Dans un texte fameux, mais quelque peu énigmatique, Walter Benjamin (1892-1940) écrit : « Im Kapitalismus ist eine Religion zu erblicken, d.h. der Kapitalismus dient essentiell der Befriedigung derselben Sorgen, Qualen, Unruhen, auf die ehemals die so genannten Religionen Antwort gaben » (Benjamin VI, 100)1. Ce texte nous offre l’occasion de réfléchir, d’une manière plus radicale que Max Weber, au statut religieux du système économique dominant et qui est en train, par le biais de sa monétarisation, de devenir une vraie spiritualité du monde moderne.
La quadruple religiosité capitaliste
Dans ce qu’il appelle la religion capitaliste, Benjamin distingue quatre traits déterminants. Il s’agit d’abord d’une religion purement cultuelle (Kultreligion), c’est-à-dire une religion sans dogmes théologiques. Ses adeptes expriment leur adhésion uniquement dans un faire : dans des rites, des liturgies, des gestes, ou peut-être dans le récit de mythes. Ce culte qui est en fait le culte de l’utilitarisme est ensuite permanent : il n’y a pas de journées spécifiques, ni de temps liturgiques. Troisièmement, ce culte capitaliste est infiniment « verschuldend » , une eschatologie différée à l’infini, où chaque acte sert à augmenter les dettes et à différer la rédemption. Le capitalisme n’appelle ses fidèles qu’à persévérer jusqu’à cette fin toujours encore à venir et conduit à une intensification sans relâche de la désespérance (Verzweiflung). Et c’est exactement en ceci, dans son caractère par définition désespéré et interminable, que repose son succès énigmatique.
« Die Ausweitung der Verzweiflung zum religiösen Weltzustand aus dem die Heilung zu erwarten sei. Gottes Transzendenz ist gefallen. Aber er ist nicht tot, er ist ins Menschenschicksal einbezogen » (101).
Cependant, Benjamin distingue encore un quatrième trait. Comparable à un Lucien Goldman lisant le siècle de Racine, Benjamin reconnaît dans le dieu du capitalisme un véritable deus absconditus. (101) Le dieu du capitalisme ne peut jamais se révéler pleinement, ou bien seulement après coup, c’est-à-dire dans la chute du capitalisme, dans ce qu’on devrait nommer son « basculement eschatologique ». Autrement dit, ce que Benjamin voit dans le capitalisme, c’est l’intégration/la captation d’une déception et d’une incertitude eschatologiques déterminantes pour le christianisme. Le capitalisme répond au non-retour du Christ, malgré sa promesse, et à la frustration liée au fait que la fin du monde se fait attendre.
Et pourtant, cette thèse le rapproche, à son insu, du concept de Weber et surtout de son concept d’Idealtypus. Car la vie de laquelle le capitalisme vit est de la même sorte que la vie dont se nourrit le christianisme. Benjamin considère effectivement que l’esprit qui émane des différentes statues de saints est le même que celui qui apparaît, dans différents pays, comme ornement des billets de banque. Or qu’est-ce que ce trait commun, cet Idealtypus, qu’on retrouve aussi bien dans les rayonnements de la sainteté que dans l’argent ? Quoi d’autre que la notion paulinienne du hoos mè («comme si non», 1Co 7, 29-31)?
Vivre au monde en attendant sa Fin et le retour du Christ, cela exige, selon Paul, d’y vivre comme si on n’y vivait pas. Donc même si, dans l’histoire, la structure de ce rapport s’est manifestée le plus explicitement dans l’éthique du protestantisme réformé, elle fait tout de même partie intégrante de toute la civilisation occidentale qui s’est développée à la lumière de l’Écriture. Entendu comme Idealtypus qui soutient l’esprit occidental, le comme si non se manifeste partout où il est question de détachement intérieur des liens au monde. Cependant, il faut ajouter encore que cet esprit eschatologique typique du christianisme ne se réalise que sur fond de certitude que la plénitude salutaire s’est déjà réalisée en Christ. C’est cette confiance rétroactive qui est au cœur du christianisme aussi bien que du capitalisme. Nous ne pouvons être indifférents par rapport à ce que nous possédons dans ce monde qu’à condition que nous croyions qu’un trésor plus haut nous est promis et réservé dans le monde à venir. Nous ne pouvons acheter (et ensuite posséder) comme si nous ne possédions pas, que dans la mesure où nous sommes sûrs de pouvoir, un jour, posséder tout de ce qui s’est déjà manifesté et qui nous attend. Pas encore accessible, mais déjà virtuellement disponible.
