Défini comme une «parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré» (Larousse), le blasphème est une notion religieuse, dont les contours sont à géométrie variable en fonction des religions1. S’il couvre l’offense à la divinité, au dogme, aux symboles, aux institutions, il peut en outre intégrer le parjure, l’apostasie, voire l’atteinte aux sentiments religieux des croyants. La référence aux croyants nécessite une précision. Le blasphème n’est, en principe, réprimable par le droit interne de la religion qu’au sein de celle-ci et, partant, donc inopposable aux personnes d’une autre religion, a fortiori aux athées. Il ne saurait donc être possible d’accuser de blasphème une personne qui ne partage pas cette religion ou celle qui n’en a pas, sauf à retenir une conception hypertrophiée de la notion englobant toute offense faite à la religion par quiconque.
Le blasphème peut aussi dépasser la sphère du droit interne d’une religion, pour intégrer celle du droit étatique. Sur ce point, il n’existe pas d’interdiction générale du délit de blasphème dans l’Union européenneen Europe, compte tenu de l’absence d’uniformité des législations des États membres, en raison des spécificités tenant à l’histoire, aux traditions juridiques et de la diversité des rapports Églises-États. Dans un État où le rapport avec les églises est celui de la séparation, la liberté d’expression ne saurait être limitée par ce qui relève du sacré. Le délit de blasphème est en outre difficilement compatible avec le pluralisme des valeurs qui caractérise la démocratie. Aussi, la plupart des État membres de l’Union européenne ont-ils aboli ce délit.
Au Grand-Duché de Luxembourg, le délit de blasphème a été supprimé par la loi du 8 juin 2004 relative à la liberté dans les médias qui a abrogé la loi de 1869 régissant la liberté de la presse. L’article 12 de cette dernière disposait que: «Seront passibles [des mêmes peines] ceux qui, par des attaques directes et méchantes, insérées dans les journaux ou dans les placards exposés ou distribués auront outragé ou tourné en dérision un culte établi dans le Grand-Duché». Subsistent les délits d’outrage aux objets du culte (Code pénal, art. 144) et au ministre du culte dans l’exercice de son ministère (Code pénal, art. 145), ainsi que ceux d’entrave à l’exercice d’un culte (Code pénal, art. 142 et 143).
En droit français, le délit de blasphème a été supprimé à la Révolution. Après avoir été réintroduit sous la Restauration, ce délit a été aboli par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. On remarquera qu’à la suite de l’affaire des caricatures de Mahomet, des propositions de loi ont été déposées visant à réintroduire le délit de blasphème et la diffamation des religions2. Ce délit subsiste cependant en droit local alsacien-mosellan. Hérité du droit allemand en vigueur avant la réintégration de l’Alsace et de la Moselle, l’article 166 du Code pénal local n’est cependant plus appliqué depuis 1918. Cette disposition n’a pas été reprise par l’arrêté du 29 août 2013 portant publication de la traduction de lois et règlements locaux maintenus en vigueur par les lois du 1er juin 1924 dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Il demeure que l’article 166 avait fait l’objet d’une traduction officielle en 2006 dans le cadre d’une réponse effectuée par le Ministère de l’intérieur et de l’aménagement du territoire (JO Sénat, 1er juin 2006, p. 1538)faisant suite à une question écrite n° 22419 de M. Jean Louis Masson(JO Sénat 30 mars 2006, p. 90).Les représentants des principaux cultes en ont cependant demandé l’abrogation le 6 janvier 2015 — par l’ironie du sort, la veille de l’attentat contre Charlie Hebdo. Une proposition de loi visant à abroger le délit de blasphème en vigueur dans le droit local en Alsace-Moselle n° 232 (2014-2015) de M. François Grosdidier a été déposée au Sénat le 16 janvier 2015.
La Belgique n’incrimine pas non plus le blasphème, mais l’outrage aux objets du culte (C. pénal, art. 144), ainsi que l’incitation à la haine sans toutefois faire référence à la religion (L. 30 juillet 1981). L’Angleterre a pour sa part supprimé le délit de blasphème par le Criminal Justice and Immigration Act du 8 mai 2008.
Dans plusieurs autres États membres, il existe encore aujourd’hui des lois prohibant le blasphème, dont l’Autriche (Code pénal, art. 188 et 189), le Danemark (Code criminel, sections 140 et 266b), la Finlande (Code pénal, section 10, chap. 17), la Grèce (Code pénal, art. 198), l’Irlande (Constitution, art. 40.6.1.1), l’Italie (Code pénal, art. 724) et les Pays-Bas (Code pénal, art. 147). Ces textes sont toutefois peu ou pas appliqués. En Allemagne, l’article 166 du Code pénal réprime les insultes proférées à l’encontre des croyances, des églises, et institutions, les infractions étant conçues comme un trouble à l’ordre public.
