Fränz Hausemer est le réalisateur du film documentaire «Schwaarze Mann – un noir parmi nous» qui porte sur la vie du premier noir luxembourgeois, Jacques Leurs. Au delà d’un aperçu de la vie de son protagoniste, il nous raconte dans cet article le personnage du père luxembourgeois: Charles Leurs, chercheur de fortune au Congo.
Lors de ma plus récente visite à la maison de retraite de Loni Leurs, cette dame centenaire m’a confié une nouvelle fois pourquoi elle n’a jamais eu d’enfants avec son mari défunt Jacques. Il n’aurait pas supporté qu’on crie derrière son fils dans la rue: «Do kënnt den Neger». C’est non sans regrets que Loni Leurs constate aujourd’hui qu’au crépuscule de sa vie il n’y aura plus personne après elle.
Peur(s) du Noir
Pour Jacques Leurs, avoir été le premier Luxembourgeois de peau noire n’a sans doute pas été facile. L’entrée sur le territoire luxembourgeois en 1912, à l’âge de deux ans seulement, constitue un retour de colonies jamais encore vécu par les habitants de ce pays sans colonies.
On aurait effectivement pu craindre pour l’avenir de ce fils de père luxembourgeois et de mère congolaise qu’on a déposé chez ses grands-parents au Pfaffenthal pour qu’il soit éduqué en Europe. A-t-il été victime de harcèlements à l’école? C’est plus que probable. Cela ne l’empêchait pas de briller par l’excellence de ses notes. Plutôt que le rejet, la couleur de sa peau suscitait la curiosité parmi une partie de la population. Il arrivait que des paysans des villages plus éloignés profitaient de leur séjour à la capitale pour aller voir «Le Noir». Peu de Luxembourgeois connaissaient alors le terme de «mulâtre» pourtant fréquemment utilisé dans les empires coloniaux pour désigner une personne issue d’un métissage afro-européen. Jacques, ou «Jeek» comme on l’appelait communément, deviendra simplement «Onse Schwaarze» pour ses collègues cheminots. On imagine les jeux de mots quand Jacques Leurs est entré en politique au sein du parti socialiste dont la couleur rouge tranchait tellement avec le noir du parti clérical qu’il combattait si ardemment. Jacques pouvait d’ailleurs être partie prenante de ces calembours. Invité à la réception de l’ambassade d’un pays africain sous tutelle coloniale dans les années 50, Jacques s’étonnait de l’absence de personnes de couleur parmi les hôtes. Il aurait alors dit à son collègue du parti chrétien social qui était également présent: «Gesidd Dir, elo si mir déi zwee eenzeg Schwaarz hei».
Car Jacques Leurs deviendra quelqu’un d’important au sein de la société luxembourgeoise. C’est grâce à son travail, sa détermination, son humanité et son humour qu’il a tracé son chemin, souvent jalousé par ses collègues.
Il sera le premier secrétaire du Conseil d’administration des Chemins de fer luxembourgeois à partir de 1947, militant syndicaliste au «Landesverband» des cheminots et auprès de la Confédération internationale des syndicats libres. Il sera élu conseiller communal socialiste de la Ville de Luxembourg ainsi que secrétaire général du Comité olympique luxembourgeois.
Malgré une vraie reconnaissance sociale et professionnelle, Jacques Leurs subira pendant toute sa vie les revers de son identité complexe. L’occupant nazi, dans sa folie raciale, viendra presque à bout de lui. Même après la guerre, cet «européen noir» ne rentrera dans aucune catégorie.
Jacques Leurs – un trait d’union entre deux mondes
Trop blanc pour certains Africains, bien trop noir pour certains Européens, il trouve sa véritable patrie dans le monde métissé du syndicalisme international. L’ouverture d’esprit qui y règne et la possibilité de renouer avec ses racines africaines le persuaderont de s’y engager durablement.
