Sur l’origine historique des droits humains

Des valeurs tombées du ciel ?

Le 10 décembre 2018 a été célébré le 70e anniversaire de la proclamation par l’Assemblée générale des Nations unies de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’occasion paraît propice pour s’interroger avec le journaliste et écrivain français Jean-Claude Guillebaud sur l’origine des valeurs fondatrices qui, selon lui, nous constituent au plus profond, nous hommes et femmes de la modernité. La question qu’il pose dans son ouvrage intitulé « La refondation du monde » (Editions du Seuil, 1999) lui paraît simple à formuler : « Sur quels piliers essentiels, sur quelles certitudes intériorisées de longue date s’appuie notre vision de monde ? »

Pour les Occidentaux que nous sommes, c’est le triple héritage grec, juif et chrétien qu’il s’agit de questionner, sans, toutefois, oublier l’apport de l’islam. Il est aujourd’hui d’autant plus urgent, à une époque de populisme triomphant, de se souvenir de l’origine de nos valeurs, car, comme l’a exprimé Daniel Sibony : « L’origine de la haine, c’est la haine des origines ».

Je me propose donc de retracer ici la généalogie des valeurs considérées comme fondatrices de notre culture, en suivant de près les idées développées par Jean-Claude Guillebaud dans son remarquable ouvrage, et cela jusqu’à souvent reprendre les formulations mêmes de l’auteur. Quelques développements, pourtant, sont personnels.

Le « moi » et la liberté individuelle

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article premier)

« Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration… » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article 2)

Nous sommes tous convaincus que l’idée du « moi » perçu comme valeur première, celle de liberté et d’émancipation personnelle sont d’invention récente, qu’elles sont des conquêtes du siècle des Lumières et de la Révolution, obtenues, en particulier, contre la résistance de l’Eglise catholique.

Il suffit de citer, pour cela, le pape Pie VI qui déclara en 1791 :« C’est dans cette vue qu’on établit comme un droit de l’homme en société cette liberté absolue qui accorde cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux ».

Le pape se réfère expressément à l’Article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lequel consacre la libre communication des pensées et des opinions comme un des droits les plus précieux de l’homme. Le pape, toutefois, en mettant en garde contre les excès de cette liberté, qui, selon lui, est licence, méconnaît étrangement que l’idée d’un « moi » souverain a initialement sa source dans le message évangélique.

L’Antiquité gréco-latine, par exemple, ignorait le concept de personne ou d’individu détaché du groupe dont il fait partie. Jacques Monod, pour ne citer que lui, notait à ce propos : « Pendant des centaines de milliers d’années, la destinée d’un homme se confondait avec celle de son groupe, de sa tribu, hors de laquelle il ne pouvait survivre ».

Nos démocraties modernes concèdent à chacun de ses membres la capacité de se choisir lui-même librement – dans les seules limites du droit – les valeurs auxquelles il adhère, les opinions politiques qu’il défend ou les croyances qu’il assume.

Et, de fait, l’individualisme est de toutes les valeurs celle qui est considérée comme la plus occidentale. Elle constitue, selon Guillebaud, le cœur incandescent de la modernité et plonge ses racines au cœur même de l’héritage judéo-chrétien.

C’est dans le message évangélique et dans les Epîtres de Paul que cette reconnaissance de l’individu comme valeur première apparaît en pleine lumière. « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés », écrit-il dans l’Epître aux Galates (Ga 5,1). La foi, en effet, ou la conversion, n’est pas et ne peut pas être une décision collective. Elle s’appuie toujours sur une relation directe au Christ et à Dieu. « Si tu veux être parfait, dit par exemple le Christ au jeune homme riche, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres… Puis viens et suis-moi ».

C’est là, dans l’intériorité de la conscience individuelle, que s’opère ce que Guillebaud appelle « la subversion radicale du premier christianisme ».

