«D’Vollek soll an zwê Dêler gedêlt gin»

Guerre froide et discours politique au Luxembourg (1947-1990)

Le magazine que vous tenez entre les mains est, paraît-il, un «enfant de la Guerre froide 2», bien qu’il n’ait pas été présent dans l’exposition consacrée par le Musée national d’Histoire et d’Art à la Guerre froide au Luxembourg en 2016. Il est vrai que cette exposition, dont l’auteur du présent article était commissaire, n’a pas évoqué les mouvements marqués par l’effervescence intellectuelle et politique des années 1960 et 1970, contexte dans lequel est né ce magazine.

La «Guerre froide» était la confrontation entre deux idéologies antagonistes prétendant toutes les deux à l’universalité. Il s’agissait d’un conflit de deux «systèmes»: d’un côté le modèle communiste à l’Est dans le sillon de l’URSS misant sur le socialisme d’État et de l’autre la démocratie parlementaire de conception libérale capitaliste, le bloc de l’Ouest dont les États-Unis d’Amérique était le champion et dont faisait partie le Grand-Duché. L’ensemble de la période de 1947 à 1990 a été marquée par des efforts de préparation en vue d’un éventuel conflit armé entre ces blocs. Il s’agissait bien d’un état permanent de guerre latente. Dans les deux camps, de conséquentes ressources furent mobilisées pour s’assurer d’un arsenal militaire suffisant, pour étendre les sphères d’influence respectives et pour reconnaître et combattre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. La Guerre froide a eu un impact sur tous les aspects de la vie politique et sociale en Europe3.

La période de la Guerre froide coïncide avec les Trente Glorieuses et une prospérité sans pareille qui se déroule sur l’arrière-fond des tensions entre Est et Ouest4. Dès 1947 et la mise en place progressive des institutions qui structurent le bloc de l’Ouest (Plan Marshall, Pacte de Bruxelles, OTAN, etc.), le discours politique devient martial aussi au Luxembourg. La peur réelle ou fantasmée d’un troisième conflit mondial est une donnée récurrente dans le discours politique. En politique intérieure, cette donnée permet de discréditer ses propres adversaires comme des ennemis de l’intérieur qui mettent en péril la paix et la sécurité. Après le Coup de Prague de février 1948, l’Union soviétique apparaît pour beaucoup de Luxembourgeois comme le nouvel ennemi, alors même qu’en 1945 l’Armée rouge avait encore été fêtée comme une alliée. Le Parti communiste luxembourgeois (PCL) n’avait pas condamné les interventions soviétiques dans la mise en place des démocraties populaires à l’Est. Dès lors, ses opposants politiques ne cessèrent de stigmatiser les communistes comme un «parti de l’étranger», comme des «collaborateurs» à un pouvoir étranger – une expression dure à peine quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des socialistes aux chrétiens-sociaux en passant par les libéraux, les politiciens non-communistes sont très durs envers les communistes, traités tantôt de cheval de Troie de l’URSS5, tantôt de fascistes sanguinaires6. Pour certains, les communistes n’ont rien à faire au parlement, car en suivant aveuglément les ordres de Moscou, ils ne se conformeraient pas aux principes démocratiques7. Il faut dire que la position communiste par rapport aux «partis bourgeois» est assez similaire, puisque ceux-ci sont accusés de connivence avec les États-Unis à un point tel qu’ils abandonneraient la souveraineté du Luxembourg, alors que l’Union soviétique ne chercherait que la paix8. Pour les communistes, la politique militariste du gouvernement qui maintint le service militaire obligatoire introduit en 1944 jusqu’en 1967 équivalait à vendre la liberté démocratique au profit de l’expansionnisme américain9. Il y a donc bien deux camps qui se combattent verbalement de manière très véhémente: d’un côté, les trois grands partis de gouvernement, CSV, LSAP et DP qui regroupent la très grande majorité de l’électorat luxembourgeois et qui se montrent fidèles aux engagements du Luxembourg dans l’alliance avec les États-Unis et de l’autre côté le PCL, minoritaire électoralement qui défend l’Union soviétique et stigmatise les Américains. Un véritable dialogue de sourds!

