Ce qui reste de Versailles

Retour sur quelques apports du droit international de l’entre-deux-guerres

Dans la mémoire collective, y compris celle des juristes, le système international mis en place à la suite du Traité de Versailles de 1919 est aujourd’hui synonyme d’échec. Et pourtant, les éléments de continuité entre les institutions internationales de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui sont plus nombreux qu’il n’y paraît à première vue.

La naissance d’une communauté internationale universelle

À l’échelle mondiale, la conséquence la plus importante du Traité de Versailles fut la création d’une organisation internationale à compétence générale et à vocation universelle, la Société des Nations (SDN). Celle-ci était nettement plus inclusive que le système des Congrès pratiqué au XIXème siècle et entièrement dominé par les grandes puissances occidentales. Au sein de l’Assemblée de la SDN, même des États de taille réduite, ou non-européens, avaient voix au chapitre. À l’Organisation internationale du travail (OIT), liée à la SDN mais distincte de celle-ci, des délégués ouvriers non-européens n’hésitèrent pas à dénoncer le racisme et le colonialisme en des termes qui deviendront la règle dans le cadre de l’ONU. Pour un petit État à la souveraineté fragile comme le Luxembourg, l’adhésion à la SDN revêtait une importance vitale. Dès mai 1919, Émile Reuter sollicita Clemenceau pour que le Luxembourg fît partie des membres originaires de la nouvelle organisation.1 Toutefois, le Luxembourg ne figurant ni parmi les signataires du Traité de Versailles ni parmi les États invités par ces derniers à accéder à la SDN, il dut passer par la procédure d’admission ordinaire. Au titre de celle-ci, il dut s’engager à amender les dispositions constitutionnelles relatives à sa neutralité – un engagement qui restera lettre morte.2 En dépit de quelques interrogations relatives à l’exiguïté du pays, il fut admis comme membre de la SDN le 16 décembre 1920.3

Le développement d’une pratique des organisations internationales

De nombreuses pratiques contemporaines des organisations internationales remontent en réalité à l’entre-deux-guerres. Des études récentes ont ainsi montré que l’action de l’OIT à cette époque influença profondément la pratique de l’ONU en matière d’aide au développement4, et que l’activité de la SDN dans le domaine économique et financier survécut en partie dans la pratique des institutions internationales mises en place après 1945.5 Même la pratique des missions de maintien de la paix, souvent décrite comme initiée par l’envoi des premiers « casques bleus » à la suite de la guerre de Suez de 1956, fut précédée par des opérations comparables de la SDN, certes de moindre envergure. En 1933, dans le cadre d’une mission à Leticia (Colombie), on vit ainsi un contingent de 150 militaires avec des brassards estampillés «SDN».6 Ce type d’opération suscita également les premières questions relatives à la responsabilité des organisations internationales. En 1922, le Luxembourgeois Charles Schaefer (1856-1922) avait été le premier expert militaire à mourir au service d’une organisation internationale. Proche des cercles dirigeants britanniques, ressortissant d’un État neutre, bon connaisseur de l’Empire ottoman, Schaefer avait été nommé en 1921 président d’une mission de maintien de la paix en Albanie.7 Tombé malade au cours de celle-ci, il décéda peu de temps après son retour à Genève. Si le Conseil de la SDN ne se reconnut pas d’obligation légale d’indemniser la veuve d’une personnalité chargée d’une mission spéciale, il décida néanmoins de lui accorder une indemnité à titre gracieux.8

L’apparition d’un véritable juge international

Le Traité de Versailles eut également un impact décisif sur le développement de juridictions internationales. Sa conséquence la plus connue dans ce domaine fut la création, conformément à l’article 14 du Pacte de la SDN, d’une Cour permanente de justice internationale (CPJI), compétente pour trancher des différends interétatiques au moyen d’arrêts contraignants et de formuler des avis consultatifs à la demande des organes de la SDN. Comme son nom l’indiquait, la CPJI avait un caractère pérenne. Contrairement aux tribunaux arbitraux établis en vue d’un litige déterminé, elle disposait ainsi à la stabilité nécessaire au développement d’une jurisprudence cohérente. De fait, au cours de sa phase active (1922-1939), la CPJI rendit 32 arrêts et 27 avis consultatifs, dont beaucoup demeurent pertinents aujourd’hui.