C’est saint Augustin qui a théorisé cette primauté du moi, si bien qu’il passe pour avoir inventé, bien avant Descartes, le cogito. Sa réflexion sur l’intériorité se résume dans une seule formule : « Noli foras ire, in te ipsum redi ; in interiore habitat veritas ».

Impossible de retracer ici les différentes étapes de la genèse de l’individualisme moderne et son émancipation progressive à l’égard du religieux. Rappelons seulement la distance prise à l’égard de la religion constituée par le protestantisme qui favorise le retour aux sources évangéliques et à une relation directe avec Dieu.

Eugen Drewermann, quant à lui, écrit : « Par sa doctrine de l’immortalité de l’âme et du jugement individuel, le christianisme a sans aucun doute contribué à établir la valeur inestimable de l’individu ».

L’égalité

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article premier)

En dépit des trahisons occidentales du principe d’égalité, nous sommes profondément convaincus que tous les hommes sont égaux et que, s’ils ne le sont pas de fait, ils le sont du moins en droit, étant tous revêtus d’une même dignité.

Pour nous autres Occidentaux une certaine forme d’inégalité immémoriale n’est plus admissible aujourd’hui : celle qui séparait le Blanc du Noir, le citoyen d’origine de l’immigré, l’homme de la femme, l’hétérosexuel de l’homosexuel, l’enfant légitime de l’enfant naturel, le bien-portant du handicapé etc.
D’où nous vient cette conviction ? Il faut d’abord voir que la plupart des « droits de l’homme » modernes sont des idées parfaitement étrangères à l’univers mental de l’Antiquité, qu’il s’agisse de celui des Grecs ou de celui des Romains. Le droit, en particulier, a pour unique fonction de maintenir l’ordre dans la cité, de remettre chacun à sa place et de rétablir l’ordre quand il a été perturbé. Or, cet ordre était marqué par une inégalité foncière : celle qui opposait le citoyen à l’esclave, l’homme libre au « barbare ». S’il est vrai que la cité grecque reposait, pour sa subsistance, sur le travail fourni par des esclaves, ceux-ci, en général, n’étaient pas considérés comme des hommes à part entière. Ainsi peut-on lire, sous la plume d’Aristote, cet aphorisme, ahurissant pour nous autres modernes : « Les barbares n’ont de l’homme que les pieds ».

Signalons toutefois l’exception du stoïcisme ! Dans une de ses lettres à Lucilius, Sénèque se demande comment il faut traiter les esclaves. A un contradicteur fictif qui ne fait que répéter l’objection « Servi sunt » (ce sont des esclaves), lui-même rétorque : « Immo homines » (bien au contraire, ce sont des hommes).

Quelle est donc l’origine du concept d’égalité ? Il est lié, de manière incontestable, à l’apparition du monothéisme. C’est là que se situe, selon Guillebaud, la grande rupture ontologique. « C’est en référence à un Dieu unique que tous les humains peuplant la terre entière pourront être perçus comme les mêmes ». Il cite à ce sujet Emmanuel Levinas qui écrit : « Le monothéisme n’est pas une arithmétique du divin, il est le don, peut-être surnaturel, de voir l’homme semblable à l’homme sous la diversité des traditions historiques… ».

Pour ce qui est du christianisme des premiers siècles, il est d’usage de citer la fameuse Epître aux Galates de saint Paul qui fonde cette révolution, incompréhensible et inacceptable pour les fonctionnaires romains ou les philosophes d’Athènes. « Il n’y a plus hommes ni femmes, ni Juifs ni Grecs, ni hommes libres ni esclaves, vous êtes tous un en Jésus-Christ ».

On peut aussi citer à l’appui les attaques virulentes des adversaires du judéo-christianisme des premiers siècles (tels Porphyre de Tyr, Celse ou Plotin), attaques qui portent justement sur cette affirmation égalitaire, considérée comme proprement scandaleuse.

De même l’islam, religion monothéiste, affirme dans le Coran : « Tous les hommes sont égaux entre eux comme les dents du peigne du tisserand ».

