« Ma merde, mär sinn de Legislateur! » Si le président de la fraction socialiste doit rappeler aux députés leurs droits constitutionnels, c’est donc sans doute que les habitudes parlementaires peuvent bien s’éloigner des principes les plus fondamentaux inscrits dans la Constitution.
Le projet de révision constitutionnelle, déposé en 2009, fut annoncé d’abord comme une simple adaptation de la Constitution aux pratiques réelles, puis comme une « refonte ». Débattu et modifié depuis 10 ans à huis clos, le texte, dans sa dernière version, est un peu plus qu’un toilettage, mais bien moins qu’une véritable refonte. Soyons juste : une rénovation majeure, l’octroi du droit de vote aux non-Luxembourgeois, défendu par la grande majorité des partis, fut rejeté par une aussi grande majorité de la population luxembourgeoise.
Le projet, tel qu’il se présente actuellement, ne porte guère les traces d’une profonde réflexion sur les institutions héritées des constitutions antérieures, sur les droits fondamentaux et les dangers qui les menacent, sur les problèmes des régimes de la démocratie représentative. Sans parler de la question fondamentale, à savoir dans quelle mesure le capitalisme est compatible avec la démocratie. Il y a certes un léger renforcement du pouvoir législatif de la Chambre et un premier pas vers un droit d’initiative citoyenne. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas une « refonte ».
Du pouvoir constituant
Qui est le pouvoir constituant qui confère le pouvoir législatif et à qui ? Le Parlement – quoique représentatif en principe du « peuple » – peut-il s’octroyer ce pouvoir ? Et dans ce cas, faut-il qu’il ait été élu spécifiquement pour élaborer une constitution ou pour procéder à des révisions partielles ? Jusqu’en 2003, avant toute révision constitutionnelle, la Chambre devait se dissoudre et énumérer les articles à réviser avant les élections qui permettraient en principe aux partis politiques de préciser leur position et aux électeurs de choisir.
En 2003, la Chambre, officiellement pour simplifier la procédure de révision, s’institue elle-même comme le pouvoir constituant, la majorité qualifiée – deux tiers des députés – étant une condition nécessaire et suffisante. Un référendum est possible, mais pas obligatoire.
De toute façon, le référendum pose lui aussi problème, s’il faut voter par « oui » ou « non » par rapport à un texte complexe. Car comment interpréter la voix du « peuple constituant », notamment s’il se prononce majoritairement contre le projet lui soumis ? Voudrait-il maintenir la Constitution en vigueur ou au contraire aller plus loin que le projet, et dans quelle direction ? Dilemme pour l’électeur et brouillage du résultat.
Une issue serait de décliner le vote en plusieurs questions – essentielles et fondamentales pour le choix de société, pour le « contrat social » que représente une constitution –, après avoir engagé un large débat contradictoire sur ces enjeux de société.
Et encore… Le référendum de 2015 a montré que la consultation populaire ne conduit pas nécessairement à un approfondissement de la démocratie. Et rien ne garantit que les droits fondamentaux soient mieux protégés par un référendum que par une délibération parlementaire. En fin de compte, les droits humains autant que la démocratie dépendent de l’engagement de leurs défenseurs. Réponse modeste, certes, mais témoignant de la fragilité, voire des apories de la démocratie…
Du pouvoir législatif
Dans la Constitution de 1848, réputée pourtant fort libérale, la Chambre se partageait encore le pouvoir législatif avec le monarque : « Le pouvoir législatif s’exerce collectivement par le Roi Grand-Duc et la Chambre. L’initiative appartient à chacune des deux branches du pouvoir législatif. » (articles 47 et 48)
Jusqu’en 2009, le Grand-Duc participait toujours au pouvoir législatif, puisqu’une loi ne pouvait entrer en vigueur sans sa sanction. En 2008, le refus du Grand-Duc de sanctionner la loi sur l’euthanasie provoqua une petite crise institutionnelle et une révision constitutionnelle qui allait abolir la sanction grand-ducale. La promulgation des lois par le Grand-Duc sera dorénavant une pure formalité. Par contre, le droit d’initiative législative appartient toujours au Grand-Duc. Article 47 : « Le Grand-Duc adresse à la Chambre les propositions ou projets de loi qu’il veut soumettre à son adoption. »
En pratique, comme dans l’interprétation officielle, le Grand-Duc exerce ce droit à travers le gouvernement. Dans le projet de révision, ce sera officiellement le « Gouvernement [qui] adresse à la Chambre des Députés des projets de loi ». (art. 75)
Les auteurs de la « présentation » du projet de révision peuvent donc constater à juste titre : « Le Grand-Duc n’intervient plus dans l’exercice du pouvoir législatif. » (6030/27 p. 29)1 Incontestablement une avancée par étapes du pouvoir législatif de la Chambre par rapport au Grand-Duc.
