Le spirituel

Entre individualisation et pluralisme thérapeutique

Manchmal verlasse ich die Welt der Dualitäten, die Wirren der Wandlungen, die Achterbahnen der Gefühle, die Widersprüchlichkeiten der Wünsche, das Pingpong von Gut und Böse, und werde eins.
Erstaunlicherweise stört es mich nicht, dass ich dann in dieser Einheit verschwinde.
(Timmerberg Helge 2017: 203)

Lorsque les sociologues de l’après-guerre constataient statistiquement une baisse significative du nombre de pratiquants aux cultes, nombreux étaient ceux qui pensaient jusque dans les années 1980 qu’il y aurait une sécularisation constante, au sens d’une perte de la signification du religieux. Cela n’est que partiellement vrai. Les chercheurs en science des religions constatent qu’à côté de la croissance du nombre des non-confessionnels, le domaine religieux s’est diversifié, démocratisé, individualisé et privatisé. Le spirituel est également vécu dans d’autres lieux comme l’internet, des ateliers plus ou moins formels, des cours de yoga et de méditation. Selon la sociologue Véronique Altglas, les contenus de ces nouvelles tendances présentent souvent aussi une simplification et standardisation du spirituel.

De plus, à travers la migration et la globalisation, d’autres communautés religieuses et pratiques spirituelles deviennent plus connues, parfois combinées à des revendications politiques, comme c’est le cas pour le bouddhisme tibétain. L’ONG luxembourgeoise Les amis du Tibet a été fondée en 1995 et rassemble environ 500 membres. En 2005, à l’invitation de l’association, le Dalaï Lama a tenu une conférence au Luxembourg qui a attiré plus de 6.000 personnes.

La montée d’un marché du spirituel

A côté de cette mondialisation de visites à grande échelle de leaders spirituels, il y a aujourd’hui aussi un marché pour la spiritualité. Chaque librairie regorge d’ouvrages traitant de spiritualité. Les ateliers Tai Chi ou de Reiki ne sont pas gratuits bien sûr. De nouveaux entrepreneurs spirituels montent leur site-web et se font connaître via le bouche à oreille ou en distribuant leurs brochures dans les magasins bio ou autres. Finalement, les religions instituées s’adaptent elles aussi aux changements socio-technologiques et sont recomposées et transformées par ceux-ci. En France, un entrepreneur a lancé l’application mobile YouPray. La version 2.0 de la foi chrétienne surfe sur un vaste catalogue. Ainsi l’application propose des louanges, des playlists de chants chrétiens et des séances de coaching pour avancer dans sa vie spirituelle.

Le Grand-Duché connaît également ce déplacement du religieux. Selon l’étude de Monique Borsenberger et Paul Dickes sur les valeurs au Luxembourg (REVS) et résumée dans forum 308 par Michel Legrand, par exemple, la croyance dans une religion monothéiste baisse de 33 % à 28 % tandis que la croyance en une sorte d’esprit ou de force vitale augmente de 35 % à 38 % entre 1999 et 2008. L’étude démontre de plus, à côté d’un déclin progressif du religieux institué, une nette individualisation et une subjectivisation du rapport au religieux.

Cependant des différences persistent. Alors que les nouveaux courants spirituels ou nouveaux mouvements religieux veulent plutôt se légitimer à travers une alliance science-religion (qui n’a pas encore lu d’article sur des études scientifiques analysant les effets de la mindfulness ?) les religions monothéistes ont aujourd’hui tendance à assumer la ligne de partage entre « foi et science ».

‘Happycratie’ du tout individuel ?

Les points de vue et avis sur ces nouvelles spiritualités sont partagés entre chercheurs en sciences humaines. Certains, comme Jeremy Carrett et Richard King, considèrent cette évolution comme plutôt problématique. Dans leur ouvrage Selling Spirituality, ils critiquent l’attitude apolitique et autoréférentielle de nouveaux groupes spirituels occidentaux et leur forte tendance à se vendre comme un kit d’outils d’auto-optimisation. Ils accusent également certains acteurs de poursuivre principalement des intérêts financiers. Et enfin, ils affirment que ces développements dans le domaine spirituel ne feraient que refléter l’ordre néolibéral du tout possible et du tout individuel.

Ces allégations sont justes en ce qui concerne les conférenciers et entrepreneurs populaires de ce secteur, comme Deepak Chopra. Cependant, il faut également rappeler que personne ne peut survivre qu’avec de l’air, et cela compte aussi pour les personnes qui travaillent en indépendant dans le domaine du spirituel. En outre, faisant le compte – frais de formation et formation continue, location de salle – la plupart de ces acteurs ont des difficultés à s’installer. Cela pourrait expliquer certaines promesses exagérées sur des sites promotionnels pour des cours de yoga par exemple. Ainsi le centre de yoga La Source basée au Luxembourg promet sur son site « Une vie radieuse de bonheur et de paix ». Ses instructeurs se proclament carrément « professeurs expérimentés » qui transmettent un « yoga authentique ». Difficile de savoir, sur une histoire de quelques siècles, flanquée d’orientalismes coloniaux et postcoloniaux et modelages postmodernes, ce qui pourrait être authentique dans le yoga contemporain. Et de savoir pourquoi sur le marché spirituel ainsi que sur tout autre l’authenticité serait une qualité en soi.

