Nous assistons depuis quelque temps à une controverse sur ce qui est appelé le mythe national, avec d’un côté le discours des historiens du temps présent, et de l’autre côté celui des témoins de l’époque, celle de la Deuxième Guerre mondiale. Cette controverse est doublée d’une polémique entre représentants des milieux de la résistance et de la communauté juive.
Ce serait déjà un débat en soi que de définir ce qu’on entend et ce qu’on n’entend pas par mythe (légende, roman, récit, etc.) en sciences historiques et sociales. Et par nation, par sentiment national, par identité nationale, par citoyenneté nationale, par mythe national…
Les termes de la controverse
La résistance collective à l’agresseur nazi constituerait l’un des mythes centraux des mythes de la nation par le biais desquels les générations de la guerre et de l’après-guerre auraient posé une base émotionnelle génératrice d’identité pour la ré-
orientation politique et sociétale.1 Le mythe national consisterait au Luxembourg dans la représentation sociale que la constitution de la nation ait été achevée dans la résistance à l’occupant nazi.
Pour les historiens, le but de la déconstruction du mythe national (union nationale) ou mythe de la résistance (pays de résistants) ne serait ni de dénier la résistance ni de la gommer par une opération de levée de tabou, mais de donner plus de place au négatif et à une lecture plurielle de l’histoire. Il s’agirait de cerner l’envergure de la collaboration, de même que ses modalités et leur contextualisation. Il ne s’agirait pas, en revanche, de s’ériger en tribunal ou en instance morale ni de cautionner à l’âge du constructivisme critique le positivisme historique, ni a fortiori la déclaration d’une sorte de vérité ultime et officielle.
Le rapport Artuso a comme objectif d’examiner l’implication de la Commission administrative dans l’action antisémite de l’occupant. Il s’inscrit dans le cadre plus large des recherches sur l’antisémitisme au Luxembourg et du débat sur la reconnaissance de la faute morale et l’excuse publique. À terme, la déconstruction du mythe de la résistance et la réécriture de l’histoire nationale (à ne pas confondre avec le révisionnisme historique) pourraient même aboutir à une revalorisation de la résistance, de celle qui a eu lieu.
Pour les témoins de l’époque, la déconstruction du mythe national présuppose sa construction: par les historiens de la déconstruction. Le mythe national serait lui-même un mythe fabriqué de toutes pièces: le mythe du mythe national. La collaboration n’aurait été un secret pour personne. Il n’y aurait donc rien à déconstruire. Ni d’ailleurs à construire: le mythe de la collaboration (pays de collaborateurs), pas plus que le mythe de son déni, le mythe de l résistance, qui aurait été bien réelle.
Qui plus est, il faudrait également considérer l’hétérogénéité et la variabilité des comportements de résistance et de collaboration de nombre de personnes en fonction des différentes phases de la guerre.
L’histoire du temps présent
La controverse semble être surdéterminée par plusieurs éléments, à commencer par la révolution historiographique qui est une révolution à la fois générationnelle et paradigmatique au sein de la communauté des historiens.
Elle comprend d’un côté l’histoire du temps présent, avec son agenda subversif et contestataire: l’historiographie critique; le défi du discours dominant et de la bonne conscience des élites; le renversement de l’hégémonie (des récits) de la génération des héros; le constructivisme historique; la perspective transnationale; la transparence comme élément fondamental du fonctionnement démocratique; la lutte pour une société pluraliste, plus ouverte et plus juste; etc.Elle comprend de l’autre côté l’histoire contemporaine, dans un entendement plus traditionnel et conservateur: l’histoire nationale; l’historiographie patriotique; le discours de légitimation du pouvoir; etc.
Cette différenciation est inspirée d’un article de Pieter Lagrou dans lequel celui-ci distingue le mouvement historiographique européen des années 1970-1990, dénommé histoire du temps présent, de l’histoire contemporaine.2 L’histoire du temps présent est prise par Lagrou au sens précis d’une «posture critique de réécriture de l’histoire récente, visant à renverser les récits hégémoniques légitimant une génération au pouvoir».