L’infidélité du christianisme au message évangélique commence au moment où il devient religion officielle sous Constantin, lorsqu’il se lie pour les siècles à venir au pouvoir temporal, c’est-à-dire aux plus puissants. Certes, il y a eu à toutes les époques des chrétiens qui ont redécouvert (au sujet de l’égalité) la simple vérité biblique, sur le plan intellectuel, mystique ou social (François d’Assise, par exemple).

Au siècle des Lumières et sous la Révolution française, l’égalité revendiquée par les philosophes puise largement aux sources du message biblique tout en s’opposant au cléricalisme établi.

La raison

« Tous les êtres humains … sont doués de raison et de conscience… » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article premier)

« De tous les héritages, voilà l’un des plus précieux ! », écrit J.-Cl. Guillebaud. C’est celui de la raison ! Celui de la raison raisonnable et mesurée ! La raison est indiscutablement la part grecque de l’héritage occidental.

L’émergence de la raison ne fut, à aucun moment, un processus naturel ou prévisible. C’est au VIe siècle avant J.-C., dans les villes ioniennes, qu’apparaissent les penseurs que les Grecs eux-mêmes appelleront les philosophes : Thalès, Anaximène, Anaximandre…

Ils se proposent de rendre compte de l’ordre des choses en procédant de manière critique grâce à la mise à distance, le questionnement et le doute. Ce qu’ils postulent derrière les apparences pour en rendre compte, ce n’est plus un dieu ou une force, mais un principe fondateur de l’ordre des choses. Ce qui gouverne le monde, ce n’est point Zeus, c’est la loi (nomos).

On a parlé à ce propos du « miracle » de la raison grecque puisqu’elle introduit un véritable bouleversement dans la perception du réel. Cette rationalité nouvelle ouvre la voie à ce que nous appelons aujourd’hui la science, mais aussi à ce que les Grecs appelèrent démocratie, puisqu’ils conçoivent la cité à l’image du monde comme gouvernée par la loi commune.

L’héritage grec de la raison fut recueilli avec enthousiasme à la fois par le judaïsme et le christianisme. Pour ce qui concerne la raison et la loi, juifs et chrétiens sont convaincus que le message biblique s’inscrit dans la logique même de la pensée grecque. Faut-il rappeler que c’est en grec que les premiers chrétiens ont lu ce qu’ils appelaient l’Ancien Testament (la Septante). Les auteurs chrétiens des premiers siècles, ceux qu’on appelle les « apologistes », tel Justin Martyr, s’attachent à montrer la convergence entre la pensée grecque et ce qu’il y a de meilleur dans le christianisme.

Signalons aussi, en reconnaissance, le rôle décisif joué par l’islam dans la propagation de la pensée rationnelle dans l’Occident médiéval (Averroès). Remarquons enfin que la raison grecque, comme raison critique, est inséparable de la liberté spirituelle et de ce que nous appelons la tolérance.

Nous ne pouvons ici que mentionner le débat sur l’opposition entre la raison et la foi, perçues généralement comme appartenant à deux ordres distincts et complémentaires de la vérité (Luther : la raison perçue comme infirme devant la foi).

L’universel

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article premier)

« Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration… » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article 2)

Voilà donc posée la question de l’universalisme. Quelle est l’origine historique de cette notion ?

Dans son essai « Saint Paul. La fondation de l’universalisme » (1997), le philosophe Alain Badiou s’est interrogé sur l’importance décisive de saint Paul dans la fondation de l’universalisme. Il est remarquable que lui, qui récuse l’essentiel du message chrétien, croit trouver dans les Epîtres pauliniennes et, en particulier, dans la fameuse « Epître aux Galates, une formulation fondatrice de l’universalisme. Pour Paul, en effet, la définition de l’être humain ne devait plus être référée à une identité particulière (juif, grec, homme, femme, homme libre ou esclave), mais à la seule croyance en Jésus-Christ.