Lors de ses missions syndicales pour la Confédération Internationale des Syndicats Libres en Afrique orientale au début des années 1950, il deviendra témoin des conditions de vie très dures des travailleurs. Défenseur de la dignité humaine, il s’investira dans la formation des syndicalistes africains et essayera de réconcilier les deux continents à travers son histoire personnelle.
En 1968, il faillit devenir le premier député noir du parlement luxembourgeois, mais il meurt juste avant les élections dans sa 58ème année des suites d’un diabète.
Presque 50 ans plus tard, je rencontre la veuve de Jacques, Loni Leurs, âgée alors de 95 ans. Faute d’enfants qui auraient pu transmettre l’histoire de Jacques et la préserver de l’oubli, j’en deviens en quelque sorte l’héritier. C’est ce témoignage intime d’une rencontre avec ce premier couple mixte que je me suis décidé à livrer dans mon documentaire «Schwaarze Mann».
Charles Leurs, un père colonialiste
Mais Jacques Leurs n’aurait pas été citoyen luxembourgeois sans la filiation du père Charles. La période congolaise de ce dernier mérite qu’on se penche davantage sur elle. Car à travers l’expérience de cet individu est illustrée la rencontre entre un colon (fusse-t-il ressortissant d’un pays qui ne possédait pas de colonies) et la population autochtone colonisée. C’est justement au sujet de son arrivée et de ses premiers mois au Congo (mars 1905 à janvier 1906) qu’on connaît le plus de détails grâce aux lettres qu’il envoyait régulièrement à ses parents au Pfaffenthal. Lors de mes recherches pour mon film documentaire, j’ai eu la chance de retrouver une partie de ces lettres dont son fils Jacques avait hérité et de pouvoir ainsi m’immerger dans le quotidien colonial de ce ressortissant luxembourgeois.
Charles Leurs a 25 ans quand il quitte le Luxembourg pour s’embarquer le 2 mars 1905 sur un grand bateau au départ d’Anvers en direction de l’Etat Indépendant du Congo, royaume privé du roi belge Léopold II. Ce départ est motivé par des frustrations professionnelles et un désir de tenter sa chance sur ce continent irrésistiblement prometteur qu’est l’Afrique.
Le voyage sur la mer et l’équipage du paquebot fascinent ce jeune homme et les autres expatriés comme il le décrit dans une lettre à ses parents :
Das Schiff schaukelt wiederum und ich kann es ihnen nicht schrecklich genug ausmalen. Plötzlich ein Heidenlärm. Alles läuft zum Raume des Steuermanns wo ein Schwarzer tanzt. Man könnte sich kugeln vor Lachen. Es sind im ganzen 15 Schwarze auf dem Schiff, und diese machen mit die schwersten Arbeiten… Einer von ihnen spricht französisch, deutsch, englisch, spanisch, afrikanisch und wallonisch. 5 März 1905
Arrivé aux bords du fleuve Lomami, à l’Est du Congo, Charles Leurs commence son travail dans la factorerie isolée d’Ilambi où la Compagnie du Lomami produit surtout du latex (caoutchouc). De simple agent, il est très vite promu au grade de secrétaire de la factorerie. Il s’enthousiasme pour ses nouvelles tâches et fait preuve d’une grande curiosité pour tout ce qui lui est inconnu.
Wie ich euch mitgeteilt habe, hab ich die vorige Woche in der Gérance gearbeitet und diese Woche bin ich mit 10 Negern in den Gemüsegarten und habe diesen eingerichtet und zwar prachtvoll… Ich sitze unter einem kleinen Dache, kommandiere sie und lese in einer Zeitung oder notiere mir die Wörter die ich sie frage um die Sprache zu lernen… 8 Mai 1905
A travers ses lettres, Charles essaye constamment de mettre en valeur ses capacités de meneur d’hommes et la confiance que lui accorde son directeur afin de prouver à ses parents qu’au Congo la chance lui sourit enfin. Mais il se rend aussi compte que ses récits d’un continent si lointain et totalement inconnu à ses parents peuvent paraître invraisemblables voire inquiétants.
