Idées sur une politique de santé et un système de santé pour le Luxembourg

Le titre de cet article était initialement celui d’un essai que j’étais en train de résumer. Mon essai était basé sur ce que j’avais sous la main comme informations : la vision 2030 et les revendications politiques de la Fédération des hôpitaux luxembourgeois (FHL) ainsi que le Plan national santé (PNS) et le Plan national santé mentale 2024-2028 (PNSM), récemment officialisés par le gouvernement. Et plusieurs milliers d’autres documents : littérature scientifique, législation sanitaire, etc. 

Le lendemain du délai pour la remise de l’article, je trouve enfin, comme par miracle, les programmes électoraux du CSV, du DP et du LSAP, à moins de deux mois des législatives. Jusque-là, l’indisponibilité des programmes a contrasté avec l’omniprésence des logos, des slogans et des candidats. Tout était donc à réécrire.

Accès total

Les programmes électoraux disponibles à la date butoir, et par ailleurs peu consistants et détaillés, écrits par des personnes mal informées, étaient ceux de Déi Gréng et de Déi Lénk. Disons-le d’emblée : l’idée d’une médecine à cent pour cent publique, étatique, telle que proposée par Déi Lénk, ne marchera tout bonnement pas… faute de candidats disposés à se soumettre aux impératifs d’un tel régime, alors que tout plaide pour davantage de libéralisation, plutôt que l’inverse. C’est par rapport au degré de celle-ci que se distinguent les programmes des autres partis.

La veille des élections, le Luxembourg semble avoir étendu son thème privilégié, celui de l’accès au logement, à celui des services de santé, pour ne pas dire à celui de l’accès tout court. En plus du déclin de l’Education nationale, sinon de l’éducation tout court – les deux se renforçant mutuellement. Question de société s’il en est, et qui en dit long sur le reste. Et qui n’est pas sans rapport avec le grand problème sur lequel tout le monde s’accorde : la pénurie de ressources humaines, de professionnels de la santé, de médecins et de soignants.

L’importance à accorder au virage ambu­latoire est reprise dans tous les programmes. Le débat porte sur le degré d’extension, de décentralisation et de libéralisation de celui-ci. Et sur les rapports (de force) entre le secteur hospitalier et le secteur extra-hospitalier – le premier étant soupçonné de poursuivre une logique hospitalocentrique au sein même du second – à mettre en place (plan extra-hospitalier, carte sanitaire extra-hospitalière).

Silence sur les prémisses

Il faudrait, à mon avis, commencer par interroger les prémisses de toute discussion sur l’avenir du système de santé : le discours érigeant en dogme le modèle économique et social de la croissance. Qui est en fait une spirale marquée par une double croissance, économique et démographique, tantôt promue, tantôt contemplée, tantôt critiquée.

© Carlo Schmitz

Tout se passe, somme toute, comme si nous avions besoin de toujours plus de monde pour financer, éduquer, soigner, loger, nourrir, déplacer, sécuriser, enfermer, mobiliser ou divertir. Toujours plus de monde : telle est la spirale enclenchée. 

Les deux arguments habituellement avancés en rapport avec le présumé impératif de croissance sont d’une part le financement de la sécurité sociale, notamment des pensions, et d’autre part le recrutement des ressources humaines, au-delà des frontières. La croissance économique est par ailleurs vue comme condition de possibilité du niveau de vie élevé (qualité de vie ? bien-être ?) d’une majorité de la population et des multiples modalités de redistribution sociale, y compris l’apparente gratuité des services (assortie, chez beaucoup, de la mentalité et de la posture qui vont avec).

Je n’approfondirai pas cette question ici, en me limitant à relever l’absence de débat, public et politique, notamment sur le modèle de protection sociale ou d’Etat providence en vigueur au Luxembourg (tributaire des cotisations sociales liées au travail). Autrement dit, de recherche de solutions différentes de celles qui ne font qu’en rajouter aux problèmes qu’elles sont censées résoudre.

Le fantasme de l’accessibilité totale et de la disponibilité totale a son corollaire : l’idéologie du progrès, de la croissance et de l’accélération sans fin, qui n’est pas sans réclamer son prix. 

La problématique du financement a deux faces : le financement de la sécurité sociale et celui du système de santé. C’est quant au financement des prestations de santé qu’un nouveau modèle dénommé value-based healthcare (VBHC) est en train de faire le tour du monde. Si cette notion n’apparaît pas moins de quatorze fois dans la vision 2030 de la FHL et qu’il s’agit de l’un des thèmes centraux de la Healthcare Week Luxembourg organisée à quinze jours des législatives, on ne la retrouve que trois fois dans le PNS. Elle est plus ou moins absente des programmes électoraux. Ce modèle a ses forces et ses faiblesses (voire ses ambiguïtés et risques). Citons parmi les autres notions-clés de ladite vision 2030 : le data-driven healthcare (DDHC).

