Distances réelles, distances perçues
L’espace social transnational luso-luxembourgeois: un exemple de ce que l’Europe est aussi
Le cycliste portugais Sergio Sousa, interrogé sur sa victoire de la «Flèche du Sud» début mai, a déclaré que vaincre au Luxembourg revenait un peu à gagner une course au Portugal2. Les propos du cycliste, certes teintés d’une grande émotion, révèlent néanmoins une réalité vécue de manière plus ou moins consciente par tous les habitants du Grand-Duché. La présence portugaise est visible et sensible partout dans le pays.
Va-et-vient entre deux pays
La spécificité des migrations entre le Portugal et le Luxembourg réside dans leur durée et dans leur constance. Ainsi, les Portugais forment le groupe d’étrangers le plus important du Luxembourg depuis le début des années 19703. Or, il existe une grande diversité au sein de ladite «communauté» portugaise, vu que les profils et les expériences de vie varient selon la date d’arrivée, le lieu de naissance ou encore la condition socioéconomique. C’est pourquoi il est important de dépasser les idées préconçues et de reconnaître chaque personne dans son individualité. De même, les migrations ne se font pas dans un sens unique. Le départ des Portugais vers le Luxembourg est suivi par le va-et-vient constant des migrants, de leurs enfants et de tous ceux qui leur sont proches, entre les deux pays, voire entre les deux appartenances.
Au cours des dernières cinquante années, la distance entre le Portugal et le Luxembourg s’est considérablement rétrécie. L’amélioration des voies de transport et de communication a non seulement permis un contact plus direct et régulier entre ceux d’ici et de là-bas, mais elle a aussi intensifié l’échange d’idées et de biens. Le rapprochement sociopolitique – favorisé notamment par l’abolition du régime salazariste en 1974 et par l’adhésion du Portugal à la Communauté économique européenne en 1986 – a d’un côté gommé une partie des différences sociétales entre ceux d’ici et de là-bas et de l’autre côté fortement stimulé les flux du va-et-vient.
La «lusofication4» du Luxembourg
Certes, le Luxembourg n’est pas le seul pays de destination (ancien et récent) de l’émigration portugaise. Or, le petit pays est unique en ce qui concerne l’impact de la présence portugaise sur le paysage géographique et social. Alors que dans d’autres pays d’accueil, seulement certaines villes et/ou régions se distinguent par une importante présence de Portugais au Luxembourg, ils se sont implantés sur tout le territoire. L’arrivée en masse dans les années 1960-1970 a confronté le gouvernement luxembourgeois à des problèmes de logement, d’assistance sociale et plus tard d’éducation, des défis inconnus jusqu’alors et en partie non résolus jusqu’à nos jours. Finalement, les Portugais n’ont pas seulement contribué à la richesse du Luxembourg en tant que main-d’œuvre inestimable, mais aussi en tant que constructeurs actifs de la société.
Les flux de personnes, de biens et d’idées entre le Luxembourg et le Portugal au cours des dernières décennies, liés à un renouvellement constant des composants et formés par le contexte global dans lequel ils se produisent, ont mené à la construction d’un espace social transnational luso-luxembourgeois. Un tel espace se construit à partir des migrants ou à travers leurs multiples actions quotidiennes transbordant les territoires nationaux. Les frontières de cet espace sont floues et «construites» dans un processus du «bas vers le haut». Il ne s’agit pas forcément d’un espace de reconnaissance et d’identification collective, mais tout simplement d’un espace créé et maintenu par le va-et-vient incessant des flux (migratoires)5. L’espace social transnational tient compte des interconnexions complexes entre pays d’origine et pays d’accueil provoquées par les mouvements du va-et-vient des acteurs impliqués dans le processus migratoire transnational. Ces derniers peuvent être des acteurs actifs ou passifs (non-migrants, autochtones,…) insérés, de manière consciente ou inconsciente, dans les réseaux migratoires. En effet, l’attachement des migrants à deux ou plusieurs pays et sociétés laisse des traces dans le pays d’origine (maisons des émigrés, monuments, changement de comportement social, matrimonial,…) aussi bien que dans le pays de destination. De cette manière, après plus de quarante années d’immigration portugaise au Grand-Duché, la culture lusitaine a imprégné la société luxembourgeoise de telle façon que les autochtones sont eux-mêmes intégrés dans l’espace social transnational luso-luxembourgeois.
