De l’aide au développement vers le partenariat
Introduction au dossier
En septembre 2009, forum avait consacré un important dossier à la coopération au développement (n° 289 : Kooperationspolitik). A la relecture de ce dossier, on ne peut qu’être surpris que seuls deux des onze articles de l’époque restent marqués par l’actualité politique de la fin de la première décennie de 2000, à savoir les réactions à « l’étude Falk1 » et un article sur les accords de partenariat économique que la Commission européenne essayait à l’époque d’imposer à ses « partenaires » des ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Tous les articles, y compris les deux que l’on vient de citer, se situent dans une perspective d’analyse et d’action qui reste parfaitement valable aujourd’hui : on y parle d’action solidaire, de la nécessaire cohérence des politiques, de stratégies d’intégration régionale, de l’impact du changement climatique sur les politiques de coopération au développement, de l’importance d’aborder le développement dans toute sa complexité, du rôle de la recherche, de la dimension culturelle du développement (trop souvent négligée), de la nécessité d’un changement de mentalité, pour penser une « autre » croissance (plus durable et plus égalitaire), de la « gouvernance » et d’une plus grande implication de la société civile et des organisations non gouvernementales dans l’exercice – et la responsabilité – du pouvoir politique.
Quatre évolutions et crises nous semblent influer aujourd’hui sur les politiques de coopération au développement : la lutte contre le djihadisme et le terrorisme, entraînant une omniprésence des politiques sécuritaires, le changement climatique et l’urgence d’une transition écologique égalitaire et juste, le « problème » des migrations et l’impact de la pandémie du coronavirus. Ce qui frappe dans ces quatre évolutions et crises, c’est qu’elles sont « globales » et concernent autant le Global North que le Global South.
La lutte contre le djihadisme et le terrorisme
En ce qui concerne la lutte contre le djihadisme et le terrorisme, on demandait, après le 11 Septembre 2001, à la politique de coopération au développement de s’y associer, avec le résultat catastrophique constaté ces derniers mois en Afghanistan. Si les Soviétiques avaient essayé, sans succès, d’imposer entre 1979 et 1989 un modèle de socialisme étatique, les Américains et leurs alliés, pendant les vingt dernières années, ont complètement échoué dans le state building et le nation building, en essayant en vain de sécuriser et de moderniser un pays profondément divisé et de construire un Etat capable d’exercer ses missions de service public et de « gouvernance2 ». Résultat : malgré le fait d’avoir dépensé des milliards de dollars, l’Occident a abandonné un Etat « failli » et un pays exsangue aux mains des talibans, dont le régime se fonde sur des valeurs à l’exact opposé des valeurs universelles en matière de démocratie et de droits humains. Il a trahi tous ceux qui avaient cru à ce modèle de société importé et a provoqué, par son départ précipité, une catastrophe humanitaire. Difficile de faire pire en matière d’échec d’une politique dite de développement !
La région qui nous intéresse plus particulièrement dans ce contexte sécuritaire est celle du Sahel, avec trois pays partenaires de la coopération luxembourgeoise, à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Dans cette région, toutes les crises semblent éclater au même moment : crises sanitaire (Covid-19, malaria et autres), sécuritaire, alimentaire, économique et sociale, crise de gouvernance, etc. La situation continue à se détériorer, malgré (ou à cause) d’une présence militaire française et européenne (dont celle de l’armée luxembourgeoise) importante. On ne peut que recommander ici de lire les analyses très fines d’un Jean-Pierre Olivier de Sardan3. A signaler aussi une implication grandissante de la société civile, p. ex. la Coalition citoyenne pour le Sahel, avec ses « quatre piliers citoyens » (juillet 2020), et sa recommandation pour une « nouvelle approche centrée sur les besoins des populations » (avril 2021)4.