Cette atmosphère politique pesante s’exprime violemment en 1956 lorsque l’URSS occupe la Hongrie après l’introduction de réformes politiques dans ce pays du glacis soviétique. Le PCL qui resta fidèle à Moscou jusqu’en 1991, défendit cette intervention sanglante, alors que l’opinion publique luxembourgeoise s’en offusqua. Les manifestations de protestation de la jeunesse luxembourgeoise prirent une tournure violente, comme lorsque l’ambassade d’URSS au château de Beggen fut saccagée par une poignée de manifestants ou quand des jeunes gens tabassèrent les enfants de mandataires communistes10. A cette occasion, le professeur Pierre Biermann (1901-1981), leader du Mouvement national pour la Paix, se vit violemment reprocher sa proximité avec les communistes dont il avait cependant justement pris ses distances. Après cet épisode de 1956, ce grand intellectuel fut totalement marginalisé11. De l’autre côté du spectre politique, le curé luxembourgeois Marcel Reding (1914-1993), dut abandonner sa chaire de théologie morale à l’université de Graz après avoir publié des essais tenthant de démontrer que marxisme et christianisme n’étaient pas incompatibles12. Dans les années 1950, le conflit Est-Ouest ne laissait pas de place à des positions intermédiaires!

Pourtant, même à cette époque, il n’y avait pas d’union sacrée contre les communistes. En 1949, l’évêque Joseph Philippe fit distribuer à tous les ménages une lettre épiscopale dénonçant, sur un même plan, les communistes et les socialistes marxistes13. Or, le LSAP ne cessait pas alors de se démarquer des communistes, leur leader Michel Rasquin n’hésitant pas à comparer la différence entre socialistes et communistes avec celle entre catholiques et protestants14. Le conflit syndical entre LAV social-démocrate et FLA communiste explique aussi en grande partie le véhément anticommunisme des socialistes15. Le discours de Guerre froide se superposa d’une certaine manière au traditionnel clivage entre les partis qui s’étaient reconstitués en 1945.

Dans les années 1960, les lignes évoluèrent, montrant que la stigmatisation des procommunistes cachait des relents de conservatisme, et non plus nécessairement une peur réelle de l’ennemi comme auparavant. De nouveaux acteurs politiques entrèrent en scène: les mouvements de contestation de la jeunesse qui demandait plus de libertés. La jeune génération qui fréquentait les universités étrangères s’y imprégnait d’idées nouvelles, redécouvrait le marxisme dans les textes et devint de plus en plus revendicative. Libération des sexes, abaissement de l’âge électoral, conflits estudiantins, protestations contre la Guerre au Vietnam, etc. La jeunesse faisait de la politique! Pour leurs aînés, toutes ces idées avaient un relent «communiste», alors même que pour ces nouveaux marxistes, il s’agissait de se démarquer de la politique soviétique qui aurait dénaturé le marxisme. Lorsque même au sein de l’Église catholique, certains commencèrent à vouloir intégrer certaines de ces nouvelles idées, la réaction ne se fit pas attendre. Le Luxemburger Wort n’offrit pas de tribune à ces nouvelles idées16. Or, contrairement aux années 1950 où un P. Biermann et un M. Reding qui refusaient une vision manichéenne de la politique avaient été marginalisés, les mouvements post-68 trouvèrent des voies pour s’exprimer, notamment dans les innombrables périodiques d’organisations non-gouvernementales. Bien que d’un point de vue électoral ces idées soient restèes très minoritaires, leurs défenseurs ne furent plus confrontés à une censure aussi forte qu’auparavant. Refusant des visions manichéennes du monde et critiquant les États-Unis sans pour autant prêter allégeance à l’Union soviétique, ces nouveaux mouvements sociaux, du maoïsme au trotskisme en passant par l’anticolonialisme et le tiers-mondisme, l’écologie, les mouvements de libération de la femme, le réformisme au sein de l’Église, etc., tous tentaient de s’affranchir du carcan de la Guerre froide, au moment même où se dessinait un certain rapprochement entre Est et Ouest. Après la crise de Cuba de 1962, se mettent en effet en place des moyens de communication et de concertation entre les deux blocs qui aboutissent à l’Acte final de la conférence d’Helsinki en 1975. L’argument massue utilisé par les conservateurs que toutes les nouvelles idées étaient «cryptocommuniste» n’avait donc plus le même impact qu’une quinzaine d’années plus tôt, où la proximité avec des idées marxistes était considérée comme très suspecte. Si forum était né en 1955, il n’aurait sans doute pas survécu plus de quelques mois.

