Enseigner la diversité pour le temps long
Prospective des systèmes éducatifs et impératif de durabilité sociale
Pour les spécialistes de la prospective et du développement social de long terme, les transformations du système éducatif sont un aspect crucial pour notre avenir. Les incertitudes du XXIe siècle, au Luxembourg comme ailleurs, exigent une profonde diversification des savoirs. Cela nécessite avant tout le développement le plus large possible de l’enseignement des sciences et techniques, mais aussi des diversités linguistiques et des humanités, tout comme des savoirs de la complexité sociale, sans quoi nos sociétés pourraient perdre le contact avec les réalités du monde.
Une prospective sociale correcte exige d’y intégrer les enjeux scolaires, les opportunités de développement que l’on peut en saisir, mais également de réfléchir aux risques d’impasses sociétales que peut générer un système d’enseignement sclérosé ou inadapté. En effet, au-delà des succès documentés dans l’histoire contemporaine, nous savons aussi que les erreurs conceptuelles de l’enseignement peuvent conduire au sacrifice de générations entières au long terme, et remettre en cause les capacités de développement social, parfois brutalement et de façon irréversible. L’effondrement en 1912 de la Chine impériale, précipité par un cadre scolaire rigide et sclérosé, en est l’exemple emblématique.
En effet, ce que l’on attend du système éducatif – on peut parler rapidement ici de « l’éducation », un anglicisme bien pratique –, relève de trois dimensions complémentaires : le classement des enfants en niveaux scolaires correspondant à des fonctions hiérarchisées dans la société, l’investissement dans des savoir-faire utiles à l’économie et l’organisation sociale, et l’élévation humaniste, morale et politique des jeunes au niveau requis pour participer et s’intégrer à une citoyenneté pleine, entière et exigeante, où la philosophie, la poésie, les humanités, l’art et la capacité à s’exprimer dans le débat politique sont autant de capacités essentielles. Cet objectif idéal, voire utopique, reste une exigence dans des sociétés complexes, avancées, du XXIe siècle, dont les révolutions exigent une diversification du savoir.
Repenser le rôle de l’éducation dans le contexte de la troisième révolution industrielle (TRI) pour compléter le rapport Rifkin
Le rapport produit pour le Luxembourg par Jeremy Rifkin et son équipe1 a le mérite de montrer que le pays, plus que d’autres en Europe, prépare son avenir en comprenant les tendances essentielles de notre temps : après l’industrie de l’acier et du charbon, puis celle des technologies de l’électricité, de l’automobile et de la micromécanique, la TRI est celle d’Internet, de l’interconnexion globale des personnes et des choses, de la crise planétaire de l’environnement et des tensions qui pourraient précipiter notre effondrement.
Le rapport TRI souligne l’impact de ces tendances : la numérisation, les défis des énergies postcarbone, l’accumulation de tensions inégalitaires, mais aussi culturelles, la nécessité de reconsidérer notre place dans la globalisation, etc. Il souligne ainsi que l’univers de savoir requis s’est considérablement étendu et diversifié, et que le socle commun des connaissances de bases (lire et compter) doit intégrer également des dimensions inattendues.
Même si Rifkin se présente aussi comme un penseur social, en plus d’être un économiste prospectiviste, le rapport TRI néglige souvent l’importance des questions éducatives, reléguées à un rôle instrumental, utilitaire. L’éducation est pour Rifkin un outil du changement, guère plus. Le rapport propose de renforcer l’éducation et la formation tout au long de la vie pour assurer que « les changements à venir ainsi que les nouveaux modes de vie [puissent être] communiqués en permanence aux citoyens connectés de tout âge ». L’enseignement de l’économie circulaire, du digital, à l’alimentation durable de qualité, doivent être promus. Il faut plus généralement « investir dans l’éducation initiale pour fournir aux futurs travailleurs les compétences requises pour pouvoir évoluer avec le progrès technologique ». Un large chapitre est consacré à l’éducation financière, puisque le « Luxembourg semble être en retard » en ce qui la concerne.
Le rapport complet « propose à chaque étudiant un mètre carré de terrain » à cultiver, l’enseignement précoce du codage informatique et la participation à des opérations de recyclage des détritus. Ce sont certes de bonnes mesures qui complètent l’édifice de la connaissance. Mais il manque un concept d’ensemble et la prise en compte de l’enjeu central du XXIe siècle : celui d’une radicalisation de la diversité des connaissances présentes, requises, nécessaire pour s’établir comme adulte autonome et véritable personne intégrée dans la collectivité démocratique.