La présence portugaise devient progressivement plus visible, aussi bien dans le paysage géographique que social: de plus en plus d’enseignes de marques portugaises ou comportant des noms portugais font leur apparition, de nombreux cafés dans la capitale et les villages les plus reculés sont ouverts ou repris par des patrons portugais, des entreprises portugaises ou sous gérance portugaise voient le jour. Alors que la langue portugaise a intégré le quotidien luxembourgeois sous forme parlée et écrite, la généralisation des produits alimentaires portugais sur le marché luxembourgeois fournit un exemple supplémentaire de cette infiltration douce de la culture portugaise. En effet, à partir des années 1990, la plus importante chaîne nationale de supermarchés commence à commercialiser des produits alimentaires portugais. Cependant, les produits portugais commercialisés au Luxembourg ne proviennent pas uniquement de l’importation: de nombreux biens sont dorénavant fabriqués au Luxembourg même. Certes, ces exemples peuvent paraître comme des clichés, mais ils sont l’illustration par excellence de la pénétration tranquille de la culture portugaise.
Les empreintes au Portugal
Si l’impact des migrations est forcément plus sensible au Luxembourg, les foyers de départ au Portugal portent également de nombreuses marques de ce «vivre ensemble» à distance. Les maisons fermées, souvent aux styles architecturaux importés, témoignent de la «présence des absents6». Les associations, les institutions et les commerces profitent souvent de leur clientèle émigrée, soit par l’investissement direct, soit à travers des dons. Des jumelages entre des localités luxembourgeoises et portugaises voient d’ailleurs le jour à partir de 1991. Alors que certains de ces jumelages n’existent que «sur le papier», d’autres par contre sont très actifs et favorisent l’échange interculturel entre les communes luxembourgeoises et portugaises.
Le potentiel de l’espace luso-luxembourgeois
On voit que les échanges entre le Luxembourg et le Portugal dépassent la simple nostalgie ou sympathie ainsi que l’importance de l’action, active ou passive, des migrants eux-mêmes dans la construction d’un espace de vie commun, l’espace social transnational luso-luxembourgeois. Les exemples montrent aussi qu’il y a autant de manières de penser et de communiquer les relations bilatérales luso-luxembourgeoises qu’il y a d’acteurs impliqués dans le processus migratoire.
Finalement, on peut se demander si les espaces sociaux transnationaux créés par les mouvements migratoires intra-européens ne devraient pas être mieux exploités ou du moins servir de base à la conceptualisation de l’espace communautaire. En Europe, des Grandes Régions telle la Sarre-Lor-Lux existent déjà, mais les évolutions décrites soulèvent la question si l’idée de la Grande Région pourrait s’étendre sur des espaces plus vastes, réunissant et des pays limitrophes et des pays déjà marqués par d’importants flux transnationaux comme le Luxembourg et le Portugal. Est-ce que l’ancienneté et les dimensions du couple migratoire Luxembourg-Portugal ne pourraient pas servir à une expérience transfrontalière semblable à celle de la Grande Région? En l’occurrence, le problème du vieillissement de la population lusitaine au Luxembourg pourrait constituer une opportunité pour une collaboration étroite entre deux pays européens unis dans la même cause. Ainsi, au lieu de considérer les investissements luxembourgeois en faveur des retraités portugais au Portugal (telles les maisons de retraite à Fiolhoso et à Macedo de Cavaleiros) comme des actions d’«aide au développement», ils pourraient symboliser la reconnaissance de la société luso-luxembourgeoise, européenne, qui existe déjà. u
1 Cet article est basé sur les recherches menées par Aline Schiltz dans le cadre de son doctorat: Migrations et développement dans un espace politique changeant. Analyse de la mobilité intra-européenne entre le Portugal et le Luxembourg (Université du Luxembourg, 2013).
2 Tageblatt online, „Sergio Sousa gewinnt Flèche du Sud“, 08/05/2016 (dernier accès: 18/05/2016).
3 www.statec.lu, Barnich, M., «Les débuts du Service de l’Immigration. Souvenirs de M. Michel Barnich, Premier Commissaire à l’Immigration» in: ASTI, Lëtzebuerg de Lëtzebuerger? Le Luxembourg face à l’immigration, Luxembourg, Editions Guy Binsfeld, 1985, pp. 79-83.
4 Schiltz, A., 2013.
5 Faist, T., «Transnationalization in International Migration: Implications for the Study of Citizenship and Culture» in: Ethnic and Racial Studies, 23 (2), 2000, pp.189-222; Kleinschmidt, H., Migration and the making of transnational social spaces, Melbourne, University of Melbourne, 2006.
6 Rocha-Trindade, M. B., «A presença dos ausentes» in: Sociedade e Território (320), 1989, pp. 8-16.
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