Le changement climatique
Pour ce qui est du changement climatique, la COP26 à Glasgow n’a pas été à la hauteur des attentes, c’est le moins qu’on puisse dire. Comme le soulignent les militants de Youth for Climate, mais aussi le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), il est temps de passer « en mode d’urgence », notamment en mettant fin aux subventions pour les combustibles fossiles, en éliminant progressivement le charbon, en fixant un prix au carbone, en protégeant les communautés vulnérables et en respectant l’engagement de 100 milliards de dollars par an pour le financement du changement climatique. Dans ce contexte, on ne peut qu’être surpris de la différence entre la (relative) rapidité avec laquelle une Union européenne (UE) et des pays comme les Etats-Unis, la Chine, l’Allemagne, la France, etc., ont su débloquer des milliers de milliards pour faire face à l’impact économique de la Covid-19, et la lenteur dont font preuve ces mêmes pays ou institutions pour relever le défi, au moins aussi important et urgent, du changement climatique ! Alors qu’il devient évident que le changement climatique risque non seulement de renforcer les inégalités sociales et culturelles, mais qu’il peut mener à des guerres meurtrières.
La « crise » des migrations
Sur la « crise » des migrations, il ne semble y avoir que le pape François et, de temps en temps, notre ministre des Affaires étrangères et européennes pour clamer haut et fort que la manière dont l’UE et les pays du Nord traitent les migrants, tant sur les routes que dans les camps, est un scandale qui est en contradiction complète avec les valeurs humaines dont nous nous réclamons par ailleurs, tant au niveau de l’UE, Prix Nobel de la paix 2012, que dans nos politiques de coopération au développement. Souvent, ces politiques se transforment de nos jours en prévention des migrations, en sécurisation de nos frontières et en renvoi des migrations « illégales ». Alors qu’elles devraient surtout contribuer, de façon substantielle, à améliorer les moyens de subsistance ainsi que l’accès à l’éducation, à renforcer l’égalité et la justice sociales et à assurer un bien-être de base dans le Global South, même s’il faut bien être conscient du fait que cela ne fera reculer les migrations externes qu’à moyen terme5. En tant que telle, la coopération au développement devrait contribuer à faire de la migration un choix plutôt qu’une nécessité, et cela dans une perspective à long terme. Combien de morts faudra-t-il encore avant que l’Europe ne se dote d’un pacte de migration, efficace et respectueux des droits humains, ainsi que de conditions d’accueil et d’intégration des réfugiés et des migrants, dignes de nos valeurs de solidarité et, tout simplement, d’humanité ?
L’impact de la pandémie
Enfin, concernant l’impact – qu’on est encore loin de pouvoir mesurer de manière pertinente – de la Covid-19 sur le développement des pays du Global South : le coronavirus a causé incontestablement une perturbation majeure de la vie et des moyens de subsistance. Les inégalités sociales se sont creusées, l’espace public s’est restreint, la vie démocratique s’est affaiblie. Alors que les progrès pour atteindre les Objectifs de développement durable avaient été lents avant même que la pandémie ne frappe, entre 119 et 124 millions de personnes supplémentaires ont été replongées dans la pauvreté en 2020. L’équivalent de 255 millions d’emplois à temps plein ont été perdus et le nombre de personnes souffrant de la faim, déjà en hausse avant la pandémie, pourrait augmenter de 83 à 132 millions. S’y ajoute un creusement inquiétant des inégalités dans le monde, concernant les revenus, l’éducation, la santé, le genre et le climat, comme le montre le récent rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales6. Si les excès de la mondialisation financière expliquent en partie le creusement des écarts observés ces dernières décennies, les auteurs dudit rapport insistent sur un point : les inégalités ne sont pas une fatalité. « Leur degré n’est pas déterminé par la géographie ou les niveaux de développement, [mais] il est fondamentalement le résultat des choix politiques », c’est-à-dire des arbitrages pris en matière de fiscalité et de politiques publiques que la transition écologique impose aujourd’hui de revoir.