Le rapport Rifkin doit donc être complété du point de vue de l’éducation, qui est plus qu’un simple « investissement » ou une « mise à jour des savoir-faire ». Certes, l’éducation sert à évaluer, hiérarchiser et récompenser les mérites, mais elle se scléroserait si elle ne faisait que cela. Elle doit également transmettre des connaissances, toujours plus diversifiées, mais elle serait une impasse si elle se limitait à cela. Elle doit aider chaque personne et la population dans sa globalité dans sa progression vers un sens plus large de son humanité : enrichie en termes matériels, mais aussi culturels, démocratiques et philosophiques, pour une meilleure intelligence collective. L’analyse de l’histoire générationnelle contemporaine permet de réintégrer la perspective éducative dans la prospective de la TRI.
Pour une rétroprospective générationnelle
Pour parvenir à une rétroprospective du Luxembourg comme ailleurs en Europe, il convient de retracer le parcours des deux dernières générations. Cela permet de comprendre les transformations sociales et éducatives vécues par la génération des jeunes d’aujourd’hui en relation avec le vécu des précédentes.
Loin de l’effondrement complet que promettaient les années 1930 à l’Europe entière, notre continent s’est relevé d’un écroulement presque complet, résultant en des tensions sociales extrêmes accumulées au temps de la Belle Epoque, qui ne l’était pas pour tout le monde, tant les inégalités y furent extrêmes, comme le montre Walter Scheidel2. Depuis cet effondrement des années 1940, deux générations se sont succédé : la première génération qui a reconstruit une Europe industrielle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et la suivante qui a développé les sociétés postindustrielles que nous connaissons de nos jours.
Ce bilan générationnel est essentiel pour comprendre les besoins de la troisième génération, celle des jeunes d’aujourd’hui. Ici, il est important, comme le fit Karl Mannheim3, de rappeler que l’entité générationnelle n’est pas unitaire et cohérente, mais un système spécifique de complémentarités, de contradictions, voire souvent de conflits internes, entre élites et classe ouvrière, entre femmes et hommes, entre natifs et migrants, entre modernité et tradition, etc.
La première génération de l’après-guerre et la reconstruction
La première génération était constituée d’une fine élite universitaire (3 % d’une génération) formée encore majoritairement aux humanités. Le taux d’accès au baccalauréat était à peine supérieur à 10 % pour les jeunes des années 1930, les bacheliers d’alors intégrant donc d’emblée les classes moyennes supérieures du pays. Même si les mathématiques et les sciences gagnaient en reconnaissance, les études de latin-grec ouvraient la voie royale au droit, aux sciences politiques et même à la médecine. Un groupe plus large de techniciens et d’employés qualifiés était issu de l’enseignement secondaire court, relativement sélectif, technique et pratique. Une large moitié de la classe d’âge n’allait guère au-delà de l’école primaire, sachant à peine lire et compter, et rejoignait la classe ouvrière.
Cette génération connut la reconstruction, le plein emploi, l’expansion des classes moyennes salariées, l’extension de l’Etat-providence et de la démocratie sociale. En même temps, cette époque était patriarcale, antiféministe, colonialiste. C’est le paradoxe de structures sociales et familiales rétrogrades dans une économie avancée.
La deuxième génération et l’établissement de la société postindustrielle
La deuxième génération est celle de la société postindustrielle, dont la forme luxembourgeoise est celle de l’avènement depuis 1985 de l’économie bancaire et financière du pays, ouverte à la globalisation européenne. Ailleurs, les services ont souvent repris l’espace délaissé par les industries disparues : les centres urbains ont vu l’expansion des services qualifiés (commerce, services juridiques, médias, enseignement, etc.).
La massification scolaire a permis cette mutation des emplois : les diplômés de l’université passent ainsi de 3 % à plus de 10 % d’une classe d’âge, le baccalauréat récompense plus d’un tiers de la génération et les personnes sans diplôme ne représentent plus qu’un quart. Nettement mieux diplômée et socialement plus mobile, grâce à la formation des adultes, la population a fourni les nouveaux emplois qualifiés de la société postindustrielle.
La deuxième génération connut aussi la modernisation rapide des mœurs et de la culture, les transformations des structures familiales et la féminisation des classes moyennes salariées, l’apogée de la société de consommation et, en même temps, l’expansion du précariat, les incertitudes, la pauvreté et les inégalités nouvelles, et un souci croissant pour l’environnement dévasté. C’est le paradoxe de l’expansion culturelle dans un contexte économiquement difficile. Les écrits récents de Gérard Trausch4 complètent ce diagnostic, en particulier pour le Luxembourg.
Les défis de la troisième génération
La massification scolaire, la diversification des savoirs pour des populations plus vastes, ont permis à la deuxième génération de répondre aux défis de la société postindustrielle. Cette recette, malheureusement, ne suffit plus. Pour la troisième génération, celle des jeunes d’aujourd’hui, trois défis principaux sont à relever.