Le monde politique et social luxembourgeois fut donc marqué par les tendances visant à marginaliser certaines forces politiques stigmatisées comme procommunistes. Cependant, on peut aussi interpréter ce discours comme un argument qui cache des conflits politiques bien plus classiques, comme l’opposition entre conservatisme et renouveau. Dans ce sens, oui, forum qui plaide pour un renouveau dans la société luxembourgeoise, est sans doute un enfant de la Guerre froide. Mais c’est aussi bien plus que cela: un projet intellectuel, politique et social qui accompagna bien des idées de renouveau dans de multiples domaines. Une fonction qui, de nos jours, avec la montée des populismes, est peut-être encore bien plus utile à notre vivre ensemble démocratique qu’il y a quarante ans! u

1 Interpellation du député socialiste Michel Rasquin, Compte-rendu des séances de la Chambre des Députés, 1er juin 1949, col.2016.
2 PAULY Michel „Ein Kind des Kalten Krieges“, dossier 40 Jahre Forum, n°364, juillet 2016, p.29-31.
3 BERNHARD, Patrick, NEHRING Holger (éd), Den Kalten Krieg denken. Beiträge zur sozialen Ideengeschichte seit 1945, Essen, 2014; EUGSTER, David, MARTI, Sibylle (dir.), Das Imaginäre des Kalten Krieges. Beiträge zu einer Kulturgeschichte des Ost-West- Konfliktes in Europa, Essen, Klartext-Verlag, 2015.
4 VIGREUX, Jean, Croissance et contestations. 1958-1981, Paris, Seuil, 2014, KAELBE, Hartmut, Kalter Krieg und Wohlfahrtsstaat: Europa 1945-1989, Munich, C.H. Beck, 2011.
5 XX, „Das trojanische Pferd“, tageblatt. Journal d’Esch, 01/04/1949.
6 „Wollen wir das Schicksal der Länder hinter dem Eisernen Vor- hang teilen? Soll der Kommunismus den Nazismus ablösen? Aus der VdB wird die volksdemokratische Bewegung werden. Statt der Gestapo wird die GPU ihre nächtlichen Überfälle in die friedlichen Häuser machen und die Menschen verschleppen. Den Dachau und Buchenwald werden die schrecklichen Gefängnisse und sibirischen Arbeitslager folgen“. Femmes socialistes, „Freiheit und Frieden“, tageblatt. Journal d’Esch, 30/03/1949
7 „Die Kommunisten gehören nicht in ein demokratisches Parla- ment, denn sie haben sich ausserhalb der Regeln des demokrati- schen Parlamentarismus gestellt. (….) Dass es eine fremde Partei ist, die sich hier akklimatisieren möchte“ Camille Linden, „Dem Ende entgegen“, Lëtzebuerger Journal, 14 juin 1951.
8 Intervention de D. Urbany, Compte rendu de la Chambre des Députés, séance du 22 mars 1949, col.1093.
9 Compte rendu de la Chambre des Députés, séance du 22 mars 1949, col.1097.
10 InterviewdeMmeJanineFrischpourl’exposition„LaGuerre froide au Luxembourg“ au MNHA. MOIA Nelly, «‘Es waren nicht die Studenten’. Wie ein Backfisch in den fünfziger Jahren die Beggener Nacht erlebte», Ons Stad, n°80, 2005, p.12-13.
11 RAUSMichel,„EinGläubigerdesUnglaubens.Erinnerungenan Professor Pierre Biermann“, d’Letzeburger Land, n°40, 2 octobre 1981, p.15.
12 Ilfutparlasuiteprofesseuràl’UniversitélibredeBerlin.CON- ZEMIUS Victor, « Reding Marcel », in: Neue Deutsche Biographie, 21 (2003), S.243-244 [en ligne] <https://www.deutsche-biographie.de/ gnd119368447.html#ndbcontent> (consulté le 19 mars 2017).
13 HirtenbriefdesBischofsüberdieStellungderKatholikenzuder kommunistischen Partei, etc. Luxembourg, Saint-Paul, 1949.
14 M.R.,„DieKommunistenundwir“,Tageblatt11avril1947.
15 THOMASAdrien,«Unanglemortdel’histoiredumouvement ouvrier Le ‘Freie Letzebuerger Arbechterverband’ : un syndicat entre action directe et subordination au parti communiste », forum, n°310, septembre 2011, p.33-37.
16 WOLTER Françoise, Le mouvement de mai 68 : le Grand-Duché entre modèles étrangers et réalités luxembourgeoises, mémoire de fin de stage pédagogique non publié, 1996; Dossier « Mai 68 – ein Mythos » dans le numéro 103 de mai 1988 du mensuel forum, en particulier la « Chronologie der Jugendradikalisierung in Luxemburg 1968-1973 » de Ronald Pierre (p.25-36).

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