Lagrou ne manque pas de critiquer ce qu’il identifie comme posture et pathos des «briseurs de tabous», dont l’action reviendrait de nos jours à «nager avec le courant», à «répondre à la demande institutionnelle» et à s’engager dans une «fausse controverse» consistant à «enfoncer les portes ouvertes de l’histoire nationale». Citons plus abondamment:
«Prétendre attaquer une mémoire nationale supposée hégémonique est aujourd’hui une posture tout aussi pathétique que celle de vouloir la ressusciter. Les interdits à briser, le document inédit permettant un ultime scoop, la vérité honteuse finalement exhumée deviennent de plus en plus difficiles à trouver. […]. S’il y a aujourd’hui un deuil inaccompli, ce n’est pas celui du mythe héroïque national, mais tout au plus celui de l’héroïque historien briseur de tabous. Tournons donc la page.» (p. 111).
Au Luxembourg, la réécriture critique de l’histoire nationale n’a pu percer qu’avec un décalage temporel important par rapport à l’étranger, ceci sans doute pour des raisons multiples dont celles, comme d’habitude, liées à l’exiguïté du pays. Quoi qu’il en soit aujourd’hui de ladite levée de tabous, en raison dudit décalage temporel son enjeu ne concerne de toute façon plus le renversement de l’hégémonie (des récits) d’une génération au pouvoir mais le pathos du triomphe post festum sur ce qui en reste.
Dans l’éditorial du forum 349, le débat est reformulé en l’élargissant, en gros, dans les termes d’un «new Luxembourg» qui l’aurait désormais emporté sur un «old Luxembourg». Ce retournement n’aurait pu aboutir que dans le contexte du changement de coalition de 2013 et du renouveau politique et sociétal annoncé ou entamé depuis lors.
Le propre de l’histoire du temps présent, de sa temporalité courte et de sa réflexivité partagée est que par le biais de l’analyse critique de la société contemporaine, elle est susceptible d’engager un débat de société à la fois basé sur des archives et des sources orales. Ce qui en constitue en même temps l’une des difficultés.
Lagrou évoque également la problématique «engagement vs. complaisance» d’une nouvelle génération d’historiens du temps présent, dont on peut se souvenir dans la discussion sur la création au Luxembourg respectivement d’un institut indépendant — ou d’un centre intégré à l’université — d’histoire du temps présent et qui aurait à étudier de manière critique, précisément, l’histoire contemporaine, entendue comme celle du passé récent…
Les processus collectifs inconscients
Les travaux de René Kaës sur les alliances inconscientes et la transmission inter- et transgénérationnelle du négatif (faute, honte, perte, trauma, etc.), qui participent du débat sur les processus de symbolisation et du rapport à l’originaire, pourraient nous aider à éclairer les discussions actuelles.
Selon Kaës, les groupes humains (institutions, sociétés, etc.) s’organisent sur trois positions mentales qui correspondent à autant de visions du monde: la position idéologique, la position utopique et la position mythopoétique. Cette dernière est centrée sur une activité de représentation de l’origine, suite à une crise, une catastrophe ou une perte de sens. Elle permet la représentation de l’incident et la fabrication d’un sens nouveau, qui inclut sa propre genèse, y compris sa dimension mythique.
La catastrophe, de par la défaillance ou l’anéantissement des garants métasociaux et métapsychiques qu’elle implique, favorise la formation d’alliances inconscientes métadéfensives comme le pacte dénégatif. Kaës entend par là le consensus implicite sur le refoulement (dénégation, déni, désaveu, rejet) d’un contenu commun, nécessaire à la formation et au maintien du lien intersubjectif. Il s’agit d’une figure d’exclusion du négatif, d’un accord inconscient sur ce dont on ne parle pas pour que ça puisse fonctionner (d’aucuns parleraient d’autocensure, de mémoire sélective, d’amnésie régulée, etc.).
Le pacte dénégatif peut par exemple avoir comme fonction de préserver les générations précédentes dans leur rapport à la vérité. La figure du héros peut en tant que porte-idéal remplir une fonction phorique ou de portage, susceptible de contribuer au dépassement d’une catastrophe.