Autre « preuve » des inégalités renforcées : la distribution des vaccins ainsi que les lenteurs et lourdeurs du programme COVAX. Concernant les brevets, le Parlement européen a adopté, en juin 2021, une résolution qui demande la levée temporaire des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la Covid-19, afin d’accélérer le déploiement de vaccins abordables au niveau mondial. Il est clair, par ailleurs, que les licences volontaires ainsi que les transferts de savoir-faire et de technologies seraient essentiels pour accélérer la production mondiale sur le long terme. Or, rien ne se passe. Derrière les aspects juridiques et techniques d’un tel partage des brevets se cache le fait que le « lobby » des entreprises pharmaceutiques impose à des Etats divisés sur la question un certain fonctionnement du marché mondial des médicaments, marché qui veut bien profiter des sommes plus que consistantes que les Etats, l’ONU et l’UE mettent à leur disposition pour la recherche, mais ne sont guère disposés à partager les résultats de cette recherche et, surtout, les profits faramineux qui en découlent, notamment concernant les vaccins anti-Covid7.
La pandémie a entraîné, par ailleurs, d’immenses défis financiers pour les pays en développement, avec un ralentissement substantiel non seulement des investissements directs à l’étranger, mais aussi des remittances (envois de fonds par les émigrés dans leur pays d’origine), ainsi qu’une augmentation significative du surendettement. Les « cicatrices », comme les appellent les économistes, à savoir les dommages risquant d’affaiblir les perspectives de développement pour les années ou les décennies à venir, pourraient même être pires que les conséquences économiques immédiates de la pandémie. On ne peut qu’espérer que les politiques de l’aide publique au développement (APD), les actions des organisations non gouvernementales de développement (ONGD) et les investissements privés dans les pays en développement sauront tirer les leçons de ces quatre évolutions/crises du développement, pour faire face aux nombreux défis qui se posent aux politiques de développement dans les années à venir.
Une remise en question s’impose
Aujourd’hui, les politiques de coopération au développement demandent à être repensées, voire refondées, à la fois dans leurs contenus et objectifs, ainsi que dans leurs méthodes et instruments d’action. Si, d’un côté, l’Agenda 2030 pour un développement durable et ses 17 objectifs et, de l’autre, la déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide de 2005, le plan d’action d’Accra (2008) et l’accord de partenariat de Busan (2011) restent des références utiles, l’interrogation sur le concept même de développement et l’efficacité de l’aide continue. Si, après le « do no harm » de jadis, c’est aujourd’hui le slogan « leave no one behind » qui semble s’imposer, si le développement « durable », malgré ses ambiguïtés8, semble l’avoir emporté sur le développement « endogène » ou « humain » (tel que défini dans les rapports du Programme des Nations unies pour le développement depuis 1990), la question du développement et l’interrogation sur les « modèles » et politiques de développement restent entières.
Cinq pistes pour repenser l’aide au développement
Cinq réflexions et démarches nous semblent plus particulièrement intéressantes à cet égard.
