«Chassez le symbolique – il revient au galop!»

Réflexions au sujet de l’athéisme militant

Alors que le monde du 21e siècle semble marqué par les excès des con its religieux, l’on perçoit un nouvel acteur sur la scène: l’athée militant, qui pointe du doigt les religions et revendique une société complètement sécularisée a n de combattre le mal par la racine – ce mal étant la religion.

Actif dans des cercles athées, sur les réseaux sociaux, participant aux débats, il fait preuve d’un activisme extraordinaire. Être athée ne se limite plus, dès lors, à confiner ses convictions au domaine du personnel, l’athée s’engage à les répandre. En somme, il devient, si j’ose dire, un « missionnaire » moderne de l’athéisme.

Certes, l’athée militant se défend de toute religiosité. La question n’est pourtant pas réglée en invoquant une simple analogie usant d’une rhétorique fallacieuse («Si ne pas croire en Dieu est une religion, alors ne pas pratiquer du foot est aussi un sport. »). Le problème se situe à un autre niveau: comment définir « la religion » et ses limites ? Nous avons tendance à réduire la religion aux seules formes de conceptions et de pratiques ayant rapport à une figure divine par le biais d’une institution – il s’agit là d’une définition purement substantielle. Or, les sciences sociales nous apprennent qu’il est aujourd’hui impossible de réduire le phénomène religieux à ces seules formes de croyances – surtout dans les sociétés industrialisées.

L’évolution de la religion en Occident

Déjà à la n des années 1960, le sociologue Thomas Luckmann émettait des doutes quant à la prétendue disparition de la pensée religieuse en Occident. Selon lui, l’on n’assisterait pas à sa disparition, mais plutôt à sa transformation en un ensemble de pratiques diffuses, syncrétiques et hautement individualisées, dépourvues de tout e ort d’institutionnalisation – en somme, une forme de « religion invisible ». Un de ses élèves poursuivait ses réflexions et en venait à se demander si « Nietzsche aurait ni par enterrer Dieu vivant ? ». Cette prédiction s’est avérée correcte pour le Luxembourg comme pour le reste de l’Occident, comme le montrent les conclusions des sociologues au sujet de l’European Values Study : « Nous assistons à une recomposition du rapport des habitants à ‹ leur › religion tout autant – sinon plus – qu’à un déclin. »

Alors pourquoi cette maudite religion ne veut-elle pas simplement disparaître ? Aux réponses fournies par les athées militants (qui invoquent le caractère « simple » des esprits non éclairés), je propose une lecture différente: comme l’ont souligné de nombreux sociologues, anthropologues et sémiologues du 20e siècle, l’être humain est aussi un être « symbolique ». Il communique et représente ses conceptions par le biais de signes. Dans cette optique, la religion constitue un système symbolique parmi d’autres – elle permet de représenter, via les symboles, une vision du monde dans lequel nous vivons ; elle remplit des fonctions sociales en donnant une identité au groupe et en consolidant la structure sociale. Ainsi, déjà en 1912, Emile Durkheim a rmait que « (…) le fidèle ne s’abuse pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale dont il dépend et il tient le meilleur de lui-même : cette puissance existe, c’est la société. » L’Homme, en se vouant à Dieu, ne ferait ainsi rien d’autre que rendre un culte à sa propre société, qu’il représente symboliquement par une puissance divine. Dès lors, la pensée religieuse n’apparaît plus comme un système de superstition et/ou d’oppression (à la façon de Marx), mais comme une forme de pensée symbolique dans laquelle «Dieu», «Ganesha» ou «les esprits» ne constituent que des symboles parmi d’autres.

La cosmogonie de l’athéisme militant

Qu’en est-il alors de la pensée athée ? L’athée militant prétend détenir une vérité ultime: «ce Dieu-là», il n’existe pas – c’est sûr et certain. Là où l’athée modéré s’abstient de tout jugement ultime (il n’y croit pas, tout simplement), là où l’agnostique affirme ne rien savoir sur le divin (ou affirme même ne pas pouvoir savoir quoi que ce soit à ce sujet), l’athée militant prend une position plus radicale : partant de la prémisse que ce que l’on ne peut prouver n’existe pas, il nie strictement toute possibilité de l’existence du divin.