Du droit d’initiative législative
En théorie comme en pratique, le droit d’initiative législative est passé du Grand-Duc au gouvernement. Dans son avis sur le projet de révision de 2009 qui enlève au Grand-Duc ce droit, le gouvernement écrit : « En vertu de la proposition de révision, le Gouvernement est appelé à devenir titulaire du droit d’initiative en matière législative de sorte qu’il lui incombera [sous-entendu : à lui seul] d’adresser les projets de loi à la Chambre des Députés. » C’était aller un peu vite !
Selon la Constitution en vigueur, la « Chambre a le droit de proposer au Grand-Duc des projets [sic] de loi » (art. 47, al. 2). La formulation est trop vague pour en conclure à une procédure précise. Ce sera le Règlement de la Chambre qui précisera les procédures pour les « propositions de loi ». C’est pourtant laisser beaucoup de latitude à un règlement voté à la simple majorité pour une question que l’on peut considérer comme constitutionnelle. Après la révision (art. 75) : « Chaque député a le droit de soumettre des propositions de loi à la Chambre des Députés. » La Chambre délibérera donc souverainement d’une proposition de loi sans passer par le Grand-Duc ou le gouvernement – qui pourra seulement émettre un avis. C’est sans doute une avancée.
Il faut regretter pourtant que la distinction terminologique entre « projet de loi » (émanant du gouvernement) et proposition de loi » d’un député entre ainsi dans la Constitution.
Il convient de rappeler que les « propositions de loi » n’étaient pas vraiment prises au sérieux, même si elles émanaient de députés de la majorité (sans parler de celles de l’opposition). Souvent, le gouvernement les ignorait tout simplement. Le Conseil d’Etat les laissait traîner, s’il ne les rejetait pas du revers de la main. Suite aux interventions de la Chambre auprès du Conseil d’Etat, et de la réforme du Conseil d’Etat en 2017, la situation a légèrement évolué. Mais l’avis (qui n’en était pas un) du Conseil d’Etat sur la proposition alternative de révision constitutionnelle était encore empreint d’un tel mépris que même la majorité parlementaire a exprimé son irritation.
Avec l’article 75, le droit d’initiative passe donc de la Chambre au député. Il faudrait, à mon avis, préciser pour la proposition de loi la procédure à suivre par toutes les instances impliquées. En même temps, il faudrait réaffirmer le droit de la Chambre en tant que telle d’initier des projets de loi. Pourquoi une commission parlementaire, par exemple, n’aurait-elle pas le droit de soumettre à la Chambre un projet de loi ?
Une avancée nette sur la dissolution de la Chambre : actuellement, le « Grand-Duc peut dissoudre la Chambre ». Cet article 74 a permis en 2013 au Premier ministre minoritaire à la Chambre la dissolution de la Chambre, tout en maintenant le gouvernement en fonction. Selon le projet de révision, ce sera la Chambre qui, par le rejet d’une motion de confiance ou par une motion de censure, aura le dernier mot sur des élections anticipées.
Qui les députés représentent-ils ?
« La Chambre représente le pays. » (art. 63) L’étrange formule est reprise systématiquement depuis la Constitution de 1848. Le « pays », c’est qui ou quoi ? Un lieu géographique ? Une entité culturelle ? Jusqu’en 1919, dans le système censitaire, les « représentants » ne représentaient que la minorité riche du « pays », les pauvres étaient exclus. Aujourd’hui, le droit de vote actif et passif étant lié à la nationalité luxembourgeoise, la Chambre représente au plus la moitié de la population résidente (du « pays » ?). La composition sociale de la Chambre ne reflète même pas vraiment cette moitié. Plus grave encore : soumise au dogme du « marché », la démocratie parlementaire, délibérative ne reflète plus vraiment les contradictions, antagonismes et conflits sociaux qui s’évanouissent derrière un large consensus plus ou moins artificiel.
L’article 63 (al. 2) du projet de révision reprend cette autre formulation étrange de 1848 : « Les députés votent sans en référer à leurs commettants et ne peuvent avoir en vue que l’intérêt général. » Le commentaire des articles explique : « L’alinéa 2 a trait à l’interdiction du mandat impératif. Le terme “commettants” vise non seulement les électeurs, mais englobe également les partis politiques, voire les groupes de pression qui entendent faire infléchir en leur faveur les choix législatifs de la Chambre des Députés. Le choix rédactionnel implique ainsi que le député n’a pas à recevoir de quelconques instructions ni de la part des citoyens qui l’ont élu ni d’aucun groupe d’intérêts, ni de la part des instances de son parti, nonobstant la discipline qui joue normalement au sein d’un groupe parlementaire, voire de la majorité gouvernementale. »
Une vision bien idéaliste de la réalité parlementaire. D’ailleurs, dans un régime où les partis se présentent avec des programmes qui ciblent au moins partiellement certaines catégories de citoyens, comment les députés, une fois élus, peuvent-ils s’abstenir de défendre les intérêts de ceux auxquels ils se sont adressés ? Il serait plus honnête de les nommer explicitement que de se cacher derrière un intérêt général non défini.