Les « mutations impromptues », dont parlent Jean-Michel Severino et Olivier Charnoz9. Les deux auteurs, travaillant à l’époque pour l’Agence française de développement, considèrent après une évaluation critique tant des objectifs que des instruments de « l’aide au développement » que l’APD doit désormais faire face à quatre défis : mettre en place un filet social planétaire, rendu nécessaire par la globalisation des marchés et la persistance des phénomènes d’exclusion ; contribuer à la gestion des enjeux communs de l’humanité, comme la biodiversité, le réchauffement climatique, la santé publique, les ressources naturelles ; participer à la stabilisation de la planète ; prévenir, gérer et assurer le service postconflit des nombreuses guerres et crises humanitaires localisées. Ce qui entraînera inévitablement, et les auteurs en sont conscients, une « instrumentalisation » de l’aide : « En somme, l’APD est destinée à demeurer une politique complexe, touffue, difficilement réductible à une fonction d’objectifs simple, mais de plus en plus encadrée par des demandes mondiales structurées dont la satisfaction sera mesurable et dont la réalisation bousculera pratiques et instruments. »
La pensée décoloniale. Cette pensée décoloniale a émergé, depuis environ trente ans, à partir de penseurs et de praticiens en Amérique du Sud. Elle dénonce une décolonisation incomplète dans laquelle les hiérarchies raciales, économiques et de genre persistent. Elle remet en cause l’eurocentrisme et dénonce une hégémonie économique et culturelle, prônant le recours à des savoirs pluriversels qui rendraient mieux compte de la diversité du monde et de l’hétérogénéité des connaissances. Elle postule que, malgré l’accession de nombreux pays à l’indépendance, des rapports de pouvoir subsistent aujourd’hui encore entre les anciennes métropoles et les anciennes colonies, et que dans le système de gouvernance mondial, les pays de la périphérie (Global South) sont maintenus en position de subordination (p. ex. par le biais du Fonds monétaire international ou de la Banque mondiale)10. Partant du principe que le capitalisme n’est pas seulement un système économique, mais bien un réseau de pouvoir global, intégré par nos procédés économiques, politiques et culturels, la pensée décoloniale adopte une approche très largement intersectionnelle : elle s’intéresse au croisement des oppressions, liées à la classe sociale, au genre, aux origines, et elle vise à élargir les analyses.
Une initiative qui mérite plus particulièrement d’être retenue dans ce contexte est celle des Ateliers de la pensée de Dakar, organisés par Achille Mbembé, historien et politologue camerounais, et Felwine Sarr, économiste et écrivain sénégalais. On y traite les questions liées à la décolonialité, à l’élaboration d’utopies sociales, à la quête de nouvelles productions du politique, de l’économique et du social, à la quête d’une « nouvelle » universalité, à la littérature et à l’art, à la reconstruction de l’estime de soi, à la pensée de l’en-commun…11.
Toute la réflexion se fait aujourd’hui sur les nexus et la cohérence des politiques. La cohérence des politiques au service du développement vise à minimiser les contradictions et à créer des synergies entre les différentes politiques publiques (notamment le commerce, la finance, la justice, la paix, le changement climatique, la sécurité alimentaire, les migrations, la sécurité), pour permettre aux pays en développement d’en tirer parti et d’augmenter l’efficacité de la coopération au développement. Elle intègre les éléments économiques, sociaux et environnementaux du développement durable à tous les échelons de l’élaboration des politiques. Elle a été incorporée dans la législation fondamentale de l’UE en 1992 avec le traité de Maastricht et a ensuite été juridiquement renforcée dans le traité de Lisbonne en 2009.
Dans le langage de l’aide internationale, le nexus fait référence aux crises dans lesquelles s’entremêlent et se nourrissent entre eux urgence humanitaire, besoins structurels en développement et problèmes de sécurité. Depuis quelques années, le sujet du nexus rejoint les réflexions menées autour de l’efficacité de l’aide internationale. Face à des crises protéiformes et qui durent, une meilleure coordination des différents acteurs apparaît comme l’une des clés pour une résolution pérenne. Les nexus les plus fréquemment traités aujourd’hui concernent le commerce, l’économie, le développement ; la sécurité, la résilience, le développement ; l’eau, l’énergie, l’alimentation ; la stabilité, la sécurité, les droits humains ; la paix, la justice, l’aide humanitaire, le développement.
Sebastian Weier, dans son article « Les cinq degrés du nexus sécuritaire/humanitaire », entreprend de déconstruire la logique, mortifère, de l’interpénétration grandissante de l’humanitaire et du sécuritaire concernant le « problème » des migrations. Il insiste sur la nécessité de repenser nos pratiques et politiques, notamment par la mise en place « de visions de convivialité radicalement différentes ».
Si, dans la coopération au développement, un certain nombre de concepts sont restés, d’autres ont été renforcés, comme p. ex. les suivants : care, empowerment et capabilities (Amartya Sen), transition, biens communs et commons, revenu universel de base, couverture sanitaire universelle, sécurité sociale pour tous, acteurs du changement, shrinking spaces pour la société civile, etc.12.
