La volonté de lutter contre la maladie Covid-19 a subitement fait réémerger, en mars 2020, les frontières entourant le Grand-Duché de Luxembourg. Cette donne nous oblige à repenser cet espace commun qui unit le pays à ses proches voisins.

Les frontières ont leur raison d’être, mais celles-ci ne doivent pas se transformer en murs infranchissables. Elles doivent permettre la régulation, sans empêcher la coopération quand, manifestement, des interactions existent déjà et sont profitables aux différentes parties. L’écrivain et philosophe français Régis Debray reconnaît que la frontière n’est pas forcément un facteur d’exclusion1. Il rappelle que si la frontière est une séparation, elle permet également l’hospitalité envers l’autre et appelle au partage. Comme la peau, la frontière forme une barrière, tout en laissant entrer des éléments indispensables à la vie.

En mars 2020, le Luxembourg s’est trouvé confiné, à l’intérieur mais aussi par rapport à l’extérieur. Les flux de travailleurs frontaliers se sont fortement réduits, seule la main-d’œuvre des secteurs considérés comme essentiels a été autorisée à traverser les frontières, parfois non sans mal. Les autres frontaliers ont été priés de rester à domicile, redirigés vers le télétravail ou mis au chômage partiel.

Or, les frontières, aussi fermées qu’elles puissent être, ne sont pas une garantie absolue contre la pandémie. Leur obstruction s’avère même contreproductive lorsque cela empêche du personnel soignant ou du matériel médical de circuler. La peur d’un effondrement du système de soin luxembourgeois a émergé lorsque l’on s’est rendu compte qu’environ deux tiers des personnes qui travaillent dans le secteur médical sont des frontaliers2.

Ces faits ont remis sur le devant de la scène non seulement les interdépendances qui lient le Luxembourg et ses proches voisins, mais également les solidarités qui sont à l’œuvre ou ont fait défaut du fait de la crise. Il importe donc de repenser les collaborations entre ces territoires. Comme le souligne le Conseil syndical interrégional de la Grande Région dans sa déclaration du 20 avril 2020 : « Ensemble il faudra se doter des moyens pour repenser la vie commune avec des mesures et des décisions qui protègent et sécurisent l’emploi et la santé des travailleuses et travailleurs. Il faudra également repenser un nouveau contrat social permettant d’atteindre l’objectif d’une plus grande justice sociale.3 »

Des espaces de coopération à redéfinir

De fait, il existe déjà un outil pour promouvoir les coopérations transfrontalières : la Grande Région dispose d’organes institutionnels qui permettent les échanges et la réalisation de projets communs.

Or, pour certains domaines, cette étendue est trop vaste et englobe des territoires dont les priorités politiques et économiques sont orientées vers des espaces se situant en dehors de la Grande Région. Ainsi, pour que le Luxembourg puisse aller encore plus loin dans la coopération avec ses partenaires, il doit renforcer ses liens avec des interlocuteurs plus proches géographiquement, plus au fait des spécificités et des besoins locaux, comme par exemple les communes frontalières.

L’idée est de mettre en place des projets concrets, plus audacieux et bénéficiant à tous les acteurs régionaux dans un espace de coopération plus restreint, afin de développer des synergies, redynamiser les économies locales, relocaliser l’appareil industriel, créer des emplois, investir dans les technologies du futur plus respectueuses de l’environnement, le tout dans un cadre garantissant une haute protection sociale.

Le Grand-Duché tire un grand avantage d’une main-d’œuvre qui a été éduquée et formée dans les pays voisins. Ces frontaliers bénéficient en retour du niveau de salaire luxembourgeois et de sa couverture sociale. Or, l’on peut s’interroger si cela est réellement suffisant.

La mobilité, un défi à relever sous de multiples aspects

Pour répondre aux spécificités locales, les initiatives doivent être en adéquation avec les défis posés par les liens économiques, sociaux et culturels qui unissent le Luxembourg à ses proches voisins. Un de ces défis prioritaires est celui de la mobilité, qui, du fait des flux massifs de frontaliers et d’infrastructures de transport (individuelles ou collectives) inadaptées, a des coûts importants, tant du point de vue économique qu’en termes de qualité de vie.

