- Gesellschaft, Kultur
L’acteur culturel: passeur ou contrebandier?
Notes de lecture. Jean Hurstek, Cultures des lisières. Éloge des passeurs, contrebandiers et autres explorateurs, Place Publique, Editions du Cerisier, Mons 2016.
Jean Hurstel est incontestablement l’un des acteurs culturels qui a puissamment marqué, par ses écrits et par son action, les quarante dernières années de la politique culturelle française. Comme, par ailleurs, c’est un «homme-frontière», par ses origines et par ses convictions et engagements, son influence est aussi sensible dans le SarreLorLux, en Belgique et dans les institutions culturelles internationales telles que l’Union européenne ou le Conseil de l’Europe.
Mais, au-delà d’une biographie particulièrement riche de l’auteur, qu’est-ce qui fait l’intérêt de ce dernier livre de Jean Hurstel?
Jean Hurstel nous fait revivre, dans un style et un langage ne ressemblant en rien à la langue de bois et au langage formaté des managers et technocrates culturels d’aujourd’hui, son parcours de «travailleur culturel», d’«animateur socioculturel», avec ses débats et ses actions sur la démocratisation de la culture et la démocratie culturelle, sur la décentralisation et sur la formation permanente, sur l’ouverture des frontières, sur les nouveaux espaces culturels, sur les nouveaux enjeux et sur les cultures émergentes, etc. C’est là que Jean Hurstel a pu jouer pleinement son rôle de «passeur». Mais il dut aussi se faire «contrebandier», p.ex. sur la friche de La Laiterie à Strasbourg, sur l’action artistique et culturelle dans les banlieues et quartiers métissés de nos villes, sur la création d’une relation féconde entre l’institution de la Culture et les cultures dites populaires: «Je pense que toute randonnée culturelle, toute politique culturelle, devrait tenir compte du principe qu’il faut deux pieds, un pied dans l’Histoire de l’Art, la création artistique, sa diffusion, mais le 2e résolument ancré sur les terres autres, celles de la diversité et de l’imaginaire des populations démunies de nos périphéries urbaines, des populations au chômage dans les anciennes zones industrielles ou les zones rurales abandonnées».
Ce qui doit se trouver au centre de l’engagement de l’acteur culturel, c’est: apprendre à corriger sa vision et à ne plus considérer sa culture, ses représentations, ses valeurs, ses croyances comme la seule dimension possible du monde; offrir l’hospitalité à l’altérité ainsi qu’à la diversité culturelle et ne pas chercher la sécurité illusoire de la similitude et de l’entre-soi; jouir du plaisir de la rencontre avec des personnes vivantes; apprendre à explorer un territoire en ses replis secrets et ses questions sans réponse; faire de l’échange (du donner et du recevoir) le cœur de tout projet artistique et culturel; innover et inventer sans cesse des sentiers nouveaux (et éviter donc la reproduction et la répétition d’un «modèle», aussi éprouvé soit-il).
Nous touchons ici l’une des convictions fondamentales de Jean Hurstel. Aujourd’hui, plus que jamais, la culture ne s’écoule pas seulement de quelques grands «temples». Elle se crée dans des lieux investis par les humains. Il faut donc revendiquer la production et l’expression par tous d’imaginaires différenciés. Et il faut s’en donner les moyens, en favorisant la diversité des langages et expressions artistiques et culturels. Ceci en «accompagnant» ceux qui les manipulent, les tordent, s’en servent, c.-à-d. les artistes, les créatifs, les culturels, les animateurs, les acteurs et médiateurs. Bref, il faut constamment revendiquer le recours à la mise en forme artistique de l’imaginaire de tout un chacun. Une telle posture implique aussi la volonté de valoriser toutes ces productions artistiques qui donnent forme et sens aux imaginaires des gens qui sont exclus ou vivent en marge de nos sociétés!
C’est sans doute à La Laiterie de Strasbourg et au sein des Banlieues d’Europe que Jean Hurstel a pu mettre le mieux en pratique ses convictions autour de l’imaginaire, des zones de faille et de rupture, de l’ouverture à l’Autre et de la parole qui figurent sans doute parmi les ressorts essentiels de son action. Nous y retrouvons la démarche qui devrait être celle de l’acteur culturel: «ne pas imposer, ne pas instruire, ne pas commenter, mais entrer dans le processus vivant de la création. Parcourir une trajectoire. Et, de questions en questions, progresser, accompagner, ouvrir, s’ouvrir, parcourir un cheminement commun».
À La Laiterie, tout comme dans les villes et quartiers se retrouvant au sein des Banlieues d’Europe, on pouvait retrouver des projets qui font éclater les barrières entre l’art et le champ social, qui font appel à une capacité d’invention, d’imagination et de réflexion. Notre «horizon» est aujourd’hui trop souvent dominé par les contraintes de la vie quotidienne et encadré par une idéologie néolibérale qui font qu’il est plus nécessaire que jamais de redonner du sens et de la dignité à des personnes et à leurs cultures souvent niés voire exclus de ce système économique et financier mondialisé.
Ce que vise Jean Hurstel dans son action, ce n’est pas un «public» abstrait, mais l’Homme, «l’Homme debout, celui qui pense, imagine, boit, danse, rit, l’homme qui vit». Il n’est sans doute pas inintéressant pour les hommes et femmes politiques, mais aussi pour les artistes et acteurs culturels, engagés dans une démarche d’Assises culturelles et de Plan national de développement culturel ou encore dans la préparation de la Capitale européenne de la culture, en 2022, à Esch-sur-Alzette, de voir comment Jean Hurstel envisage la «politique culturelle»: «une politique culturelle nationale ou locale devrait s’orienter davantage sur la demande, susciter le désir, le plaisir d’une population que l’on dit indifférente à la culture. Une politique culturelle qui pourrait favoriser la participation, l’expression, l’imagination et la créativité d’une majorité de population exclue de l’offre culturelle institutionnelle. Inventer sans cesse de nouvelles démarches, prendre sans cesse de nouvelles initiatives selon l’espace où nous agissons, les cultures que nous rencontrons. Briser les clôtures qui séparent création, diffusion, réception. Mettre en œuvre un mouvement global, transversal où les rôles et les fonctions ne sont pas figés pour l’éternité. Où, selon l’évolution du projet, les spectacles sont diffusés, les artistes interviennent, où les fêtes s’organisent, car tout travail artistique est fête, où les questions politiques et sociales scandent la réflexion générale. Briser les clôtures qui séparent les cultures qui ont tendance à s’enfermer dans les traditions, la nostalgie, la répétition. Ouvrir les cultures à d’autres cultures dans un mouvement perpétuel».
Je ne peux que recommander la lecture de Cultures des lisières de Jean Hurstel qui, au-delà d’un parcours et d’une trajectoire singulières, nous confronte à quelques-uns des grands enjeux de l’action culturelle locale, nationale et internationale, autour de la question centrale qui est de savoir comment assurer l’égale dignité des hommes et des cultures.
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