- Geschichte, Gesellschaft
Dépasser le tabou de la Résistance
Depuis que le Premier ministre et la Chambre des Députés ont présenté des excuses officielles à la communauté juive, en juin 2015, on me demande régulièrement pourquoi il a fallu tant de temps pour que soit reconnue la collaboration d’autorités luxembourgeoises aux persécutions nazies. Ce qui m’intéresse le plus dans cette question, c’est ce qu’elle révèle de notre relation à l’État. Est-ce qu’un débat historique doit être encouragé par un gouvernement pour être légitime? Est-ce qu’une hypothèse scientifique a besoin d’être validée par le parlement? Au Luxembourg, nous avons tendance à confondre la nation avec l’État ou, pour le formuler autrement, à considérer l’État comme le couronnement de la société civile. Pourtant s’il y a bien une période qui démontre le dynamisme de la société luxembourgeoise, c’est celle de l’occupation. À l’époque les Luxembourgeois ont dû trouver eux-mêmes des solutions parce que l’État et avec lui l’ensemble des élites traditionnelles avaient failli. C’est peut-être là le véritable tabou de la Deuxième Guerre mondiale.
Mon hypothèse est que la version officielle, dominante jusqu’à il y a 10 ans, selon laquelle tous les Luxembourgeois avaient résisté, n’a pas simplement été imposée pour masquer la collaboration. Les Gielemännercher n’avaient tout simplement pas leur place dans ce récit – pas plus que les juifs d’ailleurs. Selon la définition ethnique de la nation, elle aussi dominante jusqu’à il y a 10 ans, ni les uns ni les autres n’étaient de vrais Luxembourgeois. Non, la fonction du mythe résistancialiste était de faire oublier que le gouvernement avait abandonné le pays le 10 mai 1940; qu’un gouvernement de fait, la commission administrative, l’avait remplacé pour faire des offres de collaborations au Reich; que l’administration luxembourgeoise avait continué à exister tout au long de la guerre, simplement recouverte d’un vernis allemand.
C’est à l’automne 1940, alors que les administrations du Luxembourg étaient absorbées par le Reich et que toutes ses institutions – Conseil d’État, Chambre des députés, partis, syndicats, etc. – étaient liquidées, que les premières organisations de résistance ont vu le jour. Ceux qui allaient les rejoindre n’avaient pour la plupart exercé aucunes responsabilités jusque-là. Ils se distinguaient par leur jeune, voire très jeune âge. L’historien Lucien Blau a établi que la moitié des résistants avaient moins de 26 ans en mai 1940, 5% avaient même moins de 16 ans. Aucun n’avait plus de soixante ans1. Ces statistiques indiquent que la résistance fut une réaction de la génération qui venait d’entrer dans l’âge adulte à l’occupation allemande, bien sûr, mais aussi à la déroute des hommes plus âgés qui formaient l’élite du pays. Voilà pourquoi, malgré leurs sensibilités politiques diverses, les organisations de résistance s’entendaient sur deux objectifs: combattre le régime d’occupation allemand et, après la libération, refonder le pays sur des bases nouvelles.
Les organisations de résistance étaient profondément hostiles au régime d’avant-guerre. Seule la Grande-Duchesse resta, pour la plupart, un symbole inattaquable. Quant au gouvernement en exil, auquel beaucoup de Luxembourgeois reprocheront longtemps de les avoir abandonnés, il ne jouissait pas non plus d’une popularité excessive auprès des résistants. Auprès des alliés, il parvint à se faire passer pour le représentant de la résistance intérieure. Cela était vrai, au mieux, du point de vue symbolique. Concrètement, il n’exista presque aucun lien entre le gouvernement en exil et la résistance. Tout d’abord parce que, durant les premières années de l’occupation, il n’a quasiment pas pu échanger d’informations avec le pays, ensuite parce que les deux émissaires qu’il y a envoyés en 1943 n’ont pas réussi à rassembler les organisations de résistance sous son égide. Celle-ci ont trouvé le chemin de l’unité toutes seules en fondant, le 23 mars 1944, l’Unio’n vun de Fräiheetsorganisatiounen.
