Agriculture et développement
De la confluence des crises vers un nouveau paradigme ?
Alimentaire, environnementale, climatique… chacune de ces crises que nous traversons à l’échelle mondiale est étroitement liée aux enjeux agricoles et tout particulièrement au modèle de développement qui sera promu dans les pays du Sud en matière de production alimentaire. Si les ONG y ont un rôle à jouer, c’est autant pour accompagner les acteurs de terrain que pour alerter les pouvoirs publics sur les conséquences de politiques (commerciales, fiscales, etc.) qui contreviennent aux efforts en matière de développement.
Malgré les promesses du système agro-industriel, promoteur de la « révolution verte » dans les pays en développement, la faim dans le monde a continué de s’aggraver avant même la crise liée à la Covid-19, qui affaiblit encore davantage les plus vulnérables. Malgré la vision technologique imposée par les acteurs de l’agro-industrie sur les questions alimentaires, la compréhension des mécanismes qui sous-tendent le fléau de la faim s’est considérablement transformée et complexifiée au cours des deux dernières décennies, donnant lieu à des approches alternatives portées par les mouvements paysans et des organisations de la société civile, parmi lesquelles des ONG de développement.
Parmi ces acteurs, des ONG luxembourgeoises, au-delà de leur engagement humanitaire, se sont investies dans la lutte contre la faim dans le monde en soutenant l’agriculture familiale et en accompagnant les petits exploitants agricoles. Parmi elles, SOS Faim, dont l’histoire est celle d’une ASBL qui a évolué dans sa vision et s’est efforcée, à mille lieux d’une « approche projet », de développer une approche de l’accompagnement « sur mesure » faisant la part belle aux capacités d’initiative de ses partenaires, dans une relation basée sur la confiance et l’enrichissement mutuel.
Réclamer des droits et transformer les structures
En trois décennies, l’approche caritative à l’origine de l’ONG a laissé place à une « approche par les droits » qui fait des paysans non plus des « bénéficiaires de l’aide », mais des « détenteurs à part entière de droits ». Si une véritable révolution de perspectives s’est ainsi opérée au sein du courant le plus progressiste de la coopération au développement, SOS Faim a vu dans cette évolution la légitimation de son approche basée sur l’accompagnement des acteurs socioéconomiques que sont les paysans eux-mêmes, les mieux « placés » pour apporter leur contribution à l’édification de politiques publiques adaptées. Dès lors, le but poursuivi par l’ONG est d’améliorer l’accès aux moyens de production et de transformation des paysans, jusqu’à la commercialisation de leurs produits, tandis que pour certains, l’accompagnement se traduit par un renforcement des capacités à réclamer la réalisation de leurs droits. Car, et c’est l’un des paradoxes, tout en jouant un rôle majeur dans la production alimentaire, le monde paysan souffre de discriminations structurelles et voit ses droits élémentaires bafoués.
Ces discriminations ont été reconnues par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies qui a, le 27 septembre 2012, affirmé la nécessité de créer un instrument juridique spécifique, approuvant la constitution d’un groupe de travail chargé de préparer une déclaration pour les droits des paysans et paysannes. Deux sessions de négociation (en 2013 et 2015) ont permis d’aboutir, fin 2018, à l’adoption de la Déclaration pour les droits des paysans et autres personnes travaillant en milieu rural (ou Undrop, pour UN Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas) devant l’Assemblée générale des Nations unies, par 121 votes en faveur. Dont celui du Luxembourg qui, seul avec le Portugal, s’est ainsi démarqué de l’ensemble des pays membres de l’Union européenne, ceux-ci ayant préféré s’abstenir, voire voter contre. Cette victoire est le fruit de la mobilisation durant près de 20 années du plus grand mouvement paysan mondial qui revendique 500 000 membres : La Via Campesina.
« This declaration is an important tool which should guarantee and realize the rights of the peasants and other working people in rural areas. We urge all states to implement the declaration in conscientiousness and transparent manner, guaranteeing peasants and rural communities the access to and control over land, peasant’s seeds, water and other natural resources. As peasants we need the protection and the respect for our values and our role in society to achieve food sovereignty », a déclaré Elizabeth Mpofu, paysanne du Zimbabwe et coordinatrice générale de La Via Campesina au moment de l’adoption de ladite déclaration.
Si les droits des paysans sont enfin reconnus, reste encore à les faire appliquer. Pour cela, il est plus que jamais crucial de faire entendre leur voix, spécifiquement dans un contexte de conjonction de crises où leurs connaissances et leur savoir-faire, grâce notamment à leurs grandes capacités d’adaptation, recèlent des solutions leur permettant de faire face sur les fronts de la pauvreté, comme sur celui de la lutte contre le changement climatique et ses conséquences.