Ihr saget mir keine Bekanntschaft zu machen mit den Negern, doch ihr wisset es nicht besser, ich bitte euch, glaubet es ist absolut nicht gefährlich mit ihnen… Ich muss euch sagen dass man in Luxemburg noch unerfahren ist um vom Congo zu sprechen, die Schwarzen sind grosse Kinder und es ist leicht mit ihnen zu fahren. 4 Juli 1905
Le caoutchouc à tout prix
L’Etat Indépendant du Congo du roi belge Léopold II est alors avant tout une grande entreprise commerciale dont le but principal est l’exploitation des ressources telles que l’ivoire et le caoutchouc par des compagnies concessionnaires. La résine d’hévéa est alors extrêmement convoitée par l’industrie du pneu en Europe et aux Etats-Unis. La main d’œuvre fournie par les populations autochtones est souvent obtenue sous la menace et par la force. Les représailles de l’armée de l’Etat Indépendant du Congo à l’égard des populations qui refusent de collaborer sont multiples. Punitions corporelles, exécutions, villages incendiés et séquestrations sont leur lot quotidien. Cette nouvelle forme d’esclavage est incompatible avec la «mission civilisatrice» dont se targue le roi belge devant l’opinion publique internationale. A partir de 1895, des voix dénonçant cette hypocrisie se font entendre dans la presse anglaise, américaine et belge. Une vague d’indignation internationale s’en suit et finit par avoir raison de la souveraineté du roi sur «son» état. En 1908, Léopold II cède le Congo à l’Etat Belge.
Tout au long de l’année 1905, Charles Leurs voit de grandes quantités de caoutchouc quitter la factorerie d’Ilambi.
Es ist heute der 24te August 1905. Ein Schiff kommt aus Stanley-falls zurück unseren Caoutchouc suchen. Es sind 40 Tonnen.
Charles rapporte dans ses lettres que la récolte du caoutchouc à Ilambi est faite par des indigènes gardés par des contremaîtres noirs armés de fusils chargés.
Il arrive fréquemment que les habitants des villages refusent de se plier aux travaux forcés.
Heute ist Herr Mauroy nach oben mit dem Schiff in das grosse Dorf.
Jocassanga, diese Arbeiter sind faul und bringen kein Caoutchouc mehr, als er in das Dorf kam sind alle entlaufen…
Es ist 11 Uhr da kommt das Schiff zurück eben weil nichts zu machen war mit den Negern. Wir erwarten in den ersten Tagen den Capitaine der Soldaten von der Gesellschaft der von Opala kommt und wird er mit diesem dorthin gehen mit 150 Soldaten. Dann werden einige erschossen wenn sie sich nicht geben und die anderen haben dann Furcht und arbeiten. 22 & 23 Juli 1905
Maintes sources nous révèlent que le mauvais traitement à l’égard des indigènes est une pratique courante depuis l’installation de la compagnie dans le secteur. En conséquence, il arrive que les populations autochtones se révoltent. Charles Leurs en devient témoin dès sa première année à Ilambi.
2 Neger kommen zu uns mit einem schmutzigen Blatt Papier… Doch was lesen wir … nämlich zwei Weisse, der chef de poste und der adjoint sind ermordet worden… Wir haben wirklich geweint denn wir kennen die zwei gut. Sogleich machte der Capitän Feuer in sein Cessel um sofort abzufahren. Die Rasse die dort ist, heisst „Topokès“ es sind richtige Menschenfresser.