Parmi les concepts les plus utilisés aujourd’hui, il y a celui de « résilience ». Le succès de la résilience témoigne-t-il d’une transformation réelle et profonde de la coopération internationale pour le développement ou cette notion constitue-t-elle un buzz médiatique de plus dans un secteur en mal de reconnaissance et en quête d’un permanent renouvellement ? Cette notion mérite en tout cas d’être interrogée. En naturalisant les risques et en essentialisant parfois les populations, elle tend à reconfigurer les cadres d’analyse et les formes des interventions publiques, notamment dans le sens d’une transformation néolibérale de l’action publique qui met l’accent sur ses logiques sécuritaires et compassionnelles. La rhétorique de la résilience signerait dès lors une politique de renoncement par rapport aux ambitions de transformation des sociétés naguère portées par les discours sur le développement : l’action publique se réduirait, dans certaines situations, à « la bonne volonté des travailleurs humanitaires (ou sociaux) [qui pansent] les plaies de l’État néolibéral. […] Lorsqu’il est question de résilience à propos des conditions sociales de groupes humains, […] on n’évoque pas seulement la résistance et l’adaptation des moyens d’existence, on rend impensable la transformation radicale de ces moyens, ce qui assigne les populations au statu quo13 ». En préconisant le soutien à la résilience pour atténuer les chocs et s’adapter aux risques, il faut s’attendre à deux conséquences. D’une part, la résilience, comme la « vulnérabilité » auparavant, vise à renforcer le transfert et la gestion du risque sur les agents eux-mêmes chargés d’y faire face ; d’autre part, elle occulte les causes économiques et sociales des inégalités ou de la vulnérabilité des populations, dispensant ainsi d’une réflexion sur les options alternatives aux politiques qui en sont responsables, au profit d’une responsabilisation individuelle qui n’a guère de sens dans un environnement d’incertitudes et d’instabilités multiples et structurelles.
La généralisation de la notion de résilience, dans la littérature de l’APD, va aujourd’hui de pair avec la transformation de la perception des risques : on passe de la représentation d’un monde envisagé comme statique, sous la prégnance de l’idée d’un retard de développement, d’un monde hors de l’histoire dans lequel il faut introduire du « progrès », à la représentation d’un monde instable et exposé aux chocs, dont il faut construire ou appuyer la résilience. En substituant, pour partie, la solidarité privée, internationale ou familiale à la responsabilité politique, en privatisant et en moralisant la charge, la notion de résilience contribue à dissoudre la notion de responsabilité publique et, par conséquent, celle de souveraineté. Dans la compétition institutionnelle et financière qui caractérise le milieu de l’APD, l’usage proliférant du terme de résilience risque de se faire au détriment de réflexions et de financements soutenant une autre conception de la responsabilité publique, des dynamiques de changement social, et donc de formes de régulation au service de l’intérêt général.
Bref, il nous semble pour le moins prématuré de vouloir remplacer, comme le proposent certains, le concept de développement par celui de résilience. Et le droit au développement (voir encadré) nous semble dès lors plus pertinent que jamais !
Une approche fondée sur les droits humains (human rights-based approach). Une telle approche exige que les principes relatifs aux droits humains (universalité, indivisibilité, égalité et non-discrimination, participation, responsabilité) guident l’action en matière de coopération pour le développement. Elle s’attache principalement à renforcer aussi bien la capacité des « débiteurs d’obligations » à s’acquitter de leurs obligations que celle des « détenteurs de droits » à revendiquer leurs droits.
