- Gesellschaft
Le troisième sexe: la personne intersexe devant l’état civil
«Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe1?»À la question posée par Michel Foucault, le récent projet de loi n°7146 relatif, notamment, à la modification de la mention du sexe à l’état civil, répond par l’affirmative. En effet, s’il faut saluer la modification nettement facilitée de la mention du sexe à l’état civil2, il n’en reste pas moins que tout un chacun devra se déclarer de sexe soit masculin, soit féminin. La nécessité d’indiquer à l’officier d’état civil son sexe ou celui de son enfant ne nous surprend plus guère – à vrai dire, c’est plutôt sa contestation qui peut, a priori, étonner. C’est que, d’une part, la majorité de la population se trouve dans une situation peu problématique à cet égard et n’a donc, assez naturellement, pas la tendance à s’y opposer. D’autre part, nous avons perdu l’habitude de remettre en question les exigences imposées par l’État, qui ne sont évidemment jamais anodines. Soyons clairs: si l’exigence de la mention du sexe à l’état civil a un sens, c’est bien celui de conférer des droits à certains (droit de vote, mariage, etc.) – et donc de les refuser à d’autres.
Trans et intersexes, victimes d’une binarité factice
La situation se pose différemment si vous êtes une personne trans, souhaitant voir reconnaître un changement de sexe, ou, a fortiori, une personne née avec des caractéristiques sexuées ambiguës, en partie féminines et en partie masculines, c’est-à-dire une personne intersexe, autrefois appelée hermaphrodite. Ce n’est qu’alors, et tout particulièrement dans le second cas, que l’individu concerné ou ses parents, frappés par des exigences apparemment purement administratives, commencent à entrevoir les enjeux plus fondamentaux se cachant derrière la mention du sexe à l’état civil. En effet, il ne s’agit ni plus ni moins que de décréter, en contradiction flagrante avec des données scientifiques pourtant incontestables, l’existence d’un seul vrai sexe. Si la personne intersexe a des caractéristiques ambiguës, il n’en faudra pas moins qu’elle se déclare soit homme, soit femme, l’amenant ainsi à nier sa condition particulière.
Les personnes intersexes payent le prix de la volonté affichée par les sociétés en particulier occidentales de maintenir à tout prix une binarité factice: leurs vies sont en effet semées de multiples écueils et graves violations de leur intégrité physique et morale. A commencer par le phénomène le plus intrusif et choquant, à savoir des interventions chirurgicales visant dès le plus bas âge à «corriger» ce que l’on perçoit comme une anormalité. Les séquelles physiques, dues à de nombreuses interventions, ainsi que psychologiques, s’expliquant par les difficultés qu’auront des personnes forcées de s’identifier à tel ou tel sexe, sont profondes. On ne peut que s’inquiéter devant le nombre de concernés qui souffrent de lourdes dépressions, voire préfèrent mettre un terme à la vie qui leur a été imposée contre leur gré. Après des décennies de violations systématiques de l’intégrité physique des enfants concernés, un consensus politique semble désormais se former au sujet de la nécessité d’interdire les interventions chirurgicales à visée prétendument correctrice afin de laisser le choix à l’intersexe adulte d’y recourir ou non. Pour autant, la pleine reconnaissance de la personne intersexe en tant que personne intersexe demeure exceptionnelle.
Il faut interroger ce refus de reconnaissance. Comme le note Foucault dans ses réflexions sur le «vrai sexe»: «les théories biologiques de la sexualité, les conditions juridiques de l’individu, les formes de contrôle administratif dans les États modernes ont conduit peu à peu à refuser l’idée d’un mélange des deux sexes en un seul corps et à restreindre par conséquent le libre choix des individus incertains. Désormais, à chacun, un sexe, et un seul3». La personne intersexe apparaît comme anormale – amenant ainsi la nécessité d’une intervention médicale – mais encore, voire surtout, dérange le schéma binaire homme/femme qui structure la société. En effet, les nécessités en particulier du mariage et de la procréation expliquent la limitation dogmatique mais juridiquement consacrée à deux sexes, masculin et féminin, le premier dominant évidemment le second. Ainsi que le précise Foucault, «en présence d’un hermaphrodite il ne s’agira plus de reconnaître la présence de deux sexes juxtaposés ou entremêlés, ni de savoir lequel des deux prévaut sur l’autre; mais de déchiffrer quel est le vrai sexe qui se cache sous des apparences confuses4». Un récent arrêt de la Cour de cassation française à propos, justement, d’une demande introduite par une personne intersexe afin de voir reconnaître l’existence d’un sexe neutre, confirme cette analyse. La Cour déboute le requérant en jugeant que «la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur5».