Toutefois, si les Epitres de Paul contiennent sur la question de l’égalité comme sur celle de l’universalisme (qui en est le corolaire) des affirmations proprement inouïes, il ne faut pas perdre de vue le contexte historique et philosophique dans lequel elles s’inscrivent : celui du judaïsme et de l’hellénisme.

Dès après les conquêtes d’Alexandre en Méditerranée (de 333 à 324 avant J.-C.), le judaïsme se trouve confronté à l’hellénisme universaliste. Alexandre, en effet, qui rêve de fusionner les Macédoniens, les Grecs et les Perses en une seule race, se veut le guerrier de l’universel. A ses yeux, l’unité du genre humain (konia) doit s’appuyer sur une langue unique (koïnè). Dès le IIIe siècle (avant J.-C.), les communautés judéennes de la diaspora parlent le grec, la langue des vainqueurs.

La Septante (la Bible traduite en grec) transpose en mots et concepts empruntés aux écoles philosophiques grecques les tournures et notions spécifiquement sémitiques.

Philon d’Alexandrie (20 avant J.-C. – 45 après J.-C.), le représentant le plus éminent de l’école philosophique d’Alexandrie, interprète la Torah selon les catégories hellénistiques. Son message est explicitement universaliste : « Le monde est en accord avec la loi et la loi avec le monde, et l’homme soumis à la loi est par là même citoyen du monde. » On peut estimer que les pharisiens de Jérusalem (dont saint Paul faisait initialement partie) étaient les héritiers directs de cet universalisme judéo-hellénistique.

A mesure que, sous l’influence de saint Paul, le christianisme missionnaire se tourne vers les païens, le judaïsme se replie sur lui-même et l’étude du Talmud. Les premiers chrétiens se présentèrent en tout cas comme les seuls détenteurs du message universaliste (Verus Israël ! Le nouvel Israël !). C’est notamment sur ce point que porta le conflit avec le judaïsme. En opposant le Nouvel Israël « selon l’esprit » à l’ancien Israël « selon la chair », Paul souligne la primauté de l’universel sur le particulier, la prévalence de la foi en la résurrection du Christ sur l’appartenance. En ce sens, on peut dire avec Alain Badiou, que Paul participe à la fondation de l’universalisme.

Reste à comprendre comment on pourrait aujourd’hui réconcilier universalisme et singularité. Le propre de la mondialisation, note Guillebaud, telle qu’elle est dévoyée par la société marchande, c’est qu’elle menace à la fois l’universel et la différence. Or les deux sont à réhabiliter et à défendre, afin d’échapper à la barbarie obtuse du populisme qui ne sait voir l’autre que comme une menace.

La justice

« Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial… » (Déclaration universelle des droits de l’homme, article 10)

L’anthropologue et philosophe français René Girard a montré la présence dans toutes les cultures du sacrifice comme immolation réelle ou ritualisée d’un « coupable » pour refonder l’accord unanime et restaurer la stabilité du groupe (cf., en particulier, « Des choses cachées depuis la fondation du monde », Grasset, 1978). Le sacrifice exprime la volonté de rejeter hors de la communauté la figure du mal, incarnée par un seul.

On peut dire que le renoncement progressif au sacrifice, la très lente substitution du système judiciaire à la vengeance privée, a été obtenu grâce à la morale universelle issue du judéo-christianisme. Un fait qui n’a pas échappé à Nietzsche : « L’individu a été si bien pris au sérieux, écrit-il, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains. (Or) cette pseudo-humanité qui s’intitule christianisme veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié. »

En ce qui concerne notre histoire, il faut nous ressouvenir à quel point la querelle des sacrifices a joué un rôle central durant les premiers siècles de notre ère. En effet, la première et la plus gave subversion introduite par le monothéisme judéo-chrétien dans l’empire romain fut la condamnation sans appel des sacrifices. Pour les premiers chrétiens, en tout cas, le sacrifice de la croix est le « dernier » des sacrifices, celui qui abolit tous les autres, ainsi que le proclame, par exemple l’épître aux Hébreux : « Le sacrifice du Christ est unique, définitif, fait une fois pour toutes, et au bénéfice de tout homme… »

En refusant les sacrifices et les cultes païens, les chrétiens s’affranchissent du même coup de toute sujétion « religieuse » à l’empereur en dénonçant le culte impérial. C’est dire que le message évangélique sape à la base le principe même du pouvoir temporel et infléchit – virtuellement – toute l’histoire du monde.