Or, c’est cette attitude correspondant à l’idéaltype paulinien qui, une fois transposée dans l’économie capitaliste, en constitue l’essence religieuse. Le capitalisme promet, par la production et la croissance, que le «salut», c’est-à-dire la plénitude de la richesse à obtenir, est toujours déjà advenue, même si elle n’est pas encore entièrement accessible. Le capitalisme ne se définit donc pas par l’accumulation des biens. Il se définit par une ascèse quasi-ontologique imposée à l’homme. Il promet continuellement que la vraie vie est ailleurs. Il se caractérise donc par un report à l’infini. La satisfaction finale est à venir, mais cet avenir s’approche à l’infini. En nous appelant à être indifférent par rapport au monde, le capitalisme nous fait « exister » – dans le sens d’excéder la condition de vie actuelle –, exister en vue de ce monde qui arrive, chaque jour, chaque heure à nouveau, ce monde d’innovations technologiques, de désirs inattendus et d’offres attractives. Le capitalisme nous promet l’avenir d’une présence absolue mais encore en puissance, une plénitude encore inaccessible mais déjà en croissance, plénitude dont les richesses de ce monde sont les signes précurseurs. Le rapport capitaliste au monde s’avère donc essentiellement paulinien et chrétien. Mais où trouve-t-il son assise ? Où trouve-t-il sa « foi » qui, pour les premiers chrétiens était le vecteur de motivation ? Le hoos mè capitaliste s’est sédimenté dans un « outil » essentiel, non seulement pour l’échange économique, mais pour la condition de l’homme moderne en tant que telle : dans l’argent. Car par l’argent, on possède sans posséder. L’argent est signe de promesse – vous pouvez acquérir la richesse à venir avec l’argent – et en même temps signe de détachement – ce que vous possédez dans l’argent ne vaut rien en tant que tel. L’argent est ainsi analogue à la foi du chrétien qui possède déjà son salut – à savoir précisément dans sa foi – sans le posséder encore réellement.
Le capitalisme: machine à produire
des croyances
Ainsi, la définition du capitalisme se modifie quelque peu. Il ne s’agit pas uniquement de capitaliser des richesses individuellement, ni de produire, de distribuer et de consommer ces richesses. Il s’agit plutôt, au niveau de la collectivité, de produire la croyance que le monde et le temps sont potentiellement pleins des richesses salutaires à acquérir dans un avenir quelconque. Le capitalisme produit la croyance en la disponibilité salutaire du monde, la croyance que le monde est et sera là, pour que nous en profitions pleinement. Ce n’est donc pas le capitaliste, ce personnage qui représente les intérêts de sa classe, comme dans la vision de Marx et du marxisme classique, qui est en jeu. Ce qui se joue, c’est la transformation globale de notre appréhension du monde, par le biais de l’Idealtypus chrétien. Que l’individu accumule, cela n’est qu’un effet secondaire de cette transformation.
Ceux qui pensent que le désir de l’argent est un matérialisme se trompent donc grossièrement ! Tout au contraire, le capitalisme signifie une conversion spirituelle de l’homme dans son rapport au monde. Étant dépendants du monde, nous y sommes pourtant sans y être, car notre vrai destin se trouve dans un monde nouveau, qui est déjà ce monde d’aujourd’hui transformé en capital. Le capitalisme est un spiritualisme ascétique, une manière de vivre dans le monde sans s’y perdre, en y gardant sa distance, tout en augmentant la tension vers ce monde à venir, monde de la plénitude salutaire. Grâce à l’outil «ascétique», quasi-magique de l’argent qui incorpore l’attente de sa réalisation par l’achat, le cosmos finira par se transformer en promesse économique. La monétarisation du réel est sa spiritualisation, car elle repose sur l’argent comme l’outil du hoos mè.
Le capitalisme comme une eschatologie
infinie et pourtant consolatrice
La logique du hoos mè s’inscrit dans la pratique de l’investisseur, qui ne veut pas avoir et dépendre de ce qu’il achète. Ses parts dans des sociétés, ses machines dont il a besoin pour faire évoluer l’entreprise: tout sert à faire de l’argent. L’investisseur «achète pour pouvoir vendre», comme chante Barbara dans la chanson Drouot. Il achète pour pouvoir accumuler plus d’argent, c’est-à-dire pour augmenter davantage la distance qui le sépare du monde. L’argent doit lui procurer une «liberté», c’est-à-dire une indépendance toujours plus grande par rapport à ce dont il dépend: le monde naturellement ou culturellement donné. Et il le fait en transformant ce monde en une promesse de récupération future. L’argent fait augmenter et intensifie la potentielle plénitude de la richesse future. Investir – faire de l’argent avec de l’argent –, c’est placer le monde de plus en plus à distance tout en gardant et en augmentant son pouvoir sur lui. Le capitaliste – et nous sommes tous des capitalistes – vit dans un monde dont il ne veut plus dépendre, mais qu’il obligera, un jour, à répondre à ses commandes. Évidemment, ce jour J eschatologique ne viendra jamais, mais le capitalisme continue à augmenter la tension de sa promesse. Car il est une eschatologie intramondaine et monétaire dont la réalisation est infiniment reportée.
Et paradoxalement, c’est en ceci que le capitalisme représente également la réponse consolatrice à la déception eschatologique du christianisme. C’est ce qui le rend plus attractif que le christianisme. Dans le capitalisme, on a le choix. Avec l’argent, on peut déjà réaliser le salut par petites gouttes. Ainsi, tout achat est à considérer comme une petite parousie, qui s’évapore au moment de son acquisition. En revanche, faire de l’épargne et investir pour augmenter sa richesse monétaire, cela augmente la tension vers la réalisation pleine. Choisissez donc: ou bien déjà profiter du salut en diminuant votre distance à ce monde par la consommation, ou bien dompter votre impatience et augmenter votre souveraineté fidèle au monde à venir par l’investissement.