Elle consiste à prendre systématiquement en considération les droits humains dans tous les secteurs d’intervention de l’aide, en allant des domaines traditionnels comme la gouvernance et l’Etat de droit, à tous les secteurs tels que l’énergie, les transports, l’environnement ou la santé. Si cette approche est un mécanisme clé permettant d’assurer la cohérence des politiques, elle peut également inclure un élément consistant à « ne pas nuire » (do no harm), qui évite les répercussions négatives involontaires des activités de développement contribuant à la violation des droits humains. Dans le cadre de cette approche, les principes et normes en matière de droits humains sont considérés à la fois comme un moyen et comme un objectif de la coopération au développement. Ils modifient l’approche analytique et intègrent la réalisation et le respect des droits humains dans la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de l’ensemble des politiques et programmes de développement.
Une telle approche dans le cadre de la coopération au développement va plus loin que l’approche traditionnelle fondée sur les besoins. D’abord, parce qu’elle inclut le respect des droits comme une condition essentielle et un levier clé aux fins du développement. Ensuite, parce qu’elle intègre le respect des droits comme une composante de l’analyse des dynamiques et des rapports de pouvoir visant à éradiquer la pauvreté (tant économique que sociale et culturelle) et parce qu’elle devient un objectif opérationnel pour la promotion et la protection des droits humains, notamment pour analyser les inégalités qui sont au cœur des problèmes de développement et pour combattre les pratiques discriminatoires et la distribution inéquitable du pouvoir qui entravent les progrès en matière de développement et entraînent la formation de groupes de populations laissées pour compte.
Plusieurs articles se situent dans le contexte de ces défis. Dans « Zwischen Utopie und Notwendigkeit », Carole Reckinger se demande si la coopération au développement, sous sa forme actuelle, peut vraiment répondre aux défis actuels et futurs, et s’il ne faudrait pas une approche plus structurelle et globale pour relever les défis désormais interconnectés du développement, du changement climatique et de la lutte pour la justice sociale.
Ce qui fait dire à Michel Pauly, dans une sorte de « cri de cœur » : « Schluss mit der Entwicklungshilfe! »
Ce n’est pas la démarche préconisée par Marine Lefebvre, qui nous montre dans son article « Agriculture et développement. De la confluence des crises vers un nouveau paradigme ? », à partir du nexus alimentation, changement climatique et développement, comment la mobilisation des mouvements paysans et leur convergence de lutte avec les mouvements sociaux peut réussir à faire reconnaître les droits des paysans, désormais officialisés dans une déclaration de l’ONU.
Un dernier défi concerne la mise en œuvre des politiques et programmes de coopération au développement, sujet sur lequel Jean-Pierre Olivier de Sardan vient de publier une vaste enquête. Il nous a paru important de consacrer une note de lecture à La Revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà (Karthala, 2021), ouvrage qui se fonde sur un dialogue passionnant entre, d’une part, des données de terrain particulièrement riches et, d’autre part, une vaste littérature en sciences sociales revisitée, afin de mieux rendre compte des réalités observées et de plaider pour une meilleure prise en considération des contextes dans des politiques publiques souvent trop standardisées et technocratiques.
Dans le même cadre de la revanche des contextes, on pourrait voir le témoignage d’une ex-collaboratrice d’une ONGD qui nous montre, avec force détails, comment le travail d’une expatriée luttant pour l’équité et la « soutenabilité » peut être semé d’embûches et comment l’action d’une ONGD peut prêter à confusion.
Et la politique de coopération au développement du Luxembourg dans tout cela ? Le ministre Franz Fayot a bien voulu expliquer, en répondant à trois questions, quelles sont les priorités de la politique gouvernementale en la matière. Dans le numéro de mars 2022 de forum, une interview plus longue permettra sans doute au ministre de rentrer davantage dans les détails d’une politique qui ne voudrait plus se voir réduite à un effort financier des plus généreux14, mais se faire remarquer aussi par son « innovation ».
Véronique Faber, du Cercle des ONGD, nous présente d’ailleurs une évaluation à mi-parcours de la politique gouvernementale en matière de coopération au développement, réalisée par le Cercle. Cette évaluation critique permet de mieux comprendre l’implication étroite de nos ONGD dans notre politique de coopération au développement.