Viktor Frankl, survivant du camp d’Auschwitz, a consacré sa vie au développement de la logothérapie, une thérapie centrée sur la recherche du sens nécessaire à la vie, et à plus forte raison à la survie. Boris Cyrulnik, qui, enfant, avait échappé de justesse à l’arrestation par les nazis, est devenu l’un des principaux promoteurs de la notion de résilience.
Tous ces processus conscients et inconscients constituent autant de manières auxquelles recourt une collectivité pour faire face aux catastrophes et aux dérèglements sociopolitiques d’exception qui autrement lui paraîtraient insurmontables.
Mythes et pactes de la société contemporaine
S’il est plus facile de thématiser les mythes et les non-dits des générations antérieures, la société d’aujourd’hui ne manque pas de lancer, à l’heure du tournant transnational, son propre mythe national sous la dénomination évocatrice de «nation branding», assorti lui aussi de son pacte dénégatif en rapport avec le négatif à faire oublier ou à faire taire.
De quel cadre de réflexion intermédiaire disposerons-nous à l’avenir entre «nation building», «nation bashing» et «nation branding»? Quid des conditions de possibilité pour la réflexion du rapport à l’histoire et au sens, ou, si l’on préfère, aux mythes d’origine, de la fin et des fins, cela dans une société qui semble être en crise par rapport aux notions mêmes d’histoire et de sens et dans laquelle le mythe de l’abolition du sacré renvoie en réalité à en réalité celui de sa migration (Dieu, la patrie, la consommation, la croissance, etc.)? En fait, de quoi le Luxembourg est-il (devenu) le nom ?
Autres exemples: le mythe de la résistance nationale à Cattenom (tout le monde est contre? en parole et en acte? depuis toujours?); le ythe du débat sur l’avenir de la société (réduit à un référendum? légitimité du choix des questions et de leur formulation?); le mythe de l’égalité des chances (prise en charge précoce et adéquate de l’ensemble des enfants à besoins particuliers?). le mythe de la société multi-culturelle, transnationale et transeuropéenne (avec tout ce qui ne peut pas en être dit pour des raisons liées au politiquement correct?
Si la déconstruction du mythe fondateur de la société d’après-guerre, de son idéal d’union et de résistance, ne servait qu’au renforcement de la légitimation du mythe porteur de la société de consommation d’aujourd’hui et de son idéal d’expansion et de jouissance à tout prix, on n’aurait rien gagné. La problématique des violences, des abus et des injustices est aussi actuelle qu’elle est ancienne, tout comme l’est celle de son refoulement et de son déni.
La question de l’excuse publique
Cette question en convoque d’autres, dont nous ne voudrions ici en relever que trois, après avoir rappelé un préalable, a priori simple et évident.
À défaut d’invasion allemande en 1940, la question de l’excuse luxembourgeoise serait aujourd’hui sans objet. Autrement dit, en l’absence de cette cause commune, la controverse n’aurait pas lieu. Ceci n’excuse rien, tout en expliquant tout. À la nuance près que d’après le rapport Artuso, la «question juive» se serait cristallisée bien avant l’invasion, en rapport avec l’afflux des réfugiés juifs suite à la prise de pouvoir des nazis et à la propagation de leur idéologie antisémite. Rôle déterminant donc du régime nazi, avant et après l’invasion.
L’agresseur de l’époque, le vrai, s’est-il excusé en bonne et due forme auprès de l’ensemble des victimes — juives et non juives —de la guerre? Il ne s’agit ni de déplacer le problème ni de cultiver les ressentiments, mais de le recentrer et de ne pas taire ce qui de différentes façons continue à avoir des effets dans le réel, sous forme de retour du refoulé et de scénarios de répétition (voir par exemple l’escalade du conflit entre l’Allemagne et la Grèce dans le cadre de l’asymétrie de leurs économies).
Aussi, Emmanuel Levinas, le penseur juif de l’éthique et de l’altérité, ancien prisonnier de guerre dont la famille fut massacrée par les nazis, n’estima-t-il pas moins (dans Totalité et infini) que l’«évidence de la guerre se maintient dans une civilisation essentiellement hypocrite».