Quant au « mandat impératif » (digne d’un débat), son « interdiction » est superflue, car il suppose une procédure de révocation qui n’est prévue ni par la Constitution ni par la loi électorale.
Le serment du député serait enfin modifié par la Constitution révisée. Actuellement, le député jure encore « fidélité au Grand-Duc » (art. 57). J’avoue ne jamais avoir compris ce que cela voulait dire. Le serment selon le nouveau projet (art. 68) : « Je jure d’observer la Constitution et les lois et de remplir ma fonction avec intégrité, exactitude et impartialité. » Impartialité ? Dans un régime construit sur la compétition entre partis politiques ? Aurait-on voulu dire objectivité – ce qui n’est pas la même chose ?
Un petit pas vers une démocratie participative
Le nouvel article 77 introduit une modeste forme d’initiative citoyenne. Si une proposition législative est présentée par 125 et soutenue par 12.500 « électeurs », la Chambre devra en délibérer, elle aura donc le dernier mot. Ce droit d’initiative ne va pas vraiment plus loin que le droit de pétition actuel. Sauf que… selon l’article suivant, la Chambre « peut décider d’avoir recours à un référendum, dont les conditions seront fixées par la loi ». Il est peu probable qu’elle le fasse pour ces initiatives citoyennes. Seul un référendum obligatoire pourrait garantir l’effet législatif d’une initiative citoyenne. Mais pour tenir compte des réserves par rapport au vote référendaire évoquées plus haut, pour éviter des dérives régressives, il faudrait envisager une procédure prudente et réfléchie ainsi que l’organisation d’un débat rationnel.
S’en va-t-on guerre ? Aujourd’hui (art. 37), c’est le Grand-Duc qui « déclare la guerre » après un vote de la Chambre à la majorité qualifiée. Dans le nouvel article 81 (version 6030/27), le Grand-Duc n’apparaît plus, mais c’est toujours la Chambre qui autorise l’intervention extérieure de la force publique. La forme sera précisée par une loi. La majorité qualifiée n’est plus nécessaire, un simple vote majoritaire suffira pour envoyer notre armée dans une entreprise militaire. Pas de référence au droit international et ses restrictions, sauf, dans le commentaire de l’article, une allusion aux « opérations humanitaires en particulier celles sous l’égide des Nations Unies ».
Pour veiller à ce que les lois soient conformes à la Constitution, on maintient la Cour constitutionnelle, qui peut être saisie « à titre préjudiciel […] par toute juridiction pour statuer sur la conformité des lois ». (art. 103) A la différence du Grundgesetz allemand, elle ne peut être saisie par des citoyen/nes pour se défendre contre des violations présumées des droits fondamentaux.
La Cour constitutionnelle ne peut pas être saisie sur la conformité des « lois portant approbation des traités ». Encore une différence avec les constitutions française et allemande – qui ont été plus ou moins régulièrement saisies pour vérifier la conformité des traités européens avec les dispositions constitutionnelles nationales. Un amendement de juin 2019 précise pourtant que la Chambre « n’approuve les traités que pour autant qu’ils sont conformes à la constitution » (6030/30). Reste à savoir qui vérifiera cette conformité. Avec l’importance croissante du droit international, notamment européen, et sa primauté présumée et régulièrement affirmée par la juridiction européenne, la conformité des normes dans une construction hiérarchique mériterait d’être mieux thématisée.
En conclusion : beaucoup de raisons plaident pour (r)ouvrir le débat sur une véritable refonte constitutionnelle comme choix de société.
- Les documents parlementaires sur le projet de Constitution sont publiés sur le site de la Chambre (chd.lu) sous : Travail à la Chambre, Rôle des affaires, Projets et propositions de modification de la Constitution, n° 6030. Voir notamment : 6030/27 avec une présentation, un commentaire des articles et un tableau comparatif avec la Constitution actuelle et les propositions du gouvernement et du Conseil d’Etat. La commission parlementaire a adopté le 28 juin 2019 un certain nombre d’amendements et aussi la numérotation des articles : voir document 6030/30.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