Malheureusement, le christianisme, à partir de Constantin, de persécuté qu’il était se fait lui-même persécuteur. On renonce brusquement à l’esprit de dissidence pour recommander l’obéissance au pouvoir en se référant notamment au fameux texte de l’Epître de Paul aux Romains où il écrit : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a pas d’autorités qui ne viennent de Dieu et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu ».

D’où, selon Guillebaud, « cette terrible ambivalence du catholicisme historique – libérateur et oppresseur, subversif et répressif, défenseur des victimes et inquisitorial, anarchiste et théocratique, qui imprégnera toute l’histoire occidentale ». Le théologien Jacques Ellul ne mâche pas ses mots lorsqu’il dénonce ce qu’il appelle « la trahison des Eglises » historiques.

Comment comprendre alors, comment expliquer que le message biblique ait pu se pervertir à tel point à travers l’histoire ? Selon René Girard, c’est que la durée historique – le temps nécessaire à l’accomplissement – est inséparable de la Révélation elle-même. En d’autres termes, le message biblique est bien trop explosif, trop radical pour être immédiatement compris par des sociétés humaines enlisées dans le sacré de l’univers sacrificiel.

L’espérance et le progrès

« Considérant que dans la Charte les peuples des Nations unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme … et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social … » (Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme)

Les auteurs de la Déclaration, s’ils ne parlent pas d’espérance, utilisent un langage quasi religieux en exprimant leur foi, sur la base des droits humains, dans le progrès de l’humanité. Or, l’idée de progrès n’est rien d’autre que l’idée d’espérance chrétienne laïcisée.

Le philosophe Emmanuel Levinas a évoqué l’espérance dont nous risquons aujourd’hui d’être orphelins en faisant ce sobre constat : « Nous étions accoutumés à l’idée que le temps va quelque part ». Or, écrit-il, « le temps promettait quelque chose ». Depuis quand donc étions-nous accoutumés à cette certitude ?

Le philosophe allemand Karl Jaspers, en s’interrogeant sur l’origine et le rythme de l’histoire des idées, a défini une « période axiale » qu’il situe autour du VIIe siècle avant J.-C. durant laquelle apparaissent les fondateurs des grandes traditions religieuses et philosophiques : Confucius, Lao-tseu, Bouddha, Zarathoustra, Pythagore, Platon…

C’est durant cette « période axiale » que surgissent en Palestine les grands prophètes du judaïsme : Jérémie, Isaïe, Jonas, Ezéchiel, Daniel… Jérémie, en particulier, est né vers 650, alors que commence le judaïsme proprement dit, après la destruction du premier temple de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587.

Le message dont sont porteurs les prophètes juifs est en contradiction totale et en rupture avec la vision du monde proposée jusque là par les sagesses polythéistes : elle a trait à la perception du temps. Le temps des prophètes n’est plus le temps courbe ni cyclique. Il n’est plus gouverné par l’éternel retour, mais par l’attente et l’espérance. Il rejette aussi bien le « destin » grec que le « cycle » du bouddhisme. La prévalence du futur dans la perception juive du monde est aussi l’une des conséquences de la destruction du temple, du séjour en exil des juifs et de la centralité de leur foi organisée autour de la Torah.

Le Talmud exprimera cette révolution messianique en une seule phrase : « Il n’y a pas de destin pour Israël ». En ce sens, le judaïsme est la première religion, comme l’a exprimé Shmuel Trigano, qui « attend avec une intensité radicale le changement du monde ». « L’espérance, écrit-il, est sans aucun doute le trésor le plus précieux qu’Israël a apporté à l’humanité ». La démarche prophétique construit le « temps droit », qui deviendra, plus tard, celui du judéo-christianisme.