La première question est celle du bien-fondé d’une excuse au terme d’un travail des plus rigoureux de contextualisation des événements de l’époque. C’est la question du statut de la Commission administrative et de sa responsabilité dans la déportation juive qui fut néanmoins ultimement celle, répétons-le, du régime hitlérien. Par ailleurs, cette problématique n’est-elle pas avant tout celle de l’esprit et de la lettre? Faut-il vraiment s’acharner sur la lettre, si l’esprit y est, sinon la prétexter, si l’esprit n’y est pas?
La deuxième question est celle des conséquences de l’excuse, celle-ci pouvant convenir aux uns mais pas à d’autres qui y verraient (à tort ou à raison) une trahison de l’idéal de la résistance sinon l’aboutissement de sa déconstruction. Cette question renvoie par ailleurs à ce que Lagrou identifie comme multiplication des revendications identitaires par des communautés non solidaires entre elles qui se feraient aujourd’hui mutuellement concurrence au sein d’un espace public mémoriel restreint.
La troisième question est celle du risque de récupération et d’instrumentalisation politique de l’excuse comme du discours historique en général, notamment par la mise à distance d’un passé qui serait sans continuité avec le présent. Lagrou dénonce l’instrumentalisation de l’histoire comme «science des autres», traitant de l’altérité d’un passé qui ne pourrait plus inquiéter le pouvoir. Aussi, servirait-elle à célébrer la supériorité du présent sur le passé (des mythes d’aujourd’hui sur ceux de jadis, voir plus haut) et à positionner les représentants du pouvoir comme acteurs d’un renouveau moral et démocratique.
La problématique soulevée est par ailleurs celle des controverses sur la notion de faute collective et la transmission d’une dette collective, ainsi que sur l’obligation morale de reconnaître celle-ci, voire de réparer l’irréparable. Elle pose aussi la question de l’éthique de la justice, de toute justice, de la justice de la justice et du sentiment de justice qu’elle doit nécessairement impliquer. De même que celle du discernement face à l’impasse morale: les règles de l’adéquation des moyens, du double effet et du moindre mal ou du meilleur chemin (Malherbe). C’est l’éthique de l’homme ordinaire (Cassiers) qui est ici interpellée.
Cela étant dit, pourquoi invoquer mille raisons pour ne pas s’excuser si une seule suffit pour le faire: le comportement de la Commission administrative en rapport avec la déportation juive ne fut, d’après le rapport Artuso, pour le moins pas un acte de bravoure et de solidarité, quelles que puissent en avoir été les raisons (absence de protestation contre l’interdiction du retour d’exode, même si les conséquences n’auraient pas été que négatives; collaboration à la politique de persécution antisémite: identification des personnes, expulsion professionnelle, spoliation des biens). Peu importe alors l’argumentaire juridique et politique, si c’est pour des raisons morales qu’un geste s’impose vis-à-vis de la communauté juive.
Éthique relationnelle etbalance de justice
Selon les témoins de l’époque la grande masse aurait été hostile à l’occupant. Et l’euphorie de la libération aurait parlé d’elle-même: pas besoin de gonfler les récits, ni de glorifier une fin de dictature qui ne se serait pas glorifiée d’elle-même. Pas besoin de construire un mythe de la libération du Luxembourg, pas plus qu’un mythe de son invasion, ni le mythe de leurs dénis, si déjà on a essayé de faire croire que le mythe de la libération de l’Allemagne, qui est en fait le déni de sa défaite, n’en est pas un.
Quel désarroi pour les témoins de l’époque que d’avoir à se rendre compte que l’évidence de l’expérience vécue de leur génération se heurte désormais aux difficultés de la transmission à une génération qui la reçoit avec le recul à la fois de la temporalité et de la rationalité analytique.
On peut comprendre que l’idée d’une réécriture de l’évidence — de leur évidence, désormais qualifiée de subjective — soit troublante voire choquante à plus forte raison pour ceux qui ont payé le prix fort du fait d’avoir cru aux valeurs de la patrie, à la patrie en tant que valeur qui aujourd’hui n’en a plus, si jamais ce mot peut encore être cité en raison de ce qui est devenu une connotation identitaire, nationale et nationaliste. Que veut encore dire, aujourd’hui, «mort pour la
patrie»?