Sur le front de la pauvreté d’abord
L’agriculture constitue la principale source de revenus pour 80 % de la population pauvre dans le monde et représente le premier pourvoyeur d’emplois de la planète : elle concerne près de 40 % de la population active mondiale, mais les proportions peuvent atteindre 70 à 80 % dans les pays en développement. Or, ces ruraux constituent la majeure partie de la population pauvre des pays du Sud. Les activités agricoles jouent de ce fait un rôle déterminant dans la réduction de la pauvreté, la hausse des revenus et l’amélioration de la sécurité alimentaire1. Par rapport à d’autres secteurs, la croissance de l’agriculture a des effets plus efficaces2 sur l’augmentation du revenu des populations les plus démunies3.
Parce qu’elle produit la majeure partie des denrées alimentaires de base, l’agriculture peut donc constituer un levier majeur dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités, ainsi qu’en matière de réalisation des droits humains. Une population paysanne dont les droits seraient respectés sera l’acteur le plus en capacité de combattre l’extrême pauvreté, d’assurer la sécurité alimentaire, d’améliorer la nutrition et de renforcer les économies locales. Mais pour en arriver là, un long chemin reste à parcourir afin de restaurer une équité dans le fonctionnement actuel du système alimentaire mondial, dominé par l’agro-industrie, non du point de vue de la capacité à nourrir le monde, mais de celui de la fixation de règles commerciales et notamment de la tendance à tirer la rémunération des producteurs vers le bas.
Une des conséquences de cette domination est que, au sein des pays moins avancés, c’est sur les épaules des producteurs vivriers travaillant sur de petites structures que repose la majorité des approvisionnements alimentaires locaux, alors que les moyens alloués pour le développement agricole (sous forme de subventions publiques, voire de coopération au développement) se concentrent largement sur les grandes exploitations agro-exportatrices. C’est en vue d’un rééquilibrage de ces distorsions qu’opère une ONG comme SOS Faim, qui entre en partenariat avec des regroupements de producteurs et met à leur disposition un appui technique, organisationnel et financier. On citera à ce sujet l’exemple du dispositif Agri+, une initiative visant à répondre au manque d’accès à des solutions de financement adaptées par des exploitations familiales qui représentent toujours la grande majorité des acteurs du secteur agricole en Afrique de l’Ouest. Mis en place en 2016, grâce au financement du ministère des Affaires étrangères et européennes du Luxembourg, le dispositif Agri+ a pour objectif prioritaire de « développer une offre qui réponde aux besoins de financement des exploitations familiales en matière d’agriculture et d’élevage ».
Construit autour de partenariats tissés avec des institutions financières et des organisations de producteurs agricoles, le dispositif combine deux outils financiers – ligne de crédit et fonds de garantie – avec un programme de formation en finance agricole, destinés aux organisations paysannes. En travaillant sur les conditions d’une négociation responsable et équitable entre le secteur financier et le monde paysan, à même de soutenir un développement viable des agricultures familiales, Agri+ vise à améliorer les conditions du financement agricole en Afrique de l’Ouest.
Cette approche se démarque ainsi nettement des offres proposées par la plupart des institutions de microfinance. Bien qu’elles aient le vent en poupe, tout particulièrement au Grand-Duché, force est de constater qu’elles « peinent toujours à apporter une réponse adaptée aux besoins des agricultures familiales, tant en termes de volumes financiers que d’adéquation des services offerts. La concentration du secteur en grands réseaux, tout comme l’évolution du cadre réglementaire, conduisent à resserrer les stratégies de développement des institutions de microfinance (IMF) autour d’objectifs de viabilité financière et de minimisation du risque, peu favorables au financement d’activités agricoles », explique Nedjma Bennegouch, responsable du Service des partenariats à SOS Faim.
Favoriser la modernisation des exploitations familiales, via des investissements adaptés et viables, est l’axe de travail d’ONG actives en matière de lutte contre la faim dans un contexte où, comme l’indique l’agronome Marc Dufumier dans son ouvrage paru en 2020, De la terre à l’assiette, les écarts de productivité du travail peuvent aller d’un à mille entre les producteurs vivriers et leurs concurrents situés dans les grandes industries agro-exportatrices.
Ce différentiel ne pouvant se résorber du seul fait du renforcement des acteurs de l’agriculture familiale, un autre axe de travail s’impose aux acteurs du développement : celui du plaidoyer politique – face aux écarts de productivité, mais aussi aux distorsions dans l’accès aux marchés internationaux et à la libre circulation des marchandises, les règles du commerce international s’avèrent beaucoup plus favorables pour les acteurs les plus forts, au détriment des pays en développement. Mettre en évidence ces distorsions, nées en particulier des règles commerciales et fiscales internationales, est donc nécessaire pour rappeler aux décideurs politiques européens l’engagement pris par les signataires du traité de Lisbonne de veiller à la cohérence des politiques pour le développement.