Si la philosophie soutenant le raisonnement est aussi limpide que surprenante – la société serait fondée sur la dualité homme/femme – il convient de noter que le maintien en droit d’une telle binarité contredite par les faits n’a aujourd’hui de sens que si l’on entend limiter le bénéfice de certains droits soit aux hommes (comme c’était le cas autrefois), soit aux couples de sexes opposés. Or, en ce qui concerne le Luxembourg, l’on ne peut que noter la volonté de jouer un rôle pionnier en la matière, insistant non seulement sur une nécessaire égalité entre femmes et hommes, mais également en défendant – souvent grâce à l’initiative, il faut le rappeler, du parti chrétien-social6 – les droits des personnes homosexuelles et trans avec une remarquable constance et sérénité. À cet égard, et sachant que le projet de loi est susceptible de subir des amendements, il nous paraît pertinent de suggérer deux pistes alternatives afin d’aboutir à une pleine reconnaissance des personnes intersexes. La première tient à la suppression de la mention du sexe à l’état civil, la seconde propose l’introduction de la catégorie sexe neutre.
Supprimer la mention du sexe à l’état civil
Au regard de l’état actuel du droit, fondé sur une reconnaissance égale des droits dans la logique d’une élimination progressive de toute discrimination non justifiée (en l’occurrence tenant au sexe, au genre ou à l’orientation sexuelle), la suppression de la mention du sexe à l’état civil paraît la solution la plus cohérente.
En effet, pourquoi maintenir une exigence qui n’ouvre le bénéfice à aucun droit, mais contribue à rendre la vie des personnes trans et intersexes plus difficile? Elle est, au mieux, superflue, au pire, un obstacle au libre développement personnel. Il ne faut, par ailleurs, pas sous-estimer l’aspect symbolique et politique de la binarité ainsi instaurée. Ainsi que le note la féministe Monique Wittig, «[la catégorie de sexe] est une catégorie totalitaire […] elle forme l’esprit tout autant que le corps puisqu’elle contrôle toute la production mentale. […] C’est la raison pour laquelle nous devons la détruire et commencer à penser au-delà d’elle si nous voulons commencer à penser vraiment, de la même manière que nous devons détruire les sexes en tant que réalités sociologiques si nous voulons commencer à exister7».
Entendons-nous: il s’agit de supprimer la catégorie de sexe à l’état civil, par ailleurs de ne la maintenir en droit que lorsqu’elle s’avère nécessaire afin de protéger des personnes vulnérables ou de corriger des inégalités factuelles (en matière de lutte contre les discriminations ou de discrimination positive, par exemple, à l’instar de l’origine ethnique). Nul ne prétend donc qu’il n’existerait pas de personnes s’identifiant à tel ou tel genre, conforme ou non au sexe biologique, ni que cette identification devrait être remise en cause. Bien au contraire: les revendications des personnes trans témoignent de l’actualité de l’importance accordée à l’identité sexuée. Libre donc à chacun de se sentir homme, femme, fluide, neutre, et de construire sa vie en conséquence.
