Multinationales: droits humains avant profit

Alors que les politiques de commerce et d’investissement accordent des droits importants aux multinationales, il est temps de renforcer l’accès à la justice pour les victimes de violations des droits humains engendrées par leurs activités.

Il y a 24 ans, 30 000 habitants de l’Amazonie équatorienne, ainsi que des organisations de défense des droits humains, ont poursuivi la compagnie pétrolière Texaco devant la justice à New York pour réclamer une réparation suite aux dommages environnementaux causés par ses activités.

De 1964 à 1992, Texaco a extrait du pétrole dans la forêt amazonienne de l’Equateur laissant derrière elle plus de 1000 bassins toxiques remplis de pétrole qui ont contaminé les eaux et les sols de la région. En plus d’avoir détruit l’environnement, ces dégâts ont provoqué des taux élevés de cancer et de mortalité au sein de la population locale. Des peuples indigènes entiers ont été anéantis.

En 2001, Chevron a acheté Texaco et a réussi à transférer le procès en Équateur. En 2011, après des années de bataille juridique, un tribunal équatorien a donné raison aux plaignants et en 2013, la Cour suprême de l’Équateur a condamné Chevron Equateur à payer une indemnisation de 9,6 milliards de dollars. Sauf qu’en 2012 Chevron avait retiré tous ses actifs de l’Équateur laissant 350 dollars dans les comptes bancaires de sa filiale équatorienne. Les plaignants ont été forcés de réclamer l’argent dans d’autres pays, notamment au Canada et aux États-Unis.

A ce jour, ils n’ont toujours pas réussi à faire appliquer la décision du tribunal équatorien. Des procédures dans quatre pays différents sont en cours – aux Etats-Unis, au Canada, au Brésil et en Argentine – mais les communautés affectées n’arrivent pas à obtenir justice et réparation. Chevron dispose de ressources illimitées et d’une influence politique importante qui lui permettent d’éterniser le processus. Elle emploie plus de 2000 avocats et jusqu’à présent, elle a dépensé plus de 2 milliards de dollars pour sa défense.1

La lutte des communautés affectées par Chevron n’est pas un cas isolé. Lorsque des victimes de violations de droits humains engendrées par les activités des multinationales cherchent à obtenir justice, elles sont confrontées à des obstacles majeurs.

Le voile entre la société mère et la filiale

Aujourd’hui, il existe un décalage entre la réalité économique des multinationales et le cadre légal qui est censé réguler leurs activités. Les multinationales sont structurées de manière de plus en plus complexe et opaque. Elles agissent par le biais de plusieurs entités telles que des filiales, des sous-traitants et des fournisseurs établis dans des pays différents. Si un dommage est causé par une de ces entités, la mise en cause de la responsabilité juridique des groupes et des sociétés mères devient extrêmement difficile. Aux yeux du droit, chaque entité qui compose une multinationale est considérée comme autonome et sans lien juridique avec la société mère. C’est ce qu’on appelle l’autonomie juridique de la personne morale.

Or, la réalité économique est différente – les entités d’un même groupe ne disposent que d’une autonomie restreinte et les centres de décision sont souvent localisés à l’échelle de la société mère.

L’autonomie de la personnalité juridique constitue une sorte de voile entre la société mère et la filiale qui empêche les victimes de violations des droits humains de poursuivre en justice les sociétés mères et les sociétés donneuses d’ordre. Ainsi, les multinationales arrivent à échapper à leurs responsabilités.

Actuellement, de nombreuses multinationales sont plus puissantes en termes économiques que des pays entiers. Une étude de Global Justice Now2 observe qu’en 2015, sur les 100 entités les plus riches au monde, 31 seulement étaient des gouvernements (total des recettes budgétaires) alors que 69 étaient des multinationales (total de leur chiffre d’affaires). Contrairement aux États, les multinationales restent en dehors du système de régulation internationale en matière de droits humains.

Un système favorisant les droits des investisseurs

Alors que 85% des multinationales ont leur siège dans un pays du Nord, les populations affectées par leurs activités se trouvent majoritairement dans les pays du Sud3 où l’État n’assume pas toujours son rôle de protection des citoyens.

Les programmes d’ajustements structurels imposés depuis les années 1980 aux pays du Sud endettés ont démantelé les systèmes de régulation et la réglementation qui s’applique aux entreprises. Par ailleurs, la compétition à laquelle se livrent les gouvernements pour attirer les investissements étrangers les incite à proposer des conditions d’installation des plus favorables aux multinationales.

Par exemple, au Pérou, afin d’encourager l’investissement privé, l’État a adopté un assouplissement de la réglementation environnementale qui réduit les délais prévus pour la réalisation des études d’impact sur les sols, affaiblit le rôle de l’organisme de contrôle environnemental et autorise l’État ou les autorités communautaires à octroyer des terres aux entreprises privées sans l’accord de l’Assemblée nationale, allant ainsi à l’encontre de la législation et de la Constitution péruviennes. Un nouveau décret-loi accorde la possibilité à la police d’établir des contrats de sécurité avec les entreprises sur le temps privé des policiers et qui les autorise à porter leurs uniformes ainsi qu’à faire usage de leurs armes de service.