La grande masse, si elle ne fut pas constituée que de héros, elle a toutefois souffert de la guerre. La non-reconnaissance de cette souffrance, souvent silencieuse, ne peut pas être une issue: le simple fait d’avoir qualifié de mythe une expérience collective en rapport avec une souffrance collective, peut avoir un effet vexatoire pour toutes les personnes de cette génération pour lesquelles la notion de mythe veut dire que l’événement n’aurait pas eu lieu, ou qu’il n’aurait pas eu lieu comme tel ou comme cela, qu’il y aurait donc lieu de le réinterpréter et de le relativiser, si ce n’est pas de le banaliser.
Ceux qui se savent du côté de la résistance ne sont en principe pas dérangés par des recherches sur la collaboration. Mais si le message véhiculé associe à ces recherches, au-delà d’une remise en question de la factualité des événements, une dévalorisation de la légitimité, et plus encore du vécu du résistant, l’affaire risque de tourner au vinaigre.
Autrement dit, ce n’est a priori pas la recherche sur la collaboration qui pose problème, mais le fait qu’elle soit liée à une question qui fait polémique: la construction d’un mythe qu’il s’agirait ensuite de déconstruire. Ce double mouvement est susceptible de remettre en cause le vécu des témoins de l’époque, la validité de leur mémoire de même que la reconnaissance de la légitimité liée à l’expérience vécue et aux souffrances endossées.
Le drame d’une génération, qui est en même temps celui d’une nation et de toute l’humanité, et ce qu’il y a lieu d’en transmettre aux générations suivantes, deviennent tout à coup l’enjeu d’une controverse générationnelle sur la violence interprétative, la suprématie herméneutique et la domination symbolique.
Plus que d’une controverse générationnelle, il semble s’agir d’un conflit de pouvoir, de vision et de valeur qui mettrait en scène le combat d’arrière-garde d’un «old Luxembourg» face aux avancées d’un «new Luxembourg» avant-gardiste. La réalité est sans doute, comme si souvent, beaucoup plus complexe et plus métissée que l’apparence.
Pour mieux comprendre les enjeux éthiques des dynamiques inter- et transgénérationnelles de ce genre de situation, nous renvoyons à l’approche contextuelle d’Yvan Boszormenyi-Nagy, notamment aux notions d’éthique relationnelle et de balance de justice des mérites et des redevances inhérente aux systèmes de loyautés.
Mémoire, histoire et oubli
Il faudrait à notre avis veiller à ne pas faire violence, une fois de plus, à la génération de la guerre, à ses mémoires, à ses sensibilités et à ses traumatismes non ou à peine cicatrisés. La pire des violences, c’est la violence de la non-reconnaissance de la violence, y compris de la violence psychique ou encore de la violence symbolique. On pourrait rajouter: l’anéantissement de la résilience, individuelle et collective, de l’époque, de ses emblèmes et supports.
Pour Paul Ricœur, ancien prisonnier de guerre lui aussi, la phénoménologie de la mémoire, l’épistémologie de l’histoire et l’herméneutique de la condition historique auraient une problématique commune, celle de la représentation du passé.
Par ailleurs, le dépassement des «blessures de la mémoire» requerrait le travail de mémoire, le devoir de mémoire et le travail de deuil. Le travail de mémoire comprendrait tant la lutte contre l’oubli actif et passif que celle contre la répétition nostalgique. Le devoir de mémoire permettrait de rendre justice aux victimes et aux disparus. La pacification de la mémoire passerait par le travail de deuil de l’irréparable, de l’irréconciliable et de l’indéchiffrable.
Selon Ricoeur, nous serions en Europe en présence d’une crise de la mémoire qui serait tantôt un excès et tantôt un défaut de mémoire. Ce serait par le biais du travail de la mémoire-critique qu’il serait possible d’élaborer et de dépasser les achoppements et les résistances de la mémoire-répétition.