Dans ce cadre, le Luxembourg devrait envisager de renforcer les coopérations transfrontalières afin d’améliorer les infrastructures de transport, non seulement sur son propre territoire, mais également au-delà des frontières. Ainsi, si l’État français prévoit d’adapter l’autoroute A31 au trafic actuel, il compte financer le projet par la mise en place de péages, ce qui a suscité de vives protestations de la part des frontaliers devant alors supporter un coût supplémentaire pour se rendre sur leur lieu de travail. Dès lors, un cofinancement luxembourgeois pourrait être envisagé afin d’adapter ce grand axe routier transfrontalier aux exigences actuelles et futures, sans le rendre payant, avec, à la clé, des bénéfices en termes de qualité de vie pour les frontaliers, mais aussi pour les entreprises du fait de la réduction des temps de parcours. Les transports en commun transfrontaliers constituent un autre exemple. La gratuité des transports publics au Luxembourg a généré des dommages collatéraux en rendant payantes certaines zones tampons, où le billet international est devenu finalement plus onéreux4. Le Luxembourg pourrait, de ce point de vue, chercher un terrain d’entente sur le plafonnement des prix des billets.
Les mesures de confinement ont mené à une explosion du télétravail. Ce changement (temporaire) de paradigme a contribué, certes dans une moindre mesure que l’arrêt du trafic aérien ou les fermetures d’usines, à une amélioration considérable de la qualité de l’air5. De plus, le télétravail peut permettre une meilleure conciliation entre vies privée et professionnelle, améliorant d’autant la qualité de vie des travailleurs qui peuvent en bénéficier, sans compter les gains en termes de mobilité.

Dans une perspective de développement économique et social mutuellement bénéfique pour le Luxembourg et ses voisins immédiats, le Grand-Duché devrait donc envisager de soutenir financièrement les projets favorisant le développement du télétravail, comme les espaces de coworking par exemple. Cela devrait permettre de redynamiser l’économie locale des territoires le long des frontières et, ainsi, de réduire les fractures territoriales et sociales6.

Néanmoins, un recours plus important à ce type d’organisation du travail implique qu’il faudra œuvrer plus activement à la levée des seuils (temporairement mis en suspens) à partir desquels les frontaliers sont imposés et enregistrés du point de vue de la sécurité sociale dans leurs pays de résidence. En parallèle, le recours au télétravail nécessite un cadre législatif rigoureux pour contrer l’apparition d’effets délétères en termes de stress et de porosité entre vie privée et vie professionnelle7.

Des coopérations hospitalières transfrontalières à développer

La propagation foudroyante de la Covid-19 a également mis en évidence la faible résilience des systèmes hospitaliers de la Grande Région, qui, depuis de nombreuses années, font l’objet de réductions planifiées du nombre de lits, d’augmentation des traitements ambulatoires et d’externalisations des activités. Particulièrement touchée, la région Grand Est a pu bénéficier d’une modeste solidarité transfrontalière et transférer 150 patients atteints de la Covid-19 dans des hôpitaux allemands, luxembourgeois et suisses8.

Afin de reconstruire des systèmes hospitaliers capables de faire face à des afflux importants et inopinés de patients, il est impératif de redonner plus de moyens, notamment en renforçant la coopération transfrontalière en matière de santé. La création d’un observatoire de la santé de la Grande Région, qui vise à poser un diagnostic commun sur les ressources et besoins en matière de soins de santé transfrontaliers, ou la généralisation au sein de la Grande Région des zones organisées d’accès aux soins transfrontaliers (ZOAST)9 qui existent le long de la frontière franco-belge, sont des exemples bénéfiques.

Pour aller plus loin, l’on peut s’inspirer d’autres exemples de coopération, à l’instar du partenariat interhospitalier en cardiologie entre Forbach et Völklingen10. En 2011, la réorganisation des soins dans le bassin houiller lorrain a mis en évidence que pour des soins intensifs en cardiologie dans la région forbachoise, l’hôpital de Völklingen dans la Sarre était une alternative plus viable que les hôpitaux de Nancy, Metz ou Strasbourg. S’est mise alors en place une collaboration très poussée permettant une prise en charge plus rapide des victimes de crises cardiaques, le maintien d’une prise en charge en cardiologie à l’Hôpital de Forbach en renforçant l’équipe médicale par des médecins sarrois (notamment pour les gardes), la promotion du bilinguisme et l’échange de bonnes pratiques entre les deux hôpitaux.