En premier lieu, le pays est dépendant de l’apport de migrants, en particulier de l’« immigration dorée », pour des pans entiers de secteurs qualifiés, la finance, mais aussi une grande partie de l’expertise avancée. Cette dépendance à l’importation d’« élites étrangères » signifie que des emplois pourtant désirables n’ont pas trouvé preneur sur le marché du travail national. L’enseignement universitaire et la formation diplômante tout au long de la vie devraient être une solution.
En deuxième lieu, des pans entiers de la jeunesse peinent à assimiler les savoirs même basiques qu’on attend d’elle : l’échec de masse menace les jeunes issus de l’immigration populaire, mais également, de nos jours, une part croissante des enfants issus des élites. La prolongation des études est une bonne chose, mais son extension indéfinie peut susciter démotivation et retrait, d’où une polarisation exacerbée entre les jeunes élites ultra-motivées, visant les plus prestigieuses universités et les meilleures carrières, et une masse grandissante en échec permanent. La solution ici est de diversifier l’offre scolaire pour que chaque élève trouve sa propre voie, pourvu qu’elle ouvre sur des débouchés réels.
La troisième difficulté est celle des divergences linguistiques et culturelles croissantes du pays. Avec Fernand Fehlen5, notamment, on peut établir l’histoire sociale du multilinguisme luxembourgeois. Alors que les élites du pays se distinguent encore par un parfait bilinguisme franco-allemand, le contexte contemporain est celui d’une complexification totale. Le multilinguisme est une expérience stimulante, mais il menace aussi la population entière de saturation cognitive : qui peut assimiler cinq langues ? Il peut en résulter des tensions croissantes entre les bénéficiaires d’un monde multiculturel stimulant et les autres, victimes de ségrégation et de discrimination dans une tour de Babel moderne de la fragmentation linguistique. Pour les jeunes du Luxembourg, dans leur plus grande diversité, ce n’est pas un moindre défi scolaire.
En vue des défis du XXIe siècle : plus de diversité pour plus de créativité
Si le rapport Rifkin contient des éléments intéressants, il reste à le compléter sous les aspects scolaires pour lesquels il demeure elliptique : les besoins nouveaux des étudiants dépassent le mètre carré de terrain promis, et une formation à la finance et au codage. Il en faut, certainement, mais il est plus urgent de les préparer aux diversités changeantes, extrêmes, de la globalisation, pour élever une jeunesse au rang d’adultes vivant dans une citoyenneté entière et capables de s’adapter aux défis du XXIe siècle. Cela exige l’émergence d’une diversité de talents, sans susciter de division, de ségrégation ou de discrimination parmi la nouvelle génération.
« Diversité » est alors le mot clé de tout ce débat : au développement, vital, des humanités, pour survivre dans la citoyenneté et la civilisation, il faut ajouter les sciences, toutes, même les plus récentes, la culture démocratique et l’intelligence collective. Cette diversité des savoirs doit aussi rencontrer la diversité des temps de la vie : chaque adulte doit pouvoir revenir étudier à différents âges dans un cadre universitaire et diplômant.
Il existe au Luxembourg des gisements extraordinaires de ressources cognitives pour le XXIe siècle, par la diversité de ses jeunesses et de ses origines. Ce que nous en ferons dans les années qui viennent conditionnera notre avenir pour des décennies entières. Ici, pour des enfants animés par une curiosité intellectuelle et une soif de savoir extrême, cette diversité permet d’accéder à des richesses de connaissance qui n’ont d’équivalent nulle part ailleurs. L’évidence optimiste est que, jusqu’à présent, le Luxembourg a toujours réussi à transformer ses défis en opportunités. Il reste que ces champs de tension préexistent, et que les ignorer aurait un coût considérable.
- https://www.troisiemerevolutionindustrielle.lu (dernière consultation : 25 août 2021).
- Walter SCHEIDEL, Une histoire des inégalités : de l’âge de pierre au XXIe siècle, préface de Louis Chauvel, Arles, Actes Sud, 2021.
- Karl MANNHEIM, Le Problème des générations, trad. Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou, Paris, Armand Colin, 2011 [1928].
- Gérard TRAUSCH, « Le Luxembourg, l’Europe et les inégalités sociales. Une autre approche », dans Caritas Sozialalmanach 2019, p. 175-200.
- Fernand FEHLEN, « Die Grundlegung des Luxemburger multilingualen Habitus – Die Einführung der zweisprachigen Primärschule 1843 und die Folgen », dans Matias GARDIN et Thomas LENZ (éd.), Die Schule der Nation – Bildungsgeschichte und Identität in Luxemburg, Weinheim, Beltz, 2018, p. 55-75.
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