Le plan des plans

Les défis posés au système de santé par l’accroissement de la population, de l’espérance de vie et des pathologies sont connus de tous : ils sont majorés de la pénurie de ressources humaines, également connue de tous. Tous les partis plaident pour plus d’ambulatoire, de rapidité, de proximité et de simplification. Tous les partis reconnaissent, une fois n’est pas coutume, l’importance, sinon la priorité à accorder à la santé mentale. La pandémie en a fait un incontournable.

Déi Gréng promettent d’établir un masterplan sur l’évolution du secteur de la santé pour les dix années à venir et de l’ancrer dans une loi sur la santé publique. On peut se demander en quoi les ingrédients de ce plan des plans vont différer du PNS, qui vient d’être officialisé par le gouvernement dont ils font partie.

Qui plus est, le LSAP a pris la résolution de « mettre en place un plan national de la santé mentale », alors que le PNS et le PNSM, qui portent les signatures des ministres de ressort socialistes, sont encore chauds. Que le CSV prévoie d’implémenter respectivement un « plan santé global » et un « plan d’action santé mentale », on peut encore le comprendre… si toutefois, après dix ans, le CSV retournait au pouvoir et si, après 50 ans, il se saisissait à nouveau de la santé publique. Ce n’est pas étonnant, au demeurant, que le parti dénonce, en plus de la pénurie de médecins et des longs délais d’attente, un système de santé périmé et précaire qu’il s’agirait de conduire, enfin, au XXIe siècle.

Alors que de l’avis du LSAP, le système de santé serait robuste et résilient, même s’il fallait relever les défis précités. Ce qui n’est pas surprenant, puisqu’il revient aux socialistes de défendre le bilan non seulement de la dernière législature, mais des quarante années de leur « règne » sur la santé publique. Ce qui est beaucoup, voire beaucoup trop pour d’aucuns. Abstraction faite de l’interruption libérale, de cette parenthèse insignifiante, qui date désormais de vingt ans.

Brainstorming national de la santé

Le système de santé de demain devra répondre aux critères de qualité des soins de santé de l’Organisation mondiale de la santé. Les soins devront être efficaces, sûrs, centrés sur la personne, dispensés en temps utile, équitables, intégrés et efficients. Personne ne s’opposera à ces principes. 

Dans les programmes, on parle volontiers de prévention et de promotion de la santé, par le biais de l’alimentation ou du sport. Cela ne fera de mal à personne. La décision relative à l’implémentation des trois principales mesures de prévention basées sur l’évidence en matière de mésusage d’alcool requiert, elle, du courage politique. Plutôt que la mise en place d’une énième plateforme d’orchestration de la non-décision. 

Ce qui manque, c’est l’analyse psychosociologique de l’état des lieux : on prône le rétablissement de l’image de la profession médicale, sans se soucier des tenants et aboutissants de son démantèlement.  

Face à tous ces plans existants et annoncés par les uns et les autres, la société luxembourgeoise de psychiatrie vient de conclure, en référence au PNSM : « Nous avons maintenant un plan ! Aurons-nous un plan pour le mettre en œuvre ? »

Impossible de commenter les nombreuses idées formulées dans cette forêt de plans et de programmes dans laquelle on ne voit plus les arbres. Pour ne pas dire dans ce brainstorming national de la santé. Si les idées sont inégales, elles ne sont pas toutes bonnes ni mauvaises. Mais plutôt que d’en rajouter – alors qu’il faudrait le faire, notamment en rapport avec la santé mentale des demandeurs de protection internationale –, sinon de décliner sans cesse les mêmes, on pourrait déjà mettre en œuvre celles qui existent. Mais lesquelles ? A côté des défis posés par le financement, la digitalisation, les parcours de soins et les ressources humaines, force est de constater que le défi des défis est celui de la gouvernance et du leadership.

Crise de vocation

Le PNSM recycle un certain nombre de concepts, et ne propose pas moins de
61 mesures et 272 actions, sans toutefois les détailler. La question-clé qui se pose, cela depuis le début de la réforme de la psychiatrie, est celle de la compétence de la gouvernance. Qui a été parfois à la hauteur de la tâche (décentralisation de la psychiatrie aiguë en 2005), mais souvent défaillante, en l’occurrence quant à la fiabilité de la planification (mythe de la désaffectation du triste emblème de la psychiatrie asilaire dénommé building).

Au problème de la gouvernance s’ajoute désormais la pénurie de main-d’œuvre. Autant en matière de PNS que de PNSM. On peut cogiter le meilleur plan du monde, assorti de centaines – et pourquoi pas de milliers – de résolutions, et on peut diffuser le programme électoral le plus exigeant en matière d’accessibilité, de continuité, de qualité et de sécurité des soins : faute de candidats disposés à se taper les services d’urgence et de crise 24/7, les directives des uns et les recommandations des autres, ces papiers finiront à la poubelle. 

Il n’est pas possible de résumer les remèdes proposés à ce qui a été identifié comme une crise à la fois de recrutement (manque d’inscriptions) et de maintien (départs prématurés), en un mot comme une crise d’attractivité : multiplication des cursus de formation dans le pays, révision à la baisse des critères, exaltation de la work-life balance au point d’en faire, comme dans la vision 2030 de la FHL, une life-work balance. On déroule le tapis rouge. A l’instar de l’armée et de la police. Sans oublier de rajouter de l’empathie, du pathos : « Prendre soin des soignants », selon la formule du PNS. 