L’article de Régis Moes sur « Le passé colonial du Luxembourg et l’aide au développement » nous fait réfléchir sur la nécessaire décolonisation dans nos esprits, telle que préconisée aujourd’hui par nombre d’intellectuels et d’artistes du Global South comme du Global North15.
Michel Cames, dans sa contribution « Die letzte koloniale Währung », nous fait réfléchir sur la nécessité de doter l’Afrique de l’Ouest d’une monnaie « indépendante », l’eco, après les décennies d’un franc CFA16 réunissant les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine.
Enfin, nous terminons ce dossier en proposant quelques pistes de réflexion et d’action pour les années à venir. Non pour clore un dossier, mais, au contraire, pour nourrir une réflexion ouverte et provoquer des discussions controversées et stimulantes !
Développement, développement durable et Agenda 2030
La notion de développement, souvent encore directement liée à l’objectif de croissance, est critiquée par un certain nombre de spécialistes, par des acteurs de la société civile et par tous ceux qui réfutent une conception du progrès défini essentiellement par une volonté de produire et de posséder toujours plus. Cette perception du monde, de l’humanité et de l’environnement légitime un système néolibéral fondé sur le profit, les inégalités, la surconsommation, une exploitation des ressources naturelles sans limites et l’hégémonie des grandes multinationales. Face aux enjeux humains, culturels, environnementaux, économiques, géostratégiques et politiques, les réponses à donner et les stratégies à mettre en œuvre ne peuvent plus être de nature uniquement économique, mais demandent à être réfléchies de manière transversale et multidimensionnelle, en mobilisant les différents champs des sciences humaines et en articulant les divers échelons de territoire et de décision. Le développement durable se veut un processus de développement qui concilie l’écologique, l’économique et le social, et qui établit un cercle vertueux entre ces trois pôles : c’est un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable. Visant l’objectif de garantir notre capacité commune à répondre à nos besoins sans compromettre ceux des générations futures, le développement durable, et « soutenable » en matière de consommation de ressources, prend aussi un sens opérationnel. Il consiste dès lors à produire des richesses, équitablement réparties, dans le respect de l’environnement, par le biais d’une délibération collective et participative, du niveau global au niveau individuel. Il dépasse ainsi le rang d’idéal ou de concept expérimental pour devenir un impératif de société. L’Agenda 2030 pour le développement durable, adopté en 2015 par l’ONU, est un plan d’action pour les populations et la planète. Il vise à renforcer la paix partout dans le monde et reconnaît que l’élimination de la pauvreté sous toutes ses formes et dans toutes ses dimensions reste la condition sine qua non du développement durable. Les principes, explicités dans 17 objectifs de développement durable, sont les suivants : ne laisser personne de côté (leave no one behind) et s’occuper en premier lieu des nations, des populations et des groupes sociaux les moins nantis ; favoriser la collaboration impliquant plusieurs acteurs ; collaborer entre les différents secteurs en intégrant les trois dimensions du développement durable (économique, sociale et environnementale) ; assurer la cohérence des politiques par une approche pangouvernementale ; mobiliser des financements supplémentaires grâce à l’aide publique au développement (p. ex. fonds mixtes) et tester des mécanismes de financement innovants. Concernant la mise en œuvre de l’Agenda 2030, on peut citer la déclaration de Paris (2005) et le plan d’action d’Accra (2008) sur l’efficacité de l’aide, avec des principes tels que : appropriation (par les pays en développement des stratégies de réduction de la pauvreté), alignement (par les pays donateurs sur ces stratégies), harmonisation (entre pays donateurs, pour éviter les doublons), résultats (coopération results-oriented), redevabilité mutuelle, ainsi que partenariats dits inclusifs, renforcement des capacités et reconnaissance de l’apport indispensable de la société civile.
- Rainer FALK, Zur Debatte um Steueroasen. Der Fall Luxemburg. Pour rappel : cette étude avait été commanditée par le Cercle de coopération des ONGD et publiée en juillet 2009 sur leur site, pour en être retirée ensuite après une importante pression politique. Ceci a empêché une discussion en profondeur sur les propositions faites pour changer la stratégie de notre place financière.
