co-présence ordinaire», médiatisées par les TICs. Ce n’est peut-être pas (encore) le cas de tous, car il y a encore de fortes disparités d’accès aux TICs entre les régions du monde; si on regarde toutefois ce qui se passe aujourd’hui dans les camps des réfugiés, où les cartes SIM sont très convoitées pour notamment communiquer avec les membres de la famille dispersée, on se rend compte de l’importance cruciale que ces formes de coprésence acquièrent dans les familles transnationales.

Quel est selon vous l’impact des TICs sur le sens de l’appartenance?

M.N.: On revient ici sur le sujet qui a ouvert notre conversation. En effet, les TICs et Internet en particulier, contribuent à façonner un imaginaire cosmopolite et à l’émergence de nouvelles manières d’être et d’appartenir dans un monde d’interconnexions et d’interdépendances dans lequel les frontières entre mobiles et sédentaires, migrants et non-migrants, s’estompent progressivement. Ils ont transformé la façon dont l’individu se rapporte au monde. Les processus de socialisation changent à grande vitesse, les jeunes générations grandissent avec des référentiels pluriels et les théories territoriales de l’identité sont mises à mal par ces changements. Les TICs permettent également l’expression d’identités fluides, plurielles, composées, fragmentées, déterritorialisées. Pour certains, elles créent le sentiment de devenir des acteurs cosmopolites dans ce monde globalisé; pour d’autres, ce même phénomène équivaut à une perte de repères, à un affaiblissement des fondements identitaires, qui ne peut être compensé que par un repli sur soi.

Merci pour cet entretien!

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