Ce qui manque, c’est l’analyse psychosociologique de l’état des lieux : on prône le rétablissement de l’image de la profession médicale, sans se soucier des tenants et aboutissants de son démantèlement. Notamment dans les hôpitaux, avec l’avènement de la technocratie managériale et l’instrumentalisation croissante des médecins. Le besoin maintes fois cité de (re)valorisation laisse entendre le manque de valorisation, sinon la dévalorisation préalable.

Aussi, la crise d’attractivité est-elle une crise de vocation ou de la motivation intrinsèque. Pour les générations sacrificielles – et par ailleurs sacrifiées – d’avant la popularisation des notions de burn-out et de work-life balance, la vocation médicale était associée, par analogie avec la vocation religieuse, aux notions de sacerdoce, de sacrifice, de sacré, de renoncement, de dévouement, d’altérité, de transcendance. L’espace manque ici pour en approfondir l’analyse : le changement sociétal, le déplacement des valeurs, la dimension générationnelle, le balancier de l’histoire, etc. La crise de vocation, ou des vocations, comme celle du bénévolat, renvoie en même temps aux nouvelles configurations de l’engagement et de la militance, de la résistance et de la résilience, à l’ère de la mondialisation, de la numérisation, de la rebarbarisation et de la planétarisation des crises.

Enfin, la crise d’attractivité de la médecine, et plus particulièrement de la psychiatrie, relève aussi de la crise épistémologique de celle-ci. Au cœur de laquelle se trouve le réductionnisme technoscientifique qui a amputé la discipline de ses lettres de noblesse et de son supplément d’âme d’antan.

La question du sens

On peut par ailleurs se demander s’il ne convient pas, en ces de temps de polycrise et de permacrise, de compléter le PNSM par un Plan national santé spirituelle. Même si le spirituel a été amplement récupéré par le mental, pour ne citer que le boom des méthodes dites de pleine conscience. La perte des grands récits a été suivie par l’essor des nouvelles rationalités, narrativités, discursivités et spiritualités, plus en phase avec le monde globalisé d’aujourd’hui, oscillant entre désenchantement et réenchantement.

Au fur et à mesure que les églises se vident, les cabinets des psychothérapeutes se remplissent. Ce que l’on perd d’un côté, on le gagne de l’autre. Quand les chrétiens-sociaux cessent d’être chrétiens, il faut compter sur les socialistes pour remettre l’église au milieu du village. Là où le CSV travaille son nouveau look de parti cool, le DP a une longueur d’avance en tant que parti des selfies et de l’intime, tandis que Déi Gréng se battent avec l’image du parti de l’exigence morale et des interdits. La réalisation du projet-­fétiche de la coalition, celui de la « cannabisation » du pays, n’y aura rien changé. Espérons toujours que la coalition ne se sera pas plantée. Pour le reste, tous les partis ont à composer avec le problème de la crédibilité et les reproches de double standard (« gauche caviar »). C’est tellement humain.

L’éco-anxiété et la solastalgie (voir forum n° 432) ont leurs réponses du côté de l’éco-optimisme et, paradoxalement, de la collapsologie, si on considère que celle-ci participe de la spiritualisation de l’écologie, sinon du précité réenchantement du monde. Sans pour autant constituer une religion de substitution, ni une religion séculière, comme on voudrait le faire croire. Questions sur lesquelles il faudrait revenir.

Enfin, c’est du côté de l’écologie que nous avons le plus d’efforts à faire et surtout le plus à gagner. Une politique sanitaire digne de ce nom ne pourra pas se passer des approches holistiques de la santé (One Health, EcoHealth, Planetary Health, Green Health…), mises à la une dans le cadre de la pandémie (EU Global Health Strategy…). Elles sont de toute première importance à l’époque de l’anthropocène.

Impossibilité de conclure

Répétons-le, pour finir : faute de combattants sur le terrain, les visions, les plans, les stratégies, les programmes, les revendications, les résolutions, les annonces et les promesses resteront à l’état de déclarations d’intention et de vœux pieux.

La crise de recrutement est à la fois une crise d’attractivité et une crise de vocation. Ou une crise des valeurs, dont l’analyse et la recherche de solutions ne pourront pas se contenter du simple constat de leur changement. L’amélioration des conditions de travail et la prévention des risques psychosociaux, comme on dit, sont certes des mesures-clés à considérer pour augmenter l’attractivité et les performances du secteur. Mais il restera toujours une part de responsabilité, de complexité et de pénibilité intrinsèque à assumer, qu’il ne sera pas possible de contrebalancer, dans une logique de type work-life balance, avec de l’argent et du confort. 

En matière de santé, je voterai pour le parti qui saura présenter les meilleures réponses face à la pléthore des barreurs et à la pénurie des rameurs.  


Lesen Sie dazu auch unser Dossier 418 Mental Health (2021) im forum-Heft oder auf www.forum.lu.


Paul Hentgen est psychiatre et anthropologue.

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