- Gesellschaft
Un accès aux droits entravé par des préjugés encore bien ancrés
« La notion des droits de l’homme s’est effondrée à l’instant précis où ses partisans ont été confrontés pour la première fois à des personnes ayant effectivement perdu toute autre qualité et toute autre relation privilégiée de sorte qu’il ne leur restait plus rien excepté le fait d’être humain.1 »
Passerell, une association sans but lucratif active dans la défense et l’exercice des droits des demandeur·ses, bénéficiaires et débouté·es du droit d’asile au Luxembourg, perd sa raison d’être si nous ne croyons plus dans la notion des droits humains. C’est pourquoi je souhaitais entamer ce papier par cette citation d’Hannah Arendt, extraite de Il n’y a qu’un seul droit de l’homme.
Car si le droit existe pour protéger les personnes, nous en observons les lacunes sur le terrain. Les textes de droit ne sont pas neutres. Ils sont pensés à des époques précises, souvent pour des groupes précis. Ce qui fait que l’application du droit n’est pas neutre, mais tributaire d’un contexte politique.
Mon but ici est de partager notre expérience quant au suivi des bénéficiaires de Passerell pour ce qui est de l’accès aux droits et sur les aspects discriminatoires ou racistes de certaines pratiques.
Bien que le racisme « flagrant » soit de plus en plus décomplexé, nous nous concentrerons ici sur les éléments plus subtils, plus ancrés dans les pratiques, et dans le monde dans lequel évoluent les demandeur·ses et bénéficiaires de protection internationale. C’est pourquoi nous parlerons ici plutôt de racisme institutionnel2.
Illustrations sur le terrain
De nombreux faits dont nous sommes témoins proviennent de préjugés profondément ancrés dans nos sociétés européennes. Il existe un sentiment de supériorité – conscient ou inconscient – de la société d’accueil par rapport aux personnes accueillies, qui mène vers une application paternaliste des politiques d’accueil. Un exemple vient appuyer ce propos : la législation européenne et nationale impose l’obligation d’hébergement du demandeur d’asile dès le dépôt de demande de protection (en pratique, ce n’est plus systématiquement respecté). Un·e demandeur·se d’asile bénéficie d’une allocation mensuelle d’environ trente euros. Le logement, la nourriture et les frais médicaux sont pris en charge. Trente euros donc pour tout le reste ? C’est pour le moins modeste dans un pays où le coût de la vie est élevé. La possibilité de travailler n’intervient qu’après six mois de procédure et peu de personnes parviennent à mettre en pratique ce droit au travail (la procédure est très décourageante pour les employeurs potentiels)3. Très souvent, nous voyons que le sentiment de liberté qui accompagne celui d’arriver dans un pays qui protège et respecte les droits humains est anéanti après une ou plusieurs années de procédure. Les personnes vivent dans un état d’immobilisme forcé, leur vie étant suspendue à une décision administrative. Et on leur fait croire qu’iels ne sont plus responsables de leur futur.
Car l’information est détenue majoritairement par les institutions, les administrations et le système judiciaire. Les droits existent bel et bien, mais comment les appliquer quand l’accès à l’information sur ces droits est complexe4 ?
Par exemple, de nombreux demandeur·ses d’asile n’ont pas connaissance des critères qui vont être appliqués par l’administration pour décider ou non de leur octroyer le statut de réfugié·e : iels ne savent pas qu’il peut être dans leur intérêt de raconter des moments particulièrement douloureux de leur histoire, notamment pour démontrer qu’iels ont été victimes de persécutions dans leur pays d’origine. Une grande partie de notre travail vise à diminuer cette asymétrie d’information pour les préparer à leurs échanges avec l’administration.
Cette asymétrie est couplée à un manque cruel de détection précoce des vulnérabilités par les pouvoirs publics. Dans le cadre du projet « LEILaW5 », qui se concentre sur les violences fondées sur le genre et la violence domestique, nous avons suivi plusieurs femmes qui avaient subi une mutilation génitale, qui n’avaient pas eu la possibilité d’en faire part à l’administration et qui risquaient, elles ou leurs filles, des persécutions dans le cas d’un retour au pays.
