Rétrocession fiscale: L’urgence d’un chantier en friche
Le codéveloppement entre le Luxembourg et ses voisins est devenu un sujet de premier plan. Tout le monde sent qu’il y a « quelque chose qui cloche », pour résumer l’atmosphère. Mais personne ne sait y mettre les mots. Le cap des 100.000 frontaliers lorrains, le plus gros réservoir d’emplois frontaliers, a été franchi en juin. Un bol d’air économique, mais le modèle est à bout de souffle : les disparités vont grandissant et chacun cherche les bons remèdes. Dans ce débat, la question d’un meilleur partage de la fiscalité des frontaliers reste taboue. C’est une erreur, car la légitimité de ce débat est incontestable (I). C’est une erreur car la cohésion sociale de la Grande Région est en péril (II)… cette perspective n’est ni bonne pour les voisins ni pour le Luxembourg.
L’exception luxembourgeoise
Le premier constat, que l’on n’ose pas faire au Luxembourg, est le suivant: l’absence de partage de la fiscalité des travailleurs frontaliers est une exception en Europe. Tous les territoires concernés par un phénomène frontalier ont établi une forme de partage de l’impôt sur le travail, pour prendre en compte les déséquilibres inhérents au modèle transfrontalier: la résidence d’un côté, l’emploi d’un autre. Le modèle qui prédomine largement en UE est le suivant: en zone frontalière, définie comme telle entre deux Etats, le travailleur est imposé sur son lieu de domicile, car il est convenu que ce sont les communes de résidence qui assument les coûts de fonctionnement les plus importants (crèche, route, ramassage des ordures etc.) Il en est ainsi par exemple, entre l’Italie et l’Autriche, entre la France et l’Allemagne ou entre les pays nordiques. C’est également le cas, entre le canton du Jura suisse et la France… Imaginez: on ne parle même plus de rétrocession fiscale dans ces cas-là, mais d’imposer le frontalier sur son lieu de domicile!
Ce qui représenterait un manque à gagner vertigineux pour l’Etat luxembourgeois, notamment vis-à-vis de la France: le Sillon lorrain chiffre à 1,7 milliard d’euros par an le montant des taxes et impôts laissés par les frontaliers français au Luxembourg (incluant les taxes essence et tabac).
Ce modèle d’imposition étant inenvisageable, plusieurs élus lorrains se sont tournés vers un autre modèle de partage, calibré pour un territoire à forte pression frontalière: le canton de Genève et ses 105.000 frontaliers français. Depuis 1973, les autorités suisses ont mis en place des rétrocessions fiscales à destination des départements français pourvoyeurs de main-d’œuvre: la Haute-Savoie et l’Ain. Il est convenu de reverser 3,5 % sur la masse salariale brute des frontaliers, ce qui ramène plus de 250 millions d’euros par an. Cette somme permet d’investir dans des projets communs (transports en premier lieu) comme dans des projets propres (caserne de pompier, lycée, etc.). Ce qui ne choque personne en Suisse. Alors que récemment encore, lors d’une conférence au Kirchberg, l’ancien député lorrain Christian Eckert raillait le système genevois où «l’on construit des salles des fêtes» avec l’argent des rétrocessions… Et ? Les frontaliers n’ont-ils pas mérité de participer à l’amélioration du territoire où ils vivent, tout en servant un moteur économique de l’autre côté de la frontière ? C’est précisément cela, un ruissellement économique vraiment «win-win», pour reprendre une expression chère aux responsables luxembourgeois.
Quel est le sens de l’impôt, au juste ?…
Dans le modèle sans partage du Luxembourg, à gros traits, la situation est la suivante: on conserve les impôts de 100 % des forces actives du pays, pour en faire profiter 50 %… à savoir, les résidents. Puisque 48 % de la main-d’œuvre est frontalière et retourne vivre ailleurs (France, Belgique, Allemagne) à la charge d’un autre Etat.
Tous ces lycées incroyables, cette université flambant neuve, ces parcs et ces projets culturels géniaux du Grand-Duché sont financés avec les impôts de tous. Même de ceux qui n’en profitent pas! Est-ce que cela a du sens? Surinvestir avec une manne collective, une richesse fabriquée à plusieurs bras, alors que les territoires frontaliers (Sud-Wallonie, Nord-Lorrain, Sarre) sont parmi les plus désœuvrés d’Europe de l’Ouest? Non. Le consentement à l’impôt, du moins depuis la Révolution française qui essaima les idées des Lumières en Europe, découle du principe d’un ruissellement pour tous: «Je paye pour la maison commune car j’en bénéficie», en résumé.