Quand la monnaie devient esprit
Le rapport selon la logique du hoos mè n’aboutit pas seulement à une spiritualisation de la foi chez Paul. Il se traduit aussi dans une spiritualisation progressive des rapports économiques au monde. D’abord c’est l’argent qui s’est dé-substantialisé: de la monnaie métallique, vers le papier fiduciel, pour aboutir, dans la phase de l’internet, à un état où il n’est que rapport pur (Aldo Haessler). Ensuite, dans la mesure où l’argent est essentiellement un rapport qui permet d’être au monde sans en être captif, la logique du hoos mè pousse, par une nécessité historique, vers la spiritualisation radicale de tout autre rapport mondial. Les choses ne sont plus là devant nous comme des objets d’usage. Elles se présentent comme du potentiel capable de faire augmenter la masse monétaire dont on peut devenir propriétaire et qui va encore intensifier la tension vers l’eschaton infini de l’économie capitaliste. Ainsi, les choses deviennent marchandises. Enfin, c’est notre spiritualité elle-même, notre esprit humain qui tend à s’extérioriser pour devenir à son tour moyen pour la distanciation monétaire. Cette troisième phase de l’évolution du capitalisme est en train de se réaliser aujourd’hui. Car le capital de l’avenir n’est pas à chercher du côté des moyens de production uniquement – finances, machines, personnel: on arrive à l’apogée de l’eschatologie monétaire, celle du capitalisme sans capital.
Dans un livre récent dont la portée théorique dépasse son contenu, les économistes Jonathan Haskel et Stian Westlake décrivent the rise of the intangible economy, ou bien, selon le très beau titre principal du livre, l’avenir d’un Capitalism without Capital 3. La mise à distance du monde et sa transformation en objet de récupération toujours plus pleine, cette mise à distance dont l’argent est le chiffre se poursuit, analysent-ils, au niveau des idées et donc du spirituel. Non seulement le monde des objets physiques est-il mis à distance, mais également le monde des idées. La transition d’investissements physiques vers des intangibilities, «that is [investment] in knowledge-based products like software, R&D, design, artistic originals, market research, training and new business processes» (CC, 239) signale que la logique du hoos mè est encore profondément à l’œuvre. La spiritualisation qui s’est effectuée dans la monnaie – distanciation de l’or substantiel en faveur de la parole collective – s’effectue donc également par rapport à ce qui relève de l’Esprit lui-même.
La fin du temps et la kenôsis finale
de l’homme
Le capital final vers lequel tendent toutes les activités économiques, aussi bien de production et de distribution que, indirectement, de consommation, c’est le cosmos en tant que tel, mais un cosmos transformé en espace salutaire. Dans les reflets de l’or et sous les mains de l’humanité post-paulinienne, tout se transformera en marchandises qui, pour une raison ironique – sinon cynique – sont également appelées des «biens».
Faire de l’argent avec de l’argent par l’investissement dans les produits de l’Esprit, c’est placer ces produits, et donc l’Esprit lui-même, à distance de l’homme. Paradoxalement, cette tension eschatologique pousse dans la direction de l’auto-effacement de l’homme qui extériorise même ce qui lui est au plus propre : son esprit. Benjamin l’avait prévu: «Darin liegt das historisch Unerhörte des Kapitalismus, daß Religion nicht mehr Reform des Seins sondern dessen Zertrümmerung ist» (101). Cette tournure ne répond-t-elle pas cyniquement à l’adage christique selon lequel seuls les pauvres en esprit hériteront du Royaume? Si l’homme du capitalisme externalise jusqu’aux productions de son Esprit, cela se produit selon le paradigme du «reculer pour mieux sauter», donc du hoos mè qui repose sur la certitude que le salut est déjà en train de se produire dans cet au-delà de l’avenir où tout sera disponible, même s’il n’est pas encore – aussi longtemps qu’on a de l’argent dans nos poches – accessible. Un jour, on achètera tout. Même si c’est au prix de notre auto-anéantissement, de la kenôsis finale de l’homme. C’est dans l’épuisement de l’humanité de l’homme que le destin du dieu kénotique selon la formule paulinienne se terminera. C’est ainsi que dieu est incorporé dans l‘être de l’homme par le biais de l’argent. «Er ist nicht tot, écrit Benjamin, er ist ins Menschenschicksal einbezogen» (100)
1 Walter Benjamin: Kapitalismus als Religion [Fragment], in: Gesammelte Schriften, Hrsg.: Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser, 7 Bde, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1. Auflage, 1991, Bd. VI,
S. 100–103., 690–691.
2 Max Weber: L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Flammarion, 2009.
3 Jonathan Haskel, Stian Westlake, Capitalism with-
out capital. The Rise of the Intangible Economy. Princeton & Oxford: Princeton University Press, 2018.
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