Le 9 septembre 1944, jour de la libération, l’Unio’n et son organisation paramilitaire composée de réfractaires armés, la Miliz, sortirent de l’ombre. Fort de 12 à 15000 membres, le mouvement unifié de la résistance luxembourgeoise aida les Américains à maintenir l’ordre dans le pays et s’arrogea certains droits régaliens. Jusqu’au mois d’octobre 1944, il arrêta et interna plus de 3000 personnes accusées de collaboration avec les Allemands2. L’épuration était pour l’Unio’n un impératif moral tout autant que politique, comme on peut le lire dans les pages de son journal, D’Unio’n, dont le premier numéro parut le 10 octobre 1944. Avant de pouvoir reconstruire le pays, il fallait l’expurger de ses traîtres mais aussi de ceux qui avaient péché par faiblesse – c’est-à-dire les patrons qui avaient fait affaire avec les Allemands et les hauts fonctionnaires qui étaient restés à leurs postes. À côté de l’épuration pénale, l’Unio’n réclamait une épuration administrative.
Dès son retour d’exil, fin septembre 1944, le gouvernement essaya de reprendre le contrôle de la situation sans busquer la résistance. Il déclara légales toutes les arrestations effectuées par l’Unio’n et obtint la dissolution de la Miliz, dont certains membres furent intégrés dans la gendarmerie. Fin novembre, il annonça l’ouverture d’une «enquête administrative». Ce geste censé calmer les résistants jeta en revanche le trouble au sein de l’administration.
Au mois de janvier 1945, les anciens membres de la Commission administrative remirent au gouvernement un mémoire et une note sur la question
très sensible de l’adhésion des fonctionnaires à la VdB (Volksdeutsche Bewegung: le parti pro-allemand pendant l’occupation). Ses auteurs y rappelaient qu’en mai 1940 le gouvernement avait fui le pays sans laisser d’instructions, qu’en agissant ainsi il avait cessé d’exister aux termes de la constitution, qu’il n’avait jamais été le supérieur hiérarchique de la Commission administrative puisque celle-ci tenait son mandat de la Chambre des députés et du Conseil d’État et possédait donc une compétence et une autorité égales à la sienne. À travers ces documents confidentiels, les anciens membres de la Commission administrative laissaient entendre qu’ils étaient prêts à contester la légitimité du gouvernement, au cas où celui-ci fixerait des principes trop sévères en matière d’épuration de la fonction publique.
Ces menaces furent-elles efficaces? Ce qui est sûr, c’est que les rapports entre le gouvernement et l’Unio’n se dégradèrent irrémédiablement au début de l’année 1945. Le 17 février 1945, le mouvement unifié de la résistance fit afficher dans tout le pays un manifeste dans lequel il réclamait la démission du gouvernement. Le 10 mai, dans ce qui fut sa plus grande démonstration de force, il fit défiler 15000 personnes dans les rues de Luxembourg. Quant au journal d’Unio’n, il publia des attaques de plus en plus précises contre le gouvernement. Le 7 avril 1940, un article mettait pour la première fois en doute la version officielle d’un départ planifié du gouvernement au moment de l’invasion3. Le 7 juillet, un palier supplémentaire fut franchi par la publication d’un article disant notamment ceci: «Le 10 mai 1940, le Gouvernement a pris la fuite, une fuite méticuleusement préparée d’avance et dans tous ses détails […] On avait oublié cependant une chose […]: le règlement de la succession administrative du pays. Le Gouvernement en fuite n’avait conféré des pouvoirs ni donné des instructions à ceux qui, à sa place, ont dû assumer l’administration centrale4.»
Mais à ce moment, l’étoile de l’Unio’n avait déjà commencé à pâlir. Le gouvernement était parvenu progressivement à se rallier les élites traditionnelles, effrayées par la radicalité des résistants. En février 1945, de nouveaux ministères furent créés, celui de l’Épuration et celui du Ravitaillement, confiés tous deux à des personnalités restées au Luxembourg pendant la guerre. Le mois suivant eut lieu la première séance de l’Assemblée consultative, une chambre non élue mais où étaient représentés tous les partis politiques du pays, qui venaient de se reformer. L’Unio’n n’avait plus le monopole de l’opposition. Finalement, après le départ des ultra-nationalistes et des communistes, ce qui restait du mouvement unifié de la résistance se transforma en parti classique, le Groupement patriotique et démocratique, ancêtre du DP. Des ministres issus du GPD entrèrent au gouvernement d’unité nationale, en novembre 1945 et en février 1947, le groupement forma une coalition avec le CSV. Sommé de choisir entre une résistance, auréolée de prestige mais turbulente et une administration qui, pour s’être soumise à l’occupant était restée intacte, le gouvernement opta pour la seconde.