Si la CPJI fut dissoute en 1946, ses attributions et son mode de fonctionnement furent repris quasi à l’identique par la Cour internationale de justice (CIJ), l’«organe judiciaire principal» de l’ONU. Du point de vue du Luxembourg, la continuité entre la CPJI et la CIJ est particulièrement nette, illustrant l’attachement des autorités luxembourgeoises à un mode de règlement des différends perçu comme plus favorable aux petits États que les modes de règlement purement politiques. En effet, encore aujourd’hui, tout État qui reconnaît la juridiction obligatoire de la CIJ peut, en cas de litige et sauf convention contraire, forcer le Luxembourg à comparaître devant la CIJ sur la base d’une déclaration en ce sens signée par Joseph Bech le 15 septembre 1930.9

Les premiers balbutiements d’une justice pénale internationale

Le Traité de Versailles contenait l’idée d’une justice pénale internationale, même si celle-ci ne dépassa pas le stade embryonnaire. Son article 227 prévoyait ainsi le jugement de Guillaume II «pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités» par «un tribunal spécial» composé de cinq juges nommés par les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et le Japon. Or, les Alliés n’insistèrent pas plus longuement auprès du gouvernement des Pays-Bas lorsque celui-ci refusa de leur livrer l’ex-empereur d’Allemagne.10 Voulant éviter tout risque de guerre civile en Allemagne, ils renoncèrent également à exiger la remise de ses responsables militaires, acceptant le compromis d’un procès devant le Reichsgericht à Leipzig.11 Celui-ci classa l’écrasante majorité des dossiers.12 À l’inverse, dans l’Empire ottoman, ce fut l’occupation d’Istanbul par les Britanniques et la montée du kémalisme qui compromirent les efforts des autorités locales à poursuivre les auteurs de ce qu’on n’appelait pas encore le génocide arménien, mais que l’article 230 du Traité de Sèvres de 1920 désignait implicitement comme un acte internationalement illicite.13

Deux ancêtres oubliés des Cours de Strasbourg et de Luxembourg

De manière un peu plus indirecte, le Traité de Versailles aboutit également à la création de deux juridictions qui jouèrent un rôle pionnier dans la protection des droits de l’individu.

Le traité de paix avec l’Allemagne ayant prévu le partage de la Haute-Silésie entre l’Allemagne et la Pologne reconstituée, la SDN se chargea d’organiser ce processus, s’efforçant de garantir les droits des minorités ethniques et religieuses de part et d’autre de la nouvelle frontière, ainsi que la stabilité des relations économiques au sein de cette région industrielle. Ces efforts débouchèrent sur la Convention germano-polonaise du 15 mai 1922 relative à la Haute-
Silésie, dont l’architecture générale avait été imaginée par Jean Monnet, alors Secrétaire général adjoint de la SDN. En vertu de ce traité, qui institua un régime de transition de 15 ans, deux organes internationaux virent le jour: le Tribunal arbitral et la Commission mixte de Haute-Silésie.

Le premier, dont la compétence couvrait avant tout les questions de nationalité et de droits acquis, reconnut aux autorités nationales, mais aussi aux individus le droit de le saisir en cas de doute sur une disposition de la Convention, dans le cadre d’une procédure qui n’est pas sans rappeler l’actuel renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Présidé par le Belge Georges Kaeckenbeeck (1892-1973), il jugea en tout 4000 affaires.