Ce sont ces promesses de bonheur illimité qui poussent la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas à conclure dans leur ouvrage Happy­cratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies qu’actuellement, dans les sociétés occidentales, il y a une sorte d’impératif de bonheur. Une telle vision du monde profite selon eux en premier lieu aux coaches du développement personnel. Chacun est donc tout le temps incité à travailler sur soi – et cela principalement pour une économie axée sur la productivité. En même temps, cette forme d’individualisation du travail sur soi mène à une anesthésie de toute forme d’organisation collective visant des revendications politiques ainsi qu’une invisibilisation des souffrances sociales et personnelles.

Du non-sens qui fait sens

Mais nous pouvons aussi porter un regard différent sur certaines techniques et pratiques. On pourrait également voir dans ces tendances de démocratisation et métissage des opportunités pour repenser le spirituel. Peut-être faudrait-il penser la spiritualité comme la créativité. Certaines techniques telles l’hypnose ou l’auto-hypnose sont utilisées pour suspendre notre manière de penser au quotidien. Elles permettent l’abandon de l’analyse pour une pensée principalement imagée. L’entraînement autogène oriente l’attention principalement vers le corps en tant que lieu des affects. Les deux ne sont pas principalement des techniques spirituelles, mais elles peuvent être productives dans ce registre, tout comme la méditation. Ce sont des techniques qui peuvent provoquer une contemplation d’un monde derrière les mots. En outre, elles peuvent initier une réflexion sur son rapport au monde, son entourage et ses actes. Mais comme le dit l’auteur Haruki Murakami, celui qui voyage dans son intérieur doit connaître la voie de retour, sinon l’exploration peut devenir dangereuse. Ainsi, cet article ne veut pas être une publicité pour les auto-expérimentations farfelues. Tout de même : peut-être la spiritualité est-elle un domaine dans lequel des questions inconfortables sont incontournables ?

L’ethnologue Rane Willerslev écrit qu’il existe des paradoxes qui échappent à notre raison. Par exemple, personne, y compris un athée scientiste, ne peut raisonnablement réfléchir à sa propre mort. Le « soi », l’amour, la perception subjective du temps seraient d’autres exemples, mais aussi des expériences extraordinaires telles que des expériences extatiques. Ces expériences sensibles échappent au pur physicalisme. Certaines techniques ou symboles spirituels peuvent fournir un espace pour des sujets inévitablement humains tout comme l’art. Et tout comme l’art, la spiritualité pourrait être considérée comme du non-sens qui fait sens.

Les techniques d’exploration spirituelle et personnelle ne constituent pas nécessairement un développement exclusif du 21e siècle des pays occidentaux. Certains musulmans, par exemple, consultent des interprètes (eux-mêmes de confession musulmane) de leurs rêves, comme l’explique Amira Mittermaier dans Dreams that Matter pour les habitants du Caire. L’objectif est de déchiffrer le contenu symbolique de leurs rêves et de recevoir des messages personnalisés. Cette pratique individualisée existe depuis des siècles. Ou, comme le mentionne le philosophe Kwame Appiah, pour son pays d’origine, le Ghana, et ses ascendants les Asante, les ancêtres décédés et les esprits y font partie de la vie quotidienne. Ces relations aux esprits sont souvent très individuelles. Outre ces relations, la plupart des Asantes sont également impliqués dans d’autres communautés religieuses, musulmanes ou chrétiennes, par exemple. Ils ne voient aucune contradiction dans cette pluralité d’appartenances. On a tendance à croire que la globalisation et la connectivité moderne amplifient la diversité d’identités, cependant il faut se demander, si justement les nationalismes modernes ne seraient pas un des moteurs qui favorisent aussi le dogmatisme dans le domaine du religieux. Pensons ici à l’émergence récente du nationalisme hindou, de l’Islam politique, au judaïsme ultraorthodoxe et aux mouvements évangéliques.