La restauration de l’ordre d’avant-guerre eut aussi des répercussions sur le cours de l’épuration administrative qui servit, au final, à blanchir les administrations. À l’abri des regards indiscrets, puisque les procédures administratives étaient secrètes, 8% des quelque 20000 individus concernés se virent attribuer une «mention patriotique» et seuls 0,2% d’entre eux écopèrent de sanctions sévères. Nombreux sont ceux qui ont réussi à s’en tirer avec un blâme, une retenue sur salaire ou, au pire, une mise à la retraite anticipée, alors que leurs agissements tombaient sous le coup de la législation punissant les crimes et délits contre la sûreté extérieure de l’État- celle sur laquelle se fondait l’épuration pénale qui, elle, déboucha sur 12 condamnations à mort, 228 peines aux travaux forcés et 1366 peines d’emprisonnement. Que l’on songe par exemple aux experts comptables qui administrèrent les biens confisqués des juifs, de la Grande-Duchesse ou des familles de réfractaires transplantées dans le Reich, aux notaires qui actèrent ces spoliations et plus largement à tous ceux qui en restant à leur poste œuvrèrent – même à leur corps défendant – à la destruction de la souveraineté du pays, alors même qu’ils avaient prêté serment à la souveraine.
Privée du pouvoir, la résistance se vit en revanche attribuer une place symbolique très forte dans la version officielle de la guerre qui s’imposa à partir du début des années 1950. Même si, à y regarder de plus près, les choses sont là aussi plus complexes. La version officielle arrangeait beaucoup de monde. Selon celle-ci, le gouvernement avait quitté le pays selon un plan mûrement réfléchi pour continuer le combat au côté des Alliés et l’administration luxembourgeoise n’avait pas collaboré puisqu’elle avait été remplacée par une Zivilverwaltung allemande. Mais le rôle des résistants était paradoxalement minimisé: si tous les Luxembourgeois avaient résisté, qu’avaient-ils accompli d’extraordinaire? Dans la version officielle, c’est une idée désincarnée de la résistance qui était célébrée, pas les résistants en tant qu’individus. Probablement parce qu’ils sont des acteurs historiques tout aussi subversifs que les collaborateurs. L’existence des derniers démontre que tous les Luxembourgeois n’étaient pas des patriotes intransigeants, prêts à mourir plutôt que de trahir leur pays; celle des résistants qu’un autre choix que la soumission était possible. Leur exemple nous apprend que l’État ne peut pas tout, que ceux qui décident n’ont pas toujours raison, qu’il ne faut pas refuser un combat parce qu’il semble perdu d’avance et qu’il ne faut jamais cesser de trouver une alternative à un système injuste.
1 BLAU, Lucien, La résistance au Grand-Duché de Luxembourg (1940 – 1945). Sociologie, idéologies et programmes, mémoire de maîtrise, Université de Metz, 1984. Ce mémoire n’a pas été publié mais il est possible d’en obtenir un exemplaire aux Archives nationales du Luxembourg et à la Bibliothèque de Luxembourg.
2 Pour en savoir plus sur l’Unio’n, voir: BOUSSER, Daniel, La Résistance au Grand-Duché de Luxembourg pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’Union des mouvements de résistance luxem- bourgeois, mémoire de licence, Section Histoire Contemporaine, Université Libre de Bruxelles, 2004. Là encore il est possible d’obtenir un exemplaire de ce mémoire non publié aux Archi- ves nationales du Luxembourg ou à la Bibliothèque nationale de Luxembourg.
3 « La critique est salutaire », D’Unio’n, 7.4.1945.
4 « Une réponse et deux nouvelles questions », D’Unio’n, 16.7.1945.
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