Ce type de coopérations est encouragé par le projet Interreg COSAN. Son chef de file Henri Lewalle constate que le rationnement des dépenses de santé et le manque de transfert de compétences à un niveau supranational ont eu pour résultat une coordination insuffisante des systèmes de santé : la « solidarité transfrontalière [mise en place dans la lutte contre le coronavirus] met en exergue la nécessité de coopérer entre les acteurs frontaliers de proximité et montre l’opportunité de développer une coopération transfrontalière plus vaste dans la Grande Région11 ».

Pour que l’interdépendance se mue en synergies

Dans l’immédiat, il faut continuer à protéger la santé de la population et limiter le plus possible les dégâts économiques et sociaux. Mais il faut aussi préparer l’après-crise, en se dotant des moyens pour repenser la vie commune dans une société véritablement solidaire, qui protège et sécurise l’emploi et la santé des travailleuses et travailleurs. Et précisément, il est nécessaire de reconsidérer la façon dont on peut mieux impliquer et prendre en compte toute cette population non résidente qui contribue au fonctionnement et à la prospérité du Luxembourg, par son travail, ses impôts et ses contributions sociales, mais aussi par ses compétences, son apport culturel et sa vision du monde.

Le Luxembourg n’est pas une île et la présence des frontaliers concrétise chaque jour ce lien : le Luxembourg représente un pôle d’attraction pour les travailleurs et entrepreneurs des territoires voisins. Et si le Grand-Duché connaît un phénomène de métropolisation, il doit se préoccuper également des territoires qui sont à sa périphérie. Ces territoires ne doivent pas se résumer à des cités dortoirs et au classique « auto-boulot-dodo ».

Le Grand-Duché a donc tout intérêt à investir dans le développement de l’espace où vit une grande partie de sa main-d’œuvre, afin de contribuer à la mise sur pied d’infrastructures dont peuvent profiter ceux qui travaillent au Luxembourg, mais également ceux qui n’y travaillent pas. Car il existe également un risque de clivage entre ces deux populations à l’intérieur même de ces régions. Faire bénéficier de ces investissements l’ensemble des personnes résidant aux frontières de la métropole luxembourgeoise permettra de préserver la cohésion sociale dans ces territoires.

L’interdépendance nous oblige à nous soucier les uns des autres. Il est illusoire de croire que ce qui se passe de l’autre côté de la frontière n’a pas d’impact sur le Luxembourg. Une coopération qui prend en compte l’ensemble des partenaires est une nécessité. Les acteurs de la région entourant le Grand-Duché ont tous le même intérêt, celui d’agir en synergie pour faire de ce territoire transfrontalier un espace commun de vie, d’emploi, de prospérité, de bien-être et de solidarité.

  1. Régis DEBRAY, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.
  2. https://tinyurl.com/y8m7bol3 (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 25 mai 2020).
  3. Conseil syndical interrégional de la Grande Région, Déclaration commune des organisations syndicales de la Grande Région, Luxembourg, 20 avril 2020.
  4. https://tinyurl.com/y992hpgz
  5. https://tinyurl.com/yaqpdstt
  6. Voir par exemple : Insee, « Une précarité monétaire intense pour les ménages pauvres des zones riches près du Luxembourg », dans Insee, Analyses Grand Est n° 74, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3588929.
  7. https://www.csl.lu/fr/telechargements/newsletters/6d17aa6e23; https://www.liser.lu/?type=module&id=104&tmp=4351
  8. https://tinyurl.com/ydg93m9o
  9. Les zones organisées d’accès aux soins transfrontaliers permettent aux patients de se faire soigner de l’autre côté de la frontière sans devoir disposer d’autorisation médicale préalable, tout en bénéficiant d’une prise en charge par la sécurité sociale de leur pays de résidence. https://tinyurl.com/ycqomax2, p. 77-82.
  10. Ibidem, p. 55-59.
  11. https://tinyurl.com/y98mlszm

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