S’y ajoute que depuis les années 1990, une multitude d’accords commerciaux et de traités de libre-échange ont contribué à étendre fortement le pouvoir des multinationales en leur attribuant des droits importants. Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (Investor-state dispute settlement – ISDS en anglais), intégré dans de nombreux traités de libre-échange, permet à une multinationale d’attaquer un État si celui-ci prend une décision politique contraire à ses intérêts. Cet instrument vise à limiter les risques juridiques auxquels les entreprises s’exposent en investissant dans un pays étranger. Ces litiges entre États et investisseurs sont réglés devant un tribunal arbitral d’investissement – un tribunal privé chargé d’arbitrer le litige. Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), organe qui dépend de la Banque mondiale, arbitre la majorité des litiges.4 Le plus souvent, le jury d’arbitrage est composé de trois arbitres (généralement des avocats d’affaires) désignés au cas par cas, l’un par l’entreprise, l’autre par l’État et le troisième par les deux parties ou par la secrétaire générale du CIRDI.5

Des litiges de plus en plus nombreux et importants (en termes de montant réclamé par les investisseurs) sont introduits selon le mécanisme ISDS. Les plaintes sont déposées le plus fréquemment contre les gouvernements des pays en développement et émergents, pour qui ces procès s’avèrent très coûteux.

A la différence du système judiciaire, ce système privé de résolution des litiges est opaque et il est impossible de faire appel, même lorsque les amendes à payer par l’État s’élèvent à des milliards voire des dizaines de milliards de dollars.

En début 2017, la Commission européenne a annoncé vouloir remplacer le système controversé de tribunaux privés d’arbitrage – dans le CETA et les traités futurs – par un «Tribunal multilatéral chargé du règlement des différends en matière d’investissements». La réponse des organisations de la société civile en Belgique ne s’est pas fait attendre. Face à cette nouvelle tentative de renforcer l’accès à la justice pour les firmes multinationales, elles estiment qu’il importe d’abord de renforcer l’accès à la justice pour les personnes victimes d’atteintes à leurs droits humains.6 Toute avancée en matière de protection des investisseurs doit être liée à des progrès préalables dans la protection des droits humains, déclarent-elles.

Renforcer l’accès à la justice pour les victimes : momentum au niveau international

Actuellement, de plus en plus d’initiatives sont lancées afin de rendre les multinationales juridiquement responsables en cas de dommages causés par leurs activités et permettre ainsi aux victimes d’accéder à la justice.

A l’initiative de l’Afrique du Sud et de l’Équateur, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé en 2014 un groupe de travail intergouvernemental chargé d’élaborer un traité international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits humains, les activités des multinationales.7 Les négociations sont entrées dans une phase importante parce que, du 23 au 27 octobre 2017, le groupe de travail s’est réuni à Genève afin de discuter du contenu d’un éventuel traité.

Par ailleurs, cette année la France fut le premier pays à adopter une loi contraignante qui oblige les multinationales à garantir le respect des droits humains dans le cadre de leurs activités, y compris celles de leur chaîne de valeur. Il s’agit de la loi sur le devoir de vigilance. Les grandes entreprises en France sont désormais tenues de prévenir les violations des droits humains tout au long de la chaîne de valeur en élaborant et en mettant en œuvre un plan de vigilance. En cas de dommage, la responsabilité de la société mère ou de la société donneuse d’ordre pourra être engagée et le juge pourra la condamner à réparer le dommage.

En Suisse, une coalition regroupant plus de 80 organisations de la société civile a lancé une initiative qui vise à engager la responsabilité des entreprises opérant à partir du territoire suisse et dont les activités portent atteinte aux droits humains à l’étranger.8 Le texte de l’initiative sera prochainement discuté au Parlement, et sera voté par référendum entre 2018 et 2019.

Le Luxembourg doit agir pour les droits humains

Le 24 octobre, Action Solidarité Tiers Monde a lancé la campagne No Corporate Impunity – Droits humains avant profit qui appelle le Luxembourg à adopter des normes contraignantes pour obliger les multinationales établies dans le pays à prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement, et à assumer leurs responsabilités en cas de dommages causés par leurs activités y compris celles de leur chaîne de valeur.9 L’ONG demande également à ce qu’un organe de contrôle soit instauré pour surveiller la mise en œuvre de ces normes. En outre, elle invite le Luxembourg à soutenir l’adoption d’un traité international contraignant, fort et efficace, sur les entreprises et les droits humains.

Les droits humains étant universels, le Luxembourg doit garantir le même niveau de protection des droits humains que celui qui existe sur son territoire lorsque ses multinationales agissent à l’étranger. En adoptant des normes contraignantes, le Grand-Duché ne risquera plus d’attirer les entreprises irresponsables en recherche d’espaces non régulés. Le Luxembourg, qui a l’ambition de jouer un rôle de premier plan dans l’économie mondiale, devrait donner l’exemple et devenir un moteur aussi bien au niveau européen qu’à l’international.

La campagne permet ainsi d’aborder une question fondamentale: quel est le modèle économique sur lequel on veut baser notre société? Celui qui est au service des droits humains ou celui qui est au service des intérêts privés des investisseurs? Le débat est lancé…

1.http://texacotoxico.net/
2.http://www.globaljustice.org.uk/news/2016/sep/12/10-biggest-corporations-make-more-money-most-countries-world-combined
3.Impunité des sociétés transnationales, Centre Europe – Tiers Monde (Cetim), Genève, 2016, http://www.cetim.ch/wp-content/uploads/br-impunit%C3%A9-fusionn%C3%A9.pdf
4.ISDS mort vivant, https://corporateeurope.org/sites/default/files/attachments/l_isds_mort_vivant.pdf
5.https://icsid.worldbank.org/en/Pages/process/Number-of-Arbitrators-and-Method-of-Appointment-Convention-Arbitration.aspx
6.https://cncd.be/IMG/pdf/position_tribunal_multilateral_des_investissements_-_avec_annexes.pdf
7.http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/WGTransCorp/Pages/IGWGOnTNC.aspx
8.Initiative multinationales responsables, http://konzern-initiative.ch/?lang=fr
9.http://nocorporateimpunity.org

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