Le spirituel et le pluralisme thérapeutique

De plus, au Ghana et au Caire, des rituels de guérison sont pratiqués dans lesquels un état de transe joue parfois un rôle. De même, dans le bouddhisme tibétain, les églises pentecôtistes, l’hindouisme, etc. Dans les pays occidentaux, les techniques de transe sont culturellement moins acceptées. Cependant, des recherches en anthropologie médicale telles que celles de l’anthropologue Gilles Bibeau et de William Sax e.a. suggèrent que ces techniques peuvent dans certaines circonstances soulager des souffrances mentales et intercepter des déséquilibres sociaux. Des études menées par l’OMS confirment cette hypothèse. Elles montrent que l’évolution des pathologies mentales dans les pays avec un fort pluralisme thérapeutique, comme l’Inde p.ex., où la médecine scientifique est pratiquée en parallèle à d’autres techniques autochtones, est nettement meilleure. Cependant ces phénomènes sont souvent difficiles à interpréter, car il s’agit d’une dynamique culturelle, sociale et biologique complexe. Les nouvelles approches combinant des approches constructivistes et naturalistes sont cependant prometteuses. Ainsi les anthropologues Rebecca Seligman et Arnaud Halloy proposent d’analyser l’interaction étroite entre le corps, dans ses dimensions sensibles et physiologiques, et les pratiques sociales dans leur contexte culturel. Néanmoins ces approches restent difficiles à opérationnaliser : les chercheurs scientifiques et les philosophes ne peuvent pas définir comment les interactions entre le biologique et le culturel s’articulent exactement et proposent parfois des concepts contradictoires.

Même s’il reste difficile de conceptualiser la notion de « conscience » et la relation corps-esprit, le goût pour le mystique est de retour dans les sciences dures. La renaissance débuta en 2006 avec la publication d’une étude d’un laboratoire de l’Université John Hopkins sur la relation entre la psilocybine et les expériences mystiques. Le papier argumentait que la psilocybine (substance aux effets psychotropes) pouvait initier des expériences qui ont pour les probants des effets durables et qui sont interprétés en tant que « spirituels ». De plus, l’article conclut que ces expériences pourraient être à l’origine des conceptions morales et éthiques qui se sont développées dans l’histoire humaine. Depuis, d’autres études de l’Université John Hopkins ont pu démontrer que ces expériences mystiques induites par la psilocybine ont des effets bénéfiques sur l’addiction, la dépression et la peur de la mort. Néanmoins, des études à plus grande échelle devront encore réaffirmer ces résultats pour être plus fiables.

L’acceptation de ces recherches reste modérée. Et, parfois, les chercheurs font même face à des hostilités ouvertes, par exemple de communautés évangéliques, qui dénoncent ces études comme « démoniaques », ou de façon plus subtile, les chercheurs subissent des pressions de la communauté scientifique pour orienter leurs recherches dans d’autres directions ou pour dissuader la publication de ces études. C’est un des constats du philosophe et éthicien médical Charles Foster. Ainsi Karl Jansen, qui a démontré que la kétamine, un sédatif pour chevaux, peut déclencher chez les humains une expérience de mort imminente, a rencontré des difficultés pour publier ses résultats. Foster se demande pourquoi la communauté scientifique a des réticences envers des études sur des expériences extraordinaires. Une des réponses pourrait être selon lui qu’elles renvoient à la grande et difficile question : qu’est-ce que cela veut dire « être un être humain » ?

Des philosophes mystiques ?

Tout comme les chercheurs de l’Université John Hopkins, le philosophe Peter Sjöstedt-H se pose la question si certaines réflexions influentes auraient pu être initiées par des expériences exceptionnelles. Selon lui, il y a des indices que le mythe de la caverne de Platon pourrait reposer sur une expérience de nature psychédélique. Dans Phaedrus, Platon décrit dans plusieurs passages des visions qu’il avait eues dans un état dans lequel il se décrit comme ayant délaissé son « emprisonnement corporel ». Ainsi Sjöstedt-H spécule que le dualisme corps-esprit occidental, formulé par Platon et repris dans le christianisme, pourrait reposer sur des états de conscience modifiée. Mais il ne faut pas remonter si loin dans le temps. Au printemps 2018 sur le site « Scientific American » John Horgan argumente que le Tractatus Logico-Philosophicus de Ludwig Wittgenstein fait seulement sens en considérant que le philosophe autrichien a eu des expériences d’ordre mystique. En se réfèrant à William James, fondateur de la psychologie des religions, il écrit que l’expérience mystique transcenderait la philosophie, la science et la raison elle-même. Ce serait donc une expérience inexprimable. Et justement le Tractatus est une méditation énigmatique sur ce que l’esprit humain peut appréhender et exprimer par le langage. Sa phrase la plus connue va dans ce sens : « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. » Mais il spécule aussi sur le caractère mystique de ce qui existe : « Nicht wie die Welt ist, ist das Mystische, sondern daß sie ist. » En outre il exprime que, même après que la science aura tout expliqué, rien n’aurait été expliqué, les vraies questions sur l’existence auront été intouchées. Les indices deviennent plus concrets encore dans Lecture on Ethics publié après la mort du philosophe. Il y décrit avoir eu des expériences dans lesquelles il s’est senti, selon ses mots, tenu par dieu et aurait perçu le monde comme un miracle. Ces mots peuvent sonner pathétiques pour une oreille du 21e siècle, mais si tel est son ressenti subjectif, qui veut lui nier ses sentiments.

 

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