On fait souvent la remarque que les frontaliers français payent des impôts locaux dans leur commune. C’est vrai. Mais retournons le débat d’un point de vue luxembourgeois: pourquoi les résidents ne payent pas d’impôts locaux ? Car il y a une manne (les 100 % qui cotisent pour les 50 %) qui permet cela ! Alors que, double peine pour les frontaliers: en plus de ne pas voir la couleur de leur impôt sur le revenu, ils se voient taxer (au prix fort) dans leur commune de résidence pour participer au fonctionnement de la vie courante.
Ce qui est choquant, au regard de l’égalité des citoyens d’une même « zone de vie » (ils sont collègues de bureau) devant l’impôt. Et encore une fois, illogique : dès lors que les actifs, résidents comme frontaliers, sont soumis aux mêmes conditions d’imposition, le pays qui prélève devrait tendre à rendre un niveau de service équitable à chacun.
Un écart abyssal entre le Nord lorrain et le Luxembourg
Si vous aviez été gamin à Longwy au début des années 90, comme moi, vous auriez entendu ce discours partout : « Avec le Lux à côté, tout ira toujours mieux.» Et c’est vrai, le Luxembourg est une chance (j’insiste!) pour le Nord lorrain : il donne du travail aux gens, de la dignité donc, et il permet de gagner une population qui revient avec des salaires confortables. Mais regardons la situation de plus près: pourquoi Longwy, comme Villerupt, comme Audun ont toujours l’air en crise, alors que le Grand-Duché est entré pleinement dans le XXIe siècle?
Il faut observer les finances publiques et faire abstraction de l’éternel argument de ces « frontaliers qui reviennent avec des gros salaires», pour justifier le codéveloppement.
Les capacités d’investissements des communes à la frontière ont stagné, ou péniblement augmenté, ces quinze dernières années. Avec des écarts criants avec le Luxembourg! Capacité d’investissement de Longwy en 2018? 7,3 millions d’euros. Capacité d’investissement de Pétange, quelques kilomètres plus loin? 25,8 millions d’euros !
Pour un bassin de vie comparable…
D’où vient le problème? Le défaut d’entreprises sur le territoire nord lorrain plombe les budgets communaux français (lire encadré). Le maire de Villerupt, Alain Casoni, fait même le constat suivant: «Parmi les 50 communes des alentours de Longwy, 42 ont un potentiel fiscal inférieur à la moyenne des communes française de même taille! » (Conférence Idéa, Kirchberg, 12/09/2018)
Ce défaut d’entreprises sera toujours présent, dans le jeu de vase communicant qui définit le travail frontalier, peu importe la capacité à colmater le déficit à coup de zone franche ou de politique de l’emploi sponsorisé (ancien PED…) Tout simplement car la concurrence avec le Luxembourg est démesurée, même pour des petits artisans (les cotisations patronales sont bien moins élevées au Luxembourg). Mais encore pour une autre donnée: quel patron voudrait s’installer à un endroit où, par définition, jusqu’à 70 % des actifs vont travailler de l’autre côté de la frontière, pour des salaires sur lesquels il ne peut pas s’aligner ?
On observe ce même problème de déficit de création d’entreprise en Wallonie: plus on se rapproche de la frontière luxembourgeoise, plus les arrondissements présentent un mauvais taux de création d’entreprise… Arlon, Messancy, Aubange en tête. Faut-il en conclure que tous les acteurs publics wallons et lorrains sont mauvais depuis trente ans, incapables de créer de l’emploi sur leur territoire ? Ou faut-il admettre un effet inéluctable d’aspiration de la main-d’œuvre et mettre en place des vrais mécanismes de codéveloppement ?
Win-win transfrontalier ou lose-lose programmé ?
La capacité d’investissement public variant du simple au triple (voir quadruple!) entre le Luxembourg et les communes lorraines, vers quoi se dirige t-on? «Le modèle est malsain», me confiait un ingénieur du ministère du Développement durable et des Infrastructures récemment. Il n’est surtout pas adapté avec les perspectives du développement du Grand-Duché.