Cependant, au-delà encore de la responsabilité des politiques mises en œuvre, on doit également relever un déficit de politiques en matière de régulation des multinationales implantées dans les pays en développement. Nombre d’entre elles, soucieuses de maximiser les bénéfices de leurs actionnaires, le font au détriment des droits humains des populations locales, où ces sociétés profitent de surcroît de la faiblesse des structures étatiques pour éviter l’impôt local et transférer leurs bénéfices vers des destinations paradisiaques… Tout comme les populations concernées, les ONG se sentent bien souvent impuissantes face à ces rouleaux compresseurs. Mais l’alliance des mouvements sociaux et paysans avec des ONG permet de dessiner l’alternative d’un monde fondé sur le respect des droits humains.
Agriculture pour ou contre le climat ?
Avec le respect des droits humains, le respect des sols et de la biodiversité participe aussi de l’horizon paysan. Et si la faible productivité agricole résulte de la pauvreté d’une part, mais aussi de la sobriété des moyens matériels mis en œuvre d’autre part, la grande force de l’agriculture familiale se situe dans l’héritage millénaire de savoirs endogènes, qui donne aux paysans et paysannes la capacité de produire sur des terres pauvres et arides, de sauvegarder les biodiversités cultivées en conservant et en adaptant leurs semences, de combiner les cultures pour tirer le meilleur parti de leur sol…
En somme, ils utilisent pour partie des pratiques que la réaction contemporaine au productivisme débridé rassemble désormais sous le terme générique d’« agro-écologie ». L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), entre autres, le popularisent pour encourager le changement de modèle agricole devenu indispensable afin de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre causées par l’agriculture alliée à la chimie. Ces méthodes d’adaptation qui visent à accroître la résilience des systèmes agricoles et alimentaires ont effectivement fait l’objet d’un examen complet dans le rapport spécial du GIEC sur la Terre4, paru en 2019. Ces méthodes consistent à adopter des pratiques s’appuyant au maximum sur les cycles biologiques naturels, alors que les grandes exploitations ayant su maîtriser des systèmes agro-industriels efficaces le font au prix d’un épuisement des écosystèmes qui menace désormais les gains initiaux. Ainsi, alors que l’Afrique dispose des surfaces agricoles qui devraient lui permettre de se nourrir elle-même, elle dépense 35 milliards de dollars par an pour importer des aliments, mais échoue toujours à nourrir sa population : en Afrique subsaharienne, près d’une personne sur quatre souffre de la faim.
Le développement agricole est donc bel et bien une nécessité, mais qu’on ne s’y trompe pas : la réduction de la pauvreté rurale est incompatible avec le modèle productiviste qui doit être battu en brèche si l’on veut concilier la diminution des émissions de gaz à effet de serre avec l’amélioration de la disponibilité et la qualité nutritionnelle des productions, tout en réconciliant agriculture, nutrition et climat. Seule une mutation vers des systèmes agricoles accordant une large place à l’agro-écologie permettra à la fois de résister au durcissement des effets du réchauffement et à la réduction des émissions qui le provoquent.
Cette mutation, fondamentale, dessine un chemin vers la réalisation des droits, mais ne saurait formuler à elle seule la totalité des transformations qui doivent advenir pour que les exploitations familiales agricoles soient en mesure de nourrir leur pays, tout en vivant dignement de leur travail. A ce titre, la mobilisation des mouvements paysans et la convergence des luttes avec les mouvements sociaux pour revendiquer les conditions de la réalisation des droits est un enjeu capital pour l’avenir. Et les ONG y ont leur part à jouer afin de faire bouger les lignes et de faire reculer les discriminations qui continuent à peser sur les populations paysannes.
Laissons à Achille Mbembe, dans sa Critique de la raison nègre, le soin de donner toute sa force à ce mot tabou qui est en toile de fond de toutes ces problématiques et qui contraint les ONG à l’autocensure pour ne pas passer pour d’affreux gauchistes : « Puissance de capture, puissance d’emprise et puissance de polarisation, le capitalisme a toujours eu besoin de subsides raciaux pour exploiter les ressources planétaires. Tel était le cas hier. Tel est le cas aujourd’hui. […] Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. »
- https://www.banquemondiale.org/fr/topic/agriculture/overview (toutes les pages Internet auxquelles il est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 23 novembre 2021).
- https://documents1.worldbank.org/curated/en/700061468334490682/pdf/95768-REVISED-WP-PUBLIC-Box391467B-Ending-Poverty-and-Hunger-by-2030-FINAL.pdf
- https://documents1.worldbank.org/curated/en/187011475416542282/pdf/WPS7844.pdf
- https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/4/2021/02/08_Chapter-5_3.pdf
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