- Faut-il rappeler dans ce contexte que les Américains, en négociant les accords de Doha avec les talibans, en février 2020, n’avaient pas jugé utile d’y convier le gouvernement afghan en place à ce moment-là ?
- Voir « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », 7 décembre 2021, et « De Barkhane au développement : la revanche des contextes »,
14 juin 2021, sur le site d’AOC. - www.sahelpeoplescoalition.org (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 14 décembre 2021).
- Voir sur ce thème les analyses intéressantes d’un François Gemenne, professeur à Sciences Po Paris et chercheur à l’Université de Liège : On a tous un ami noir, Fayard, 2020, et Géopolitique du climat. Les relations internationales dans un monde en surchauffe, Armand Colin, 2021.
- Deuxième rapport du World Inequality Lab, décembre 2021 : https://wid.world/news-article/world-inequality-report-2022
- A signaler ici l’initiative citoyenne européenne pour la levée des brevets des vaccins contre la Covid-19, soutenue par plusieurs ONGD luxembourgeoises. Voir https://noprofitonpandemic.eu/fr/nos-demandes
- Est-ce qu’un « développement », qui implique une modification structurelle, peut être « durable », c.-à-d. supposer une continuité dans l’utilisation des ressources ? Par ailleurs, le mot sustainable, qui implique aussi une gestion « sobre » des ressources, ne nous semble être que partiellement traduit par le mot « durable ». Voir l’encadré sur le développement et le développement durable.
- Jean-Michel SEVERINO et Olivier CHARNOZ, « Etat des lieux de l’aide publique au développement », dans Afrique contemporaine, n° 213, hiver 2005.
- Il est d’ailleurs intéressant de rappeler ici que le prix Nobel de littérature 2021 a été attribué à Abdulrazak Gurnah, auteur britannique originaire de Zanzibar, pour son « analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés écartelés entre cultures et continents ».
- A signaler plus particulièrement quatre livres dans ce contexte, Ecrire l’Afrique-Monde, Philippe Rey/Jimsaan, 2017 (rendant compte des Ateliers de la pensée d’octobre 2016), Politique des Temps, Philippe Rey/Jimsaan, 2019 (rendant compte des Ateliers de novembre 2017), ainsi que le dialogue très roboratif entre le philosophe sénégalais Souleymane BACHIR DIAGNE et l’anthropologue français Jean-Loup AMSELLE, En quête d’Afrique(s), Albin Michel, 2018, tout comme l’échange passionnant entre Gaël GIRAUD, jésuite et économiste, et Felwine SAAR, économiste et musulman soufi, dans L’Economie à venir, Les liens qui libèrent, 2021.
- On peut d’ailleurs constater que souvent, concepts et instruments de mise en œuvre se confondent, comme dans le cas de la finance « verte », « inclusive » ou « durable », des partenariats public-privé, du solutionnisme numérique ou technique, de la microfinance et micro-assurance, etc.
- Véronique ANCEY, Denis PESCHE et Benoît DAVIRON, « Résilience et développement : complément, substitut ou palliatif ? », dans Revue internationale des études du développement,
n° 231, 2017/3. - En 2020, le Luxembourg a consacré 396 millions d’euros, soit 1,03 % du revenu national brut à l’APD. Pour 2021, entre 455 et 461 millions d’euros sont prévus, et pour 2022, 476 millions d’euros.
- A signaler ici l’initiative récente de Richtung22, qui a thématisé la mémoire coloniale luxembourgeoise en volant des panneaux de rue consacrés à des personnages coloniaux, pour les contextualiser et exposer au Casino de Luxembourg, en novembre-décembre 2021.
- Ce franc CFA s’appelait d’ailleurs à l’origine et jusqu’en 1958, et cela veut tout dire, franc des colonies françaises d’Afrique.
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