En scénarios médians, le Statec retient la nécessité de créer entre 110.500 et 178.400 emplois nouveaux, frontaliers et résidents mêlés, d’ici 2035 au Grand-Duché. Disons-le clairement: il n’y aura pas de place pour que tout le monde vive au Luxembourg. Il faudra que des employés habitent de l’autre côté de la frontière, tout simplement car aucune politique ne peut se permettre de construire tous les logements nécessaires! Ce qui n’est de toute façon ni souhaitable (déstabilisation du marché de l’immobilier) ni faisable (le président de l’Union des propriétaires du Luxembourg estime à 4.500 logements par an le plafond de constructions possibles avec les moyens du bâtiment du pays).
Donc, de façon lucide, on peut dire que l’économie luxembourgeoise aura toujours besoin de s’appuyer sur le phénomène frontalier. « Entre 72.000 et 132.000 frontaliers de plus d’ici 2035 », estime l’Agence Agape de Lorraine-Nord! Combien de temps encore les pouvoirs publics vont-ils balayer l’évidence d’une contribution dans les territoires voisins pour assumer cette main-d’œuvre?
En réalité, un point de non-retour a déjà été atteint: en mars 2018, à Paris, le gouvernement luxembourgeois a accepté de financer à hauteur de 125 millions des travaux de rénovation du rail Metz-Luxembourg….
Quel est le nom de cet investissement, si ce n’est une forme de rétrocession fiscale matérialisée? Quelle est la base de cet investissement, si ce n’est de légitimer une meilleure redistribution pour le bien commun? François Bausch balaye, quand on lui en parle ainsi, arguant qu’il veut «pouvoir financer des projets concrets et utiles dans un cadre win-win». En clair, les transports oui, les salles des fêtes et les écoles, non! Tout d’abord, 125 millions d’euros investis sur dix ans, au regard des 1,7 milliard d’euros de taxes et impôts annuels laissés par les frontaliers français, ce n’est pas à la hauteur d’un codéveloppement.
Surtout, l’idée de limiter les investissements au transport (l’urgence convenue par tous) n’est pas tenable: c’est bien pour le dynamisme et, employons le mot, le confort des territoires voisins qu’il faudra investir. Nous l’avons vu, indéniablement, une partie des actifs du Luxembourg devront vivre de l’autre côté de la frontière. Autant leur donner envie d’y vivre! Autant raisonner Grand Region pour assurer la pérennité du moteur Luxembourg!
Ressources fiscales des communes en France
ll faut comprendre comment fonctionnent les ressources fiscales d’une commune en France, même de façon très schématique. Dans les ressources propres, la commune s’appuie sur les impôts des particuliers (logement et propriété), et les impôts des entreprises. Les frontaliers sont bénéfiques au niveau des impôts sur le logement : plus ils viennent nombreux dans ma commune, plus ils en paieront. Ils sont également bénéfiques au niveau de certaines dotations de l’Etat : quand une commune franchit des paliers d’habitants, l’Etat français alloue des dotations plus grandes. Mais ce qui rend une commune (ou disons une intercommunalité = un rassemblement de communes) riche en France, ce sont surtout les entreprises ! L’Alsace et la Bretagne sont des régions riches, car le tissu d’entreprises y est dense.
Pas parce que de nombreuses personnes viennent y vivre (ça, c’est la conséquence). Ainsi se déclenche la spirale suivante : une commune sans entreprise est bien plus pauvre qu’elle ne le devrait. Elle finit progressivement par augmenter ses taux de fiscalité sur les habitants… qui finissent par quitter le territoire pour rejoindre des communes plus « équilibrées » (des villages pavillonnaires de frontaliers qui n’ont pas d’infrastructures publiques lourdes à assumer), en diluant au passage les mobilités domicile / travail, sur des périmètres toujours plus grands, dont il faut assumer les coûts…
Le manque d’entreprises à la frontière constitue un manque à gagner important pour les communes. D’éventuelles compensations fiscales viendraient pallier ce manque, en regardant enfin la vérité en face: les emplois qui font défaut d’un côté sont de l’autre côté.
« La compensation financière genevoise permet aux collectivités locales françaises de compenser les charges publiques qu’elles supportent à raison de leurs habitants travaillant à Genève. Cela reste une très bonne affaire pour Genève, puisque les deux-tiers des impôts des frontaliers sont gardés en Suisse avec ce système. Genève est d’ailleurs l’unique canton à en bénéficier puisque pour les frontaliers vaudois ou bâlois, c’est la France qui perçoit l’impôt et rétrocède 4,5% de la masse salariale à la Confédération helvétique. » Dauphiné Libéré (Le journal de Haute-Savoie) en date de 2016
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