Une volonté politique forte concernant la formation approfondie des professionnel·les et des services spécialisés (comme en Belgique par exemple, avec le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines qui existe depuis 1996) pourrait permettre de mieux évaluer les dossiers et de réduire l’ignorance au sujet de certaines thématiques liées à l’asile. Mais il faut aussi s’attaquer au racisme dans les procédures…
Un racisme structurel couplé à une société encore trop sexiste
Le racisme et cette déconnexion de la réalité des personnes qui viennent chercher une protection au Luxembourg s’accompagnent de discriminations fondées sur le genre. Le vocabulaire, parfois violent, laisse craindre qu’il s’agisse d’un problème systémique, non pas lié à l’attitude d’une personne, mais bien d’un système entier présentant des défaillances : « on n’est pas au souk » ou « on n’est pas au bazar » (propos tenus à l’oral).
Ces ignorances et attitudes paternalistes ont des conséquences dramatiques sur la vie des personnes.
Evidemment, ces préjugés n’existent pas que du côté des institutions. On les
retrouve aussi dans les milieux associatifs et militants, chez certain·es professionnel·les qui suivent les personnes, dans la presse, chez les politiques… Nous véhiculons chacun·e des a priori. J’ai été amenée à entendre lorsqu’il était question de violences domestiques dans un contexte de migration : les violences ne seraient-elles pas liées aux cultures des pays d’où sont originaires les femmes ? « ça se passe chez eux » ? Ces questionnements sont dangereux, racistes et stigmatisants pour les femmes et encouragent les discours de l’extrême droite.
Pourquoi cet article
En écrivant cet article, je n’ai évidemment pas pu m’empêcher de me poser la question de la légitimité, qui revient souvent : qui suis-je pour parler à la place des personnes concernées ?
Pour des raisons de sécurité, une personne réfugiée n’a pas toujours intérêt à se retrouver dans les médias, ne serait-ce que pour protéger la famille qui se trouve encore au pays. En outre, il existe chez certaines personnes que nous suivons la crainte de critiquer la société d’accueil : comment dire que le pays qui protège des persécutions ne permet pas d’accéder aux droits ?
Il s’agirait maintenant d’écouter les premières et premiers concerné·es pour tendre vers des sociétés européennes plus inclusives et égalitaires en termes d’accès aux droits et nous débarrasser des stéréotypes trop solidement établis.
- Hannah ARENDT, Il n’y a qu’un seul droit de l’homme, 1949, p. 104.
- Valérie SALA PALA, professeure de sciences politiques, qui étudie notamment la politique d’accès au logement en France, parle de racisme institutionnel. Elle explique qu’il est question de « racisme institutionnel lorsque, en dehors de toute intention manifeste et directe de nuire à certains groupes ethniques, les institutions ou les acteurs au sein de celles-ci développent des pratiques dont l’effet est d’exclure ou d’inférioriser de tels groupes ». Voir Valérie SALA PALA, « La politique du logement social est-elle raciste ? Le cas marseillais », in Faire-Savoirs, n° 6, mai 2007, p. 25-36 (voir p. 28).
- « 70 autorisations d’occupation temporaire, y inclus des renouvellements, ont été délivrées à des demandeurs de protection internationale en cours de procédure, à des bénéficiaires d’un sursis à l’éloignement pour raisons médicales et à des bénéficiaires d’un report à l’éloignement – comparées à 24 autorisations en 2021 et 42 autorisations en 2019. » Bilan de l’année 2022 en matière d’asile, d’immigration et d’accueil, p. 19. D’après ce même bilan, 2 269 personnes ont déposé une demande d’asile la même année (p. 4).
- Le site info-dpi.lu n’a été mis en ligne qu’en 2022. C’est une avancée tardive. Avant cela, il n’y avait que très peu d’informations sur les droits des demandeur·ses de protection internationale et bénéficiaires de protection internationale, regroupées et disponibles en plusieurs langues sur Internet.
- Listen Exchange and Inform on human rights Law for Women.
Ambre Schulz travaille pour l’ASBL Passerell depuis 2018. Depuis janvier 2023, elle est cheffe du projet « Listen, Exchange and Inform on human rights Law for Women », qui veille à promouvoir la sensibilisation et l’application de la convention d’Istanbul au Luxembourg.
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