La Consolatrice et ses visages multiples

Quelques réflexions autour de l’exposition «Notre-Dame de Luxembourg – dévotion et patrimoine»

Le musée en Piconrue de Bastogne thématise dans son exposition temporaire «Notre-Dame de Luxembourg – dévotion et patrimoine» différents aspects liés à la dévotion mariale pratiquée au Grand-Duché à travers plus de 200 objets différents: des images de dévotion, statues, médailles, drapelets, boules à neige, autels portatifs, cartes postales. Certains objets interpellent, car ils montrent le patriotisme teinté de religiosité tel qu’il s’est développé au Luxembourg. Ainsi, le musée d’ethnologie et d’art religieux populaire de Bastogne fait découvrir aux visiteurs une gravure sur bois parlante: elle montre Notre-Dame en-dessous de la question rhétorique Wie soll sech hier net schenken am Lëtzebuerger Land. Le caractère national de l’image est amplifié par un cimetière de guerre représenté sur sa gauche, ainsi que par un fermier et la Cathédrale sur sa droite. La gravure réalisée par François Gillon date de 1945 et fait référence à la protection de Notre-Dame lors de la Seconde Guerre mondiale.

C’est en effet pendant cette période que Notre-Dame s’impose en tant que totem national – et ceci conjointement avec la Grande-Duchesse Charlotte. Dans l’imaginaire de beaucoup de Luxembourgeois, un lien intime et quasi mythique se crée entre la Grande-Duchesse Charlotte et la Consolatrice des affligés, deux mères protégeant le peuple. Ce totem fusionnel se révèle donc en tant qu’agent identificateur du peuple luxembourgeois, qui unit les habitants et par lequel est affiché une volonté de résistance contre les nazis, mais qui protège aussi dans la vie après la mort. Ainsi, des souvenirs mortuaires sur lesquels figuraient à la fois Notre-Dame de Luxembourg mais aussi la Grande-Duchesse Charlotte étaient envoyés au front russe où beaucoup d’enrôlés de force décédaient.

Puis, pendant l’après-guerre, on fait appel à la Consolatrice des affligés pour symboliser l’indépendance nationale et la victoire des Alliés. L’exposition évoque cet aspect en mentionnant les cantiques O Mamm, Léif Mamm et Léif Mamm, ech wees et net ze soën et en les classifiant de «véritables prières nationales». Ce double caractère – patriotique et religieux – fait également partie de l’hymne national dans lequel on fait explicitement appel à la protection divine. Aujourd’hui, catholicisme luxembourgeois et famille grand-ducale font encore bon ménage, comme le montre la robe nuptiale fabriquée en soie et vison blanc offerte par la Grande-Duchesse Maria Teresa que la Vierge portait lors du mariage du Grand-Duc héritier Guillaume et de la Comtesse Stéphanie en 2012.

Marie et ses divers avatars

Dans cette vénération en contexte de guerre, Marie n’est donc pas uniquement la protectrice bienveillante, mais aussi la combattante victorieuse. Cette ambiguïté se reflète aussi au niveau iconographique: Notre-Dame affiche le symbolisme de la description de la femme de l’Apocalypse de Jean – avec la lune sous ses pieds, vêtu du soleil et entourée de douze étoiles – qui a pu s’enfuir devant l’«énorme Dragon rouge feu, à sept têtes et dixcornes» et qui protège son enfant en tant que mère courageuse.

Son iconographie est tout de même bien plus complexe et historiquement retraçable à des époques préchrétiennes. Selon l’historien d’art Hans Belting1, les traits soleil et lune parviennent de la déesse égyptienne Isis. Ils ont été transmis à Marie ainsi que les temples d’Isis dédiés à la mère de Jésus. L’idée qu’il existerait une mère de Dieu (Meter Theon) ne serait pas nouvelle elle non plus, mais s’est exprimée à travers la dévotion de la déesse Cybèle – fortement ancrée à Rome avant la christianisation. À l’époque, certaines Meter Theon incarnaient déjà le paradoxe de la mère-vierge, probablement pour souligner leur caractère divin. De plus, Kocku von Stuckrad, professeur en science des religions, y apporte une lecture astrologique. Selon lui, l’apocalypse de Jean est marquée par des références astrologiques, aussi bien dans son caractère numérologique que symbolique. En effet, les métaphores employées pour représenter la mère de Dieu reprendraient celles du signe zodiacal de la Vierge. Dans l’antiquité, celle-ci représentait la reine du ciel, une «accoucheuse cosmique», parce que le signe zodiacal de la Virgo se levait à l’Est en trigone, avec le Capricorne et le soleil, lors du solstice d’hiver. Ainsi, dans la nuit la plus sombre, elle apportait la lumière, la vie, elle annonçait des nuits plus courtes2. En chaussant nos lunettes d’historien, il est alors possible de découvrir qu’un principe divin peut en cacher un autre.