Elle s’enracine, d’ailleurs, dans la perpétuation du souvenir, à tel point que mémoire et espérance sont intimement liées. On peut interpréter en ce sens le quatrième commandement hébraïque dans lequel le mot – zakhor – signifierait « souviens-toi du futur ». Selon Stéphane Mosès, « à l’échelle de leur histoire collective, la mémoire – c’est-à-dire l’actualisation du passé – se confondrait avec l’espérance, c’est-à-dire l’anticipation de l’avenir ». Comprise en ce sens, l’espérance n’est pas seulement attente, mais aussi volonté de changer le monde considéré comme inachevé.

Le christianisme, en tant qu’héritier immédiat et continuateur du prophétisme juif, donnera à celui-ci une portée universelle en se répandant sur la planète entière. Paul de Tarse sera le premier à reformuler dans le langage évangélique cette espérance eschatologique qui passe pour déraisonnable aux yeux des Grecs quand il leur annonce l’incroyable : un nouvel Adam, une nouvelle humanité possible ! C’est cela le cœur de la subversion évangélique, elle-même enracinée dans le prophétisme juif.

Tout au long des siècles, cette subversion cheminera et chemine encore : à la fuite hors du monde – celle des pères du désert, par exemple – s’oppose le christianisme actif et engagé qui refuse la violence et les inégalités.

L’idée d’espérance ressurgira dans l’histoire dans l’invocation du progrès, compris dans son acception laïque et moderne. Karl Marx, par exemple, écrit dans sa XIe Thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde de différentes manières. Ce qui importe, c’est de le changer ».

François Châtelet écrivait à ce propos : « Le marxisme actuel, qui continue de nous promettre des lendemains qui chantent, travaille encore avec ces catégories qui ne sont que de la philosophie de l’histoire chrétienne laïcisée, tout simplement. » Georges Bernanos, quant à lui, voyait dans le marxisme une « idée chrétienne devenue folle ». Cette folie consistait à confondre le principe de l’espérance avec celui de la nécessité, et surtout, de mettre le crime à son service.

Aujourd’hui, qu’en est-il de l’espérance ? Avons-nous renoncé de peser, un tant soit peu, sur le cours de l’histoire ou l’ordre du monde ? Renoncer à vouloir changer le monde et à faire advenir le Royaume de Dieu, ce serait accepter de laisser le monde aux mains des réalistes et des « méchants ». « Ce sont souvent les mêmes… », conclut Jean-Claude Guillebaud.

Conclusion

Quelle leçon dégager des développements qui précèdent ? Le philosophe italien Benedetto Croce l’exprime en une phrase lapidaire : « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens. » Par ce « nous » il nous désigne, nous autres, hommes et femmes de la modernité, que nous soyons croyants ou non.

Pour cela, il affirme s’appuyer non sur la foi ou un quelconque sentiment mystique, mais sur un constat purement anthropologique. A ses yeux, le christianisme a été à l’origine de « la plus grande révolution que l’humanité ait jamais accomplie : si grande, si complète et si profonde, si féconde de conséquences, si inattendue et si irrésistible… qu’elle ait paru … comme un miracle, une révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les choses humaines… » Pour Croce, la révolution introduite par le christianisme dans l’histoire humaine, c’est d’avoir agi « au centre de l’âme, dans la conscience morale… en mettant l’accent sur l’intimité et la particularité de la conscience… » (cité par Jean-Claude Guillebaud dans « Comment je suis redevenu chrétien », Albin Michel, 2007).

Pour finir, nous tous, citoyens du monde, croyants ou non croyants, nous tenons dans la Déclaration universelle des droits de l’homme un instrument qui nous permet d’influer sur le cours des choses. Mettons-le, sans triomphalisme, au service des sans-droits en rappelant les puissants à leurs obligations premières !

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