La seconde s’illustra avant tout à travers l’action de son président, le Suisse Felix Calonder (1873-1954), en faveur des minorités. Dépourvu de pouvoir contraignant, celui-ci répondit néanmoins aux pétitions de personnes issues de ces dernières par des avis rédigés à la manière de décisions de justice. Ce système fut souvent efficace, contribuant même à retarder l’application des lois raciales de Nuremberg à la Haute-Silésie allemande jusqu’à l’expiration de la Convention en 1937. Par leur contenu matériel et leur sophistication, les 127 avis rendus par Calonder préfigurent les arrêts de l’actuelle Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) – mais rappellent aussi la fragilité inhérente de tout système international de protection des droits de l’individu.14

1.Lettre en date du 12 mai 1919. AN Lux SDN-466, 16.
2.Steve Kayser, «La neutralité du Luxembourg de 1918 à 1945 », in: forum, n° 257 (juin 2006), p. 36.
3.En fin de compte, la taille réduite du Luxembourg fut jugée moins importante que sa participation à la conférence de La Haye de 1907. The First Assembly of the League of Nations, Boston, World Peace Foundation, 1921, pp. 149-151.
4.Guy Fiti Sinclair, To Reform the World, Oxford, OUP, 2017,
pp. 29-110.
5.Patricia Clavin, Securing the World Economy, Oxford, OUP, 2013.
6.Alan James, « The peacekeeping role of the League of Nations», in : International Peacekeeping, vol. 6 (1999), pp. 154-160.
7.Autorisé par arrêté grand-ducal à servir dans l’armée britannique, Schaefer avait notamment servi en Égypte, où il avait été responsable de la répression de la traite. À Constantinople, il avait épousé Duruhitza Dadian (1856-1941), issue d’une très influente famille arménienne. Voir, au sujet de Charles Schaefer : Jules Mersch, « Charles Schaefer », in : Biographie nationale, vol. 1 (1946), pp. 255-293. L’auteur tient à remercier Régis Moes et Antoinette Reuter pour leurs précieux conseils.
8.Journal officiel de la Société des Nations, vol. 3 (1922),
pp. 569-571 et 789.
9.Avec Haïti, le Nicaragua, le Panama, la République dominicaine et l’Uruguay, le Luxembourg est ainsi un des six États dont la
« déclaration facultative de juridiction obligatoire » de la CIJ remonte à l’époque de la CPJI. À noter que des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, seul le Royaume-Uni est actuellement encore lié (dans son cas, avec beaucoup de réserves) par une telle déclaration. Voir : http://www.icj-cij.org/fr/declara-tions (dernière consultation le 14 novembre 2017).
Jackson Nyamuya Maogoto, « The 1919 Paris Peace Conference and the Allied Commission : Challenging Sovereignty Through Supranational Criminal Jurisdiction», in : Morten Bergsmo, Cheah Wui Ling et Yi Ping (dir.), Historical Origins of International Criminal Law : Volume I, Bruxelles, TOAEP, 2014, pp. 185-190.
11.James F. Willis, Prologue to Nuremberg – The Politics and Diplomacy of Punishing War Criminals of the First World War, Westport (Connecticut)/Londres, Greenwood Press, 1982, pp. 98-125.
12.Sur 900 accusés nommés par les Alliés, le Reichsgericht en poursuivit 17, et prononça sept acquittements et dix condam-nations à des peines de prison entre six mois et cinq ans. Gerd Hankel, Die Leipziger Prozesse – Deutsche Kriegsverbrechen und ihre strafrechtliche Verfolgung nach dem Ersten Weltkrieg, Hambourg, Hamburger Edition, 2003, pp. 11, 518-519.
13.Jennifer Balint, « The Ottoman State Special Military Tribunal for the Genocide of the Armenians: ‘Doing Government Business’ », in : Kevin Jon Heller, Gerry Simpson (dir.), The Hidden Histories of War Crimes Trials, Oxford, OUP, 2013, pp. 77-100. Il faut donc considérablement relativiser l’affirmation selon laquelle avant Nuremberg, un État avait le « droit » de massacrer sa propre population.
14.Voir l’entrée « Upper Silesian Mixed Commission » dans la future Max Planck Encyclopedia of International Procedural Law (EiPro) : https://www.mpi.lu/research/working-paper-series/2017/wp-2017-5.

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