Et c’est là que les choses se gâtent. Car à l’instant même où l’athée militant émet un jugement sur le transcendant, il tombe dans le piège de la pensée religieuse. En absence d’une preuve ultime, il ne sait pas, il y croit ! « Dieu n’existe pas » constitue ainsi le credo de l’athée militant. Donc, en déclarant qu’une personne religieuse croit «à des contes de fées» ou « à des gures imaginaires », l’athée militant se trouve en n de compte sur le même terrain transcendant – terrain de la croyance, non du savoir ! – que tout autre croyant. Et il y croit avec la même ferveur que le juif, le musulman ou le chrétien croit en Dieu. À ce titre, l’athée militant fait preuve d’un mode de pen- sée qui est visiblement ancré dans le monothéisme. À l’échelle mondiale et face aux croyances bouddhistes, animistes et autres, il n’y a que les conceptions monothéistes et athées qui se distinguent par une prétention à la vérité aussi virulente.

Au centre de la cosmogonie de l’athée militant se trouve l’idée que ce serait la ratio humaine qui lui permettrait de parvenir à la connaissance. «La connaissance est objective » dit-il, en opposant ainsi la pensée scientifique à la pensée religieuse. Cette conception est un héritage du courant positiviste du 19e siècle : Auguste Comte considérait l’évolution de l’Homme achevée lorsque celui-ci atteint l’âge « scientifique », après être passé par l’âge théologique et l’âge métaphysique. Mais elle pose problème aujourd’hui et représente plus un vestige des premiers balbutiements des sciences humaines qu’autre chose. Au milieu du 20e siècle, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a su rompre avec l’opposition classique entre la pensée scientifique et la « pensée sauvage » (superstitions, pensées mythiques, croyances étranges, etc). Selon lui, celle-ci est propre à tous les humains; elle ne se trouve non pas en opposition, mais en complémentarité à la pensée rationnelle et se base sur les mêmes opérations mentales.

Les rites de l’athéisme militant

Dommage que l’athée militant se limite à ne consi- dérer les mythes et les rites qu’au premier degré. Car en ce faisant, il nie la dimension symbolique de la pensée humaine. Pire, il ne réalise pas à quel point sa propre vie en société est tru ée, organisée, structurée par la pensée symbolique. Il me paraît tout à fait évocateur que les cercles athées comme l’AHA proposent des alternatives laïques aux rites « chrétiens » : des fêtes de Noël séculaires ou la « fête du lapin » en guise de la fête de Pâques. Car non seulement ils se réapproprient par ce biais des anciens rites païens (qui ont été christianisés par les missionnaires a n de ne pas soulever un tollé parmi la population païenne de l’époque), mais ils entérinent – en bons athées ! – le besoin humain pour la pensée symbolique. De même, en plaidant pour une «cérémonie funéraire non religieuse » (une boutade, en considérant la dimension fortement ritualisée et symbolique de toute cérémonie), l’association n’invite t-elle pas à revenir à des pratiques religieuses païennes plutôt qu’antireligieuses ? L’athée militant … ne serait-ce qu’un païen (post)moderne, après tout ?

Il n’est pas question ici de dévaloriser ces rites laïques … ou plutôt « laïco-païens ». Tout au contraire, il s’agit de pratiques qui ritualisent et consacrent le rapport de l’individu à l’Autre, au socius, donc à la société. C’est ainsi que la fête du lièvre met en scène le rapport à l’enfant, la fête de Noël « laïque » celui à la famille, les rites funéraires celui aux morts. Bien évidemment, ces rites gardent leur pertinence pour le pratiquant, à même titre que les rites chrétiens, musulmans ou bouddhistes. Mais il est intéressant de voir à quel point ces mythes et rites « laïques » ne font que con rmer la tendance générale de la pensée religieuse dans le monde occidental : le fait religieux ne disparaît pas – il se mue en un ensemble de conceptions et de pratiques individualistes, peu structurées, voire même anti-institutionnelles, qui se réfèrent à un monde transcendant dépersonnalisé.

A n d’éviter tout malentendu : il n’est pas question non plus d’occulter les méfaits des institutions religieuses, ni d’oblitérer les exploits réalisés par les Lumières et les di érents courants de la critique religieuse, de Feuerbach à Freud. De même, je considère que les cercles humanistes et athées constituent un contrepoids vital au pouvoir ecclésiastique et livrent ainsi un apport précieux au fonctionnement de toute société démocratique. Mais afin de représenter un humanisme moderne qui tient compte de l’œuvre réalisée par un siècle de recherches en sciences sociales, mieux vaudrait accorder à la pensée symbolique le rôle qui lui est dû, c’est-à-dire celui d’une faculté humaine indispensable à la vie en société. D’autant plus que l’athéisme militant que je viens de décrire n’est certainement pas si dénué de pensée symbolique, donc de religiosité, que l’on voudrait nous le faire croire. Que nous dit déjà ce petit dicton bien connu? «Chassez le symbolique, il revient au galop!»

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