À côté de la Consolatrice, le musée présente différentes variantes de la mère de Dieu: celle de Montaigu, Kevelaer, Avioth et celle de Notre-Dame d’Arlon –rivales pour les commerçants, cousines pour les dévots. Face à la diversité des saints dans l’église romaine, qui eux peuvent se multiplier sous différents avatars, et face à la doctrine de la Trinité, on peut parfois douter du caractère monothéiste du catholicisme.

Un culte contre-réformiste

Que ce culte spécifique au Luxembourg fasse l’objet d’une exposition en Belgique ne paraît surprenant qu’à première vue. En effet, le musée s’explique à l’entrée: quand la Consolatrice des affligés est élue patronne du Duché de Luxembourg en 1678, celui-ci incluait la majeure partie de l’actuelle province de Luxembourg – champ d’action du musée – et donc aussi la Ville de Bastogne.

Pour comprendre l’expansion du culte, il faut donc remonter au XVIIe siècle, qui lui était marqué par un élan contre-réformiste. Bien que la dévotion mariale existât déjà au Moyen Âge, elle se consolida dès 1624 sous l’impulsion du père jésuite Jacques Brocquart, qui invitait les élèves du collège jésuite à attacher une image de la Sainte Vierge au pied d’une croix se trouvant au Glacis. Les jésuites, principalement, voyaient dans la dévotion mariale un instrument de contre-réforme et promouvaient fortement les pèlerinages mariaux. Faisant face à des conflits militaires, à la peste et à la famine, c’est également sous l’avis d’un père jésuite que le conseil provincial décide d’élire Notre-Dame en 1666 patronne de la Ville de Luxembourg, une fonction qui est symbolisée par la clef que porte la statue3. Ces pratiques religieuses populaires autour de Marie restent donc, en partie, le fruit d’une volonté de fer des jésuites de s’opposer aux valeurs des Lumières – e.a. celle de la démocratisation des savoirs – mais longtemps aussi une des pierres d’achoppement entre le protestantisme et le catholicisme. En y voyant une dévotion indiscrète, qui n’a pas ou peu de fondements scripturaires, les iconoclastes protestants se mettaient à dénoncer ces cultes dans leurs traités (ainsi Luther en 1521 et Calvin en 1543) et à détruire tympans, vitraux et statues comme en Flandre en 15664.

Négocier avec les agents spirituels

Ces cultes mariaux – décriés par les protestants, affirmés par les jésuites – constituent pour l’étude des cultures un champ d’intérêt tout aussi pertinent que celui du contexte dans lequel émergent ces dévotions. La logique magico-religieuse dans laquelle s’inscrivent les pratiques destinées à mobiliser une force transcendante en vue d’une amélioration de la santé ou autre but est certainement une des plus curieuses. Les images ex voto se trouvant dans la cathédrale de Luxembourg sont témoins des innombrables demandes faites à Marie. Dans ce contexte sont pratiquées de véritables négociations, des deals entre dévots et agents spirituels – car apparemment, les cadeaux du ciel ne sont jamais gratuits. De manière à intriguer, ceux-ci sont documentés dans De Marathon vum Glawen de Geneviève Mersch, contribution récente à la série routwäissgro5: une pèlerine explique dans le documentaire qu’elle avait fait la «promesse» à la vierge, que si elle «sauvait» son fils de deux ans du typhus, elle ferait un pèlerinage à Fatima. Un jeune homme raconte de son côté qu’il y a sept ans, sa mère souffrait d’un cancer. Dans le coma depuis six mois, «elle était quasi morte pour les médecins». Le fils avait alors fait cette «promesse»: «si tu guéris ma mère, je marche pieds nus jusqu’à Wiltz». Deux jours après, sa mère s’est réveillée du coma.