L’histoire des temps futurs
Il appartiendra aux historiens des temps futurs d’évaluer le travail des historiens du temps présent et leur démarche de déconstruction du mythe national. Il leur appartiendra d’évaluer la place dans l’histoire de l’épistémologie des sciences que prendra ce qui peut se présenter aujourd’hui à d’aucuns, les effets de la mondialisation, la fin des certitudes et le prisme du présentisme aidant, comme l’une des dernières avancées épistémologiques et méthodologiques, le constructivisme et le déconstructivisme. Une vue d’esprit parmi d’autres, de son temps? La déconstruction comme construction parmi d’autres à déconstruire?
Tout comme Lagrou a dressé le bilan critique d’une histoire du temps présent comme appartenant désormais à l’histoire du temps présent, donc à sa propre histoire, le postmodernisme, le poststructuralisme, le déconstructivisme, le constructivisme radical, le constructionnisme social, etc. sont autant de paradigmes qui appartiennent en partie déjà à l’histoire respectivement de la philosophie et des sciences sociales.
Nous assistons depuis peu, dans une logique pendulaire, à la nième récurrence de la controverse réalisme vs. constructivisme en philosophie, dans le cadre du tournant spéculatif et du nouveau réalisme (Ferraris, Gabriel, Meillassoux). Le point de départ est une critique du postmodernisme, de son entendement des notions d’objectivité, de réalité et de vérité, du primat de l’interprétation sur les faits et du mythe sur la chose. La réalité ne serait pas réductible à un texte, socialement construite et manipulable à volonté. Comment penser le monde, en dépassant la corrélation kantienne entre le monde et la pensée, par le biais d’une pensée anhistorique et à partir d’une projection dans le réel posthumain et posthistorique?
Peut-être que l’histoire retiendra qu’au Luxembourg les approches constructivistes-déconstructivistes post-, trans- et métanationales auront été le paradigme de l’appropriation et de l’émancipation d’une génération de chercheurs, en congruence avec le paradigme d’écrire l’histoire, de renverser l’ordre social et de faire la politique de son époque. Le paradigme de l’accélération, de l’excès et de l’exacerbation de notre société inconsistante, liquide (Bauman), voire gazeuse (Gauchet).
L’histoire et les concepts, tout comme l’histoire conceptuelle, notamment celle de l’histoire elle-même, sont des affaires toujours à repenser et à renégocier. Voilà l’une des dures leçons de la controverse sur le mythe de la nation.
Mais attention: si nous insistons sur la construction du discours historique en tant que processus de déconstruction et de reconstruction, ce n’est ni pour contester le souci de rigueur scientifique des chercheurs dans leur travail de contextualisation du texte, ni pour l’assimiler comme tel au postmodernisme philosophique et à ses critiques.
Épilogue
Toujours est-il qu’on peut se demander, en guise de conclusion, si dans le débat actuel la déconstruction du mythe national ne participe pas autant de sa construction sinon de sa réification, et si elle ne contribue pas, partant, à son instrumentalisation.
Cela dit, la présente n’est pas un plaidoyer contre le travail de mémoire et de recherche historiographique en cours (l’élucidation de la collaboration est une plus-value certaine pour le débat démocratique), mais un plaidoyer pour associer rigueur scientifique et bienveillance dans les choix discursifs et rhétoriques au niveau du logos, du pathos et de l’ethos.
Le défi consiste à considérer à leur juste valeur, dans le cadre de ces recherches, la mémoire des survivants, mais aussi le legs des disparus, et de concilier dans la construction de l’histoire les subjectivités des uns et des autres de même que les objectivités, fussent-elles considérées comme subjectivement réinterprétées. Et de concilier les positions et les sensibilités des différentes communautés lésées à l’époque par un même agresseur, et de désamorcer l’escalade de leurs querelles identitaires inutiles.
Avec un peu de bonne volonté, il devrait y avoir moyen à la fois de soutenir les travaux des historiens, de valoriser les mérites de la résistance et d’envisager l’excuse publique face à la communauté juive sans avoir peur de désavouer qui ou quoi que ce soit.
Ayons le courage et la délicatesse qui s’imposent face à l’incommensurabilité des blessures de nos compatriotes et concitoyens juifs. Il s’agit d’un rendez-vous à ne pas manquer avec l’histoire, non pas pour la réécrire, cette fois-ci, mais pour l’écrire.
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