10 September 1905
Il est rare qu’un tel incident soit relaté également du point de vue des indigènes. Bolamba bo Yaya, cité dans l’article «Recherche sur l’identité ethnique du peuple Topoké» par l’historien congolais Bilusa Baila Boingaoli de l’Université de Kisangani, nous révèle d’autres raisons susceptibles d’avoir poussé les guerriers Topokès au meurtre des Blancs :
Un jour, en effet, Botuma bo Boono, ancien chef du village Yaboila, se disputa avec son épouse Limbaya et finit par la frapper. La femme, très touchée, dit à son mari : «Inde Toende A Ndwa, Ati Baumba Bafafonde», littéralement «si ce soleil est réellement ardent, pourquoi pourrissent alors nos légumes». Les femmes de Yaboila reprochèrent, par cette expression, aux hommes de s’être montrés longtemps impuissants face à l’oppression dont l’ensemble de la société topoke était victime. Blessés dans leur orgueil, Botuma bo Boono et son jeune frère Bosongo, en compagnie d’autres guerriers du village, firent irruption chez les deux agents blancs de la Compagnie du Lomami, les tuèrent et les mangèrent.1
Le village Yabir, voisin de celui d’Ilambi, est également habité par des Topokès. Charles Leurs apprend que les Topokès qui ont assassiné les deux agents ont mis la main sur toutes les armes du poste. A Ilambi, où on n’est que 15 blancs, on est obligé de prendre des précautions. Le nombre de gardes est augmenté et Charles garde son fusil chargé toujours près de lui.
S’en suivent plusieurs jours dont l’ambiance est digne d’une fiction hollywoodienne :
Ihr könnet euch wohl denken was wir alle unruhig sind, denn seit 4 Uhr schlägt man den Tam Tam in dem Dorfe Yabir. Sie wollen den Negern von Yaboila zur Hilfe gehen…
Mais la révolte des Topokès sera vite matée et suivie de plusieurs expéditions punitives qui les disperseront loin au delà de leurs terres ancestrales. Charles Leurs résume l’issue de cet incident ainsi:
Heute haben wir die Nachricht bekommen dass die Mörder sich alle unterworfen haben die die 2 Weissen getötet haben. Sie sind alle gefangen und werden mehr wie sicher an Ort und Stelle aufgehangen. Ich werde euch wenn möglich eine Photographie schicken.
1 Januar 1906
Ilambi-Pfaffenthal
Le 31 janvier 1910 naîtra le petit Jacques, fruit de l’union entre Charles Leurs et Tchaussi, une jeune fille indigène qu’il traitera comme sa femme. Il reconnaîtra officiellement son fils Jacques et le fera ainsi bénéficier de la nationalité luxembourgeoise. Dans la «Lettre du Lomami» on trouvera l’annonce suivante en 1910 :
Le 20 août a eu lieu à Ilambi, décoré pour la circonstance, le baptême du fils mulâtre de M. Charles Leurs, gérant principal de la compagnie qui a reçu les noms de Jacques Charles… L’on avait organisé de nombreux jeux, tels que le mât de cocagne, la course dans les sacs, un concours de vitesse pour pirogues, etc… Plus de 600 indigènes ont pris part à ces jeux et se sont disputés les prix alloués.
Deux ans plus tard, en 1912, Charles et Jacques se rendent chez les grands-parents au Pfaffenthal. Le père retournera bientôt au Congo, le fils restera au Luxembourg. Commencera alors la nouvelle vie de Jacques Leurs, premier noir luxembourgeois.
Charles quant à lui poursuivra sa carrière professionnelle à la Compagnie du Lomami. Il se mettra ensuite à son compte en créant un magasin de produits importés à Stanleyville (l’actuel Kisangani) tout en exportant des matières premières vers l’Europe. On sait qu’il s’approvisionnera à travers un réseau de factoreries reculées qu’il visitera régulièrement en compagnie de sa femme Tchaussi. Mais son rêve colonial semble s’échouer quelques années plus tard. C’est en 1926 qu’on retrouve ses traces à Rodange au sud du Grand-Duché. Il y sera embauché en tant que simple ouvrier dans les usines sidérurgiques. Sans la présence de Tchaussi, restée au Congo, Charles mourra, malade et appauvri, à l’hôpital de Pétange, à l’âge de 49 ans seulement.
1. Bilusa Baila Boingaoli, « Recherche sur l’identité ethnique du peuple Topoke (haut-zaire) »,in: Civilisations, 41, 1993, p. 103-116.
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