Tout de même, il y a aussi des demandes adressées aux saints à des fins très douteuses comme le documente le sociologue Dominique Camus et les ethno-historiens Yvan Brohard et Jean-François Leblond6. Dans les nuances grisonnantes des comportements quotidiens, selon un point de vue théologique, il est souvent difficile de distinguer clairement le domaine de l’orthopraxie et de l’hétéropraxie: les frontières entre religion et magie sont probablement souvent osmotiques. Et, ironie de l’histoire, c’est peut-être ce côté un peu mystérieux et labélisé «irrationnel» du catholicisme – 500 ans après le début de la Réforme – qui pourrait agir comme facteur d’attrait de cette religion rédemptrice au XXIe siècle. Une religiosité du non-mondain, à la fois mystique, orientée vers l’action et éloignée des discours qui réduisent des forces invisibles à des illusions et des autosuggestions. Tout comme le montre l’augmentation des demandes pour des exorcismes en Europe de l’Ouest 7.

Les médias populaires jouent également leur rôle dans la revitalisation de ce phénomène: Netflix vient de produire un documentaire sur le prêtre exorciste Martin Malachi (1921-1999) et RTL aborda également le sujet des exorcismes – de manière assez dilettante – en été dernier dans une émission Top Thema8. Même si nous observons une augmentation des pratiques évoquées, ces épiphénomènes ne vont très certainement pas conduire au grand retour du christianisme.

Les cultes populaires adressés à la Consolatrice restent cependant peu étudiés et ne sont abordés que de manière marginale dans le cadre de cette exposition, tout comme les pèlerinages lors de l’Octave et les débats autour de la reconnaissance des miracles attribués à cette femme peu ordinaire. Ceux qui voudraient en savoir plus sur ces thématiques peuvent consulter l’ouvrage accompagnant l’exposition, qui avec ses contributions d’auteurs comme Sonja Kmec, Georges Hellinghausen, Annick Delfosse, Cynthia Colling et Antoinette Reuter fait également preuve de la profondeur scientifique du travail du musée en Piconrue. Pourtant, il révèle lui aussi que les pratiques des dévots n’ont pas encore été analysées dans le cadre d’une étude ethnographique approfondie. Celle-ci devrait dépasser les outils analytiques des concepts de la représentation et de la croyance symbolique pour les élargir à des questionnements sur la pluralité ontologique dans laquelle naviguent les pratiquants, les différents mondes habités par les humains9. À travers son travail en général, le musée d’ethnologie et d’art religieux populaire fait tout de même la preuve qu’il sait aborder des sujets – pratiques de guérisseurs, miracles, mythes et art religieux populaire – souvent ignorés par la théologie académique et encore peu étudiés par l’anthropologie des religions.

 

1. Belting Hans, Bild und Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dem Gravure de François Gillon de 1945 faisant référence à la protection de Notre-Dame lors de la Seconde Guerre mondiale. (© Musée en Piconrue) Zeitalter der Kunst, C.H. Beck, 2004, p. 44f.
2. Von Stuckrad Kocku, Das Ringen um die Astrologie. Jüdische und christliche Beiträge zum antiken Zeitverständnis, De Gruyter, 2000, p. 596.
3. Cf. p.ex. l’article de Muriel Prieur ou de Georges Hellinghausen dans le catalogue accompagnant l’exposition : Pierre Sébastien (Ed.), Notre-Dame de Luxembourg. Dévotion et patrimoine, Édition Piconrue, 2016, p. 20, p. 36.
4. Boutry Philippe, « La spiritualité mariale » in : Lenoir Frédéric, Tardan-Masquelier Ysé, Encyclopédie des religions, Bayard, 2000, p. 679-686.
5. De Marathon vum Glawen, à voir sous http://tele.rtl.lu/emissiou- nen/documentaire-routwaissgro/lu/2_staffel/984658.html
6. Camus Dominique, La sorcellerie en France du Moyen-Âge à nos jours, Ouest-France, 2008. Yvan Brohard et Jean-François Leblond, Une histoire des médecines populaires : herbes, magie, prières, Éditi- ons de la Martinière, 2013, p. 190f.
7. Veuillez retrouver des chiffres dans l’article «Papst-Franziskus- Effekt: Nachfrage nach Teufelsaustreibungen steigt» du magazine Geo (édition allemande) n° 01/2017.
8. Mystik an der kathoulescher Kierch (15.07.2016) à revoir sous : http://tele.rtl.lu/emissiounen/top-thema-magazin/3067059.html
9. Ainsi je ne partage pas tout à fait l’analyse durkheimienne de D. Luciani dans forum n°369 (« Chassez le symbolique – il revient au galop ! ») p. 18f qui réduit la religion à « un système symbolique parmi d’autres ».

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