En revanche, la suppression de cette catégorie à l’état civil permet d’atténuer les effets pervers d’une société structurée en vertu d’une binarité inexistante, tout en sauvegardant les droits des personnes jusqu’ici mises en difficulté. Elle pourrait également pousser celles et ceux qui s’identifient à leur sexe biologique (les personnes dites «cis-genre») à réinterroger ce rapport, si ce n’est que pour se le réapproprier en connaissance de cause. La proposition peut paraître audacieuse en raison des habitudes acquises. Elle ne l’est guère: l’État ne devrait pas discriminer en fonction du sexe; il faut donc lui enlever la possibilité d’opérer une telle catégorisation en l’absence de justification particulière. On notera que les indications relatives à l’origine ethnique ont fait l’objet de la même évolution, aujourd’hui quasi-unanimement saluée.
Une alternative: la reconnaissance du troisième sexe
À défaut de supprimer la catégorie de sexe à l’état civil, il convient, au minimum, de reconnaître l’existence d’une troisième identité sexuée, cette reconnaissance assurant par ailleurs la visibilité des personnes intersexes en particulier. Loin d’être une solution idéale, en tant qu’elle n’empêche pas le maintien de certaines discriminations, elle est au moins en parfaite cohérence avec les exigences de l’état civil, contrairement à l’exigence actuelle, qui est tout simplement inadéquate, la personne intersexe n’étant, justement, ni homme, ni femme. Certains États8 sont plus soucieux de la protection des personnes ne s’identifiant pas au modèle binaire et ont déjà opté, au moins partiellement, pour la reconnaissance d’une catégorie non binaire. Si les États ayant adopté cette solution sont pour l’instant peu nombreux, il s’agit indéniablement d’une évolution à prendre en considération, comme en témoignent les discussions menées dans le cadre du Conseil de l’Europe9 ou encore les rapports de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne10 qui dessinent une tendance claire vers une évolution du droit.
La reconnaissance d’une troisième identité sexuée s’opère ainsi progressivement, au fur et à mesure de la prise en compte, par le droit, de l’évolution des mentalités par rapport au sexe et au genre. En ce qui concerne le Luxembourg, le projet de loi du ministre Braz marque l’occasion parfaite de prendre les devants afin de parvenir à une appréhension plus enthousiaste de la riche diversité régnant dans nos sociétés. Il ne reste plus qu’à le modifier.
1 M. Foucault, « Le vrai sexe », Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 935.
2 Les premiers articles du projet de loi dans son état actuel se lisent ainsi: « Article 1er: Toute personne luxembourgeoise majeure capable qui a la conviction intime et constante de ne pas appartenir au sexe indiqué dans l’acte de naissance peut demander à modifier la mention du sexe et d’un ou de plusieurs prénoms, en adressant une demande motivée au ministre de la justice. Article 2: Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirur- gicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande. »
3 M. Foucault, op. cit., pp. 935-936.
4 Ibid.
5 Cour de cass., 1ère civ., 4 mai 2017, arrêt n° 531 (16-17.189), ECLI:FR:CCASS:2017:C100531, italiques ajoutés. Précisons par ail- leurs que le motif fondamental de l’arrêt est l’incompétence du juge quant à la création d’une catégorie de sexe neutre – il s’agit selon
la Cour de cassation d’une compétence du législateur – et non pas l’impossibilité tout court de la créer.
6 Voir I. Kurschat, « Junckers Erbinnen », Lëtzebuerger Land, 21 avril 2017, p. 5.
7 Monique Wittig, « La catégorie de sexe », La pensée straight, Paris, éditions Amsterdam, 2007, p. 44.
8 Citons ainsi l’exemple de l’Inde ou encore l’État fédéré de l’Ontario. En Allemagne, Malte, Danemark, Népal ou en Australie le troisième sexe n’est pas formellement reconnu, mais la possibilité d’être dispensé d’indiquer le sexe masculin ou féminin sur le passe- port en se contentant d’un « X ».
9 Voir, p.ex., PACE, résolution n° 2048, 2015, § 6.2.4.: « envisager de faire figurer une troisième option de genre sur les papiers d’iden- tité des personnes qui le souhaitent. »
10 Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, The fundamental rights situation of intersex people, 2015: « gender markers in identity documents and birth registries should be reviewed to better protect intersex people ».
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!