Il reste que dans les États où le délit de blasphème n’existe pas, c’est un non-sens de parler de «droit au blasphème» pour désigner ce qui n’est autre que l’exercice de la liberté d’expression sur les questions intéressant la religion.
L’articulation entre la liberté d’expression et la liberté de religion, toutes deux garanties par de nombreux textes tant à l’échelle internationale (v. notamment, Déclaration universelle des droits de l’Homme, art. 18 et 19), qu’européenne (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, art. 10 et 9) et nationale (Constitution luxembourgeoise, art. 19 et 24; pour la France, v. Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, art. 10 et 11), repose sur une distinction fondamentale entre les idées et les personnes. À l’égard des idées, chacun doit pouvoir, au titre de la liberté d’expression, exprimer et diffuser librement des critiques, même irrévérencieuses, envers toute religion majoritaire ou minoritaire. On doit également pouvoir sur un ton humoristique et satirique parodier et caricaturer les religions, leurs symboles et leurs institutions. Les croyants doivent donc tolérer et accepter les critiques mêmes virulentes adressées à leur religion.
La liberté d’expression n’est cependant pas sans limites. L’une d’elles trouve son fondement dans le respect des droits d’autrui, dont participe la liberté de religion, autre pilier d’une société démocratique. Les personnes ont droit à la protection de leur liberté de pensée et de conscience religieuse. Lorsqu’elles subissent des attaques personnelles et directes portant atteinte à leur honneur et à leur considération, notamment en raison de leur appartenance ou non appartenance à une religion, elles doivent pouvoir être protégées en cas de diffamation et d’injure publiques. Tel est notamment le cas en droit luxembourgeois (C. pénal, art. 443, 444, 448) et en droit français (L. 29 juill. 1881, art. 29, al. 1er et al. 2). Il convient toutefois de souligner que les délits de diffamation et d’injure à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance d’une personne ou d’un groupe de personnes à une religion (L. 29 juill. 1881, 32, al. 2 et 33, al. 3) ne constituent pas la sanction d’une diffamation ou d’une injure contre ladite religion, car la protection ne s’étend pas à la divinité, au dogme et, plus largement, à ce qui relève du sacré. Le blasphème au sens d’outrage à la divinité ou d’offense à la religion n’entre pas dans le champ de la répression de l’injure et de la diffamation publiques.
Comme certaines méthodes d’opposition ou de contestation des croyances ou doctrines religieuses peuvent aboutir à dissuader ceux qui les partagent à les exercer ou engendrer des discriminations3, l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’appartenance ou de la non appartenance à une religion déterminée est pénalement sanctionnée (au Luxembourg, v. Code pénal, art. 457-2; en France, v. L. 29 juill. 1881, art. 24, al. 6). Il revient au juge d’apprécier, au cas par cas, si les limites admissibles de la liberté d’expression ont été franchies et si les infractions de diffamation, d’injures publiques ou de provocation à la haine sont constituées. Leurs éléments constitutifs ne sont d’ailleurs pas facilement réuniscaractérisés. Ainsi, les caricatures de Mahomet n’ont fait l’objet d’aucune condamnation en France.
En pratique, il n’est cependant pas toujours aisé, dans l’appréciation de la portée de l’injure ou de la diffamation, de séparer totalement le croyant en tant que personne des convictions qui le caractérisent. Et ce d’autant plus qu’il n’existe pas de définition générale et uniforme de l’injure religieuse en Europe: il peut s’agir d’une injure fondée sur l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion (par exemple, en droit français, l’article 33, al. 3 de la loi de 1881) ou d’une injure aux «sentiments religieux» (par exemple, en droit espagnol, l’article 525 du Code pénal qui réprime l’offense aux sentiments des membres d’une confession religieuse). Or, il ne saurait y avoir automatiquement atteinte aux sentiments religieux des croyants du seul fait de la critique du dogme, de principes, de symboles ou de rites d’une religion. Toute critique d’une religion ne saurait en soi contenir nécessairement une offense faite aux sentiments religieux. En outre, à supposer que la critique engendre une telle atteinte, toute atteinte ne saurait justifier le prononcé de sanctions pénales. Outre qu’il puisse être avancé que la religion constitue une caractéristique choisie par la personne — à la différence de la couleur ou de l’ethnie — qui la soumet de ce fait aux mêmes responsabilités que le débat d’idées, le seuil de sensibilité des personnes en la matière, par nature subjectif, peut s’avérer très bas. La crainte de heurter la sensibilité des croyants ne doit pas non plus servir de prétexte pour interdire toute forme de discussion et de critique de la religion. Ouvrir la porte de la répression de l’atteinte aux sentiments religieux du seul fait de la critique ou de la satire adressée à la religion dans tout ou partie de ses éléments conduirait inéluctablement à l’autocensure et à l’appauvrissement corrélatif du débat public. Ce serait surtout réintroduire de manière indirecte la prohibition du blasphème. L’exigence d’une intention malveillante, de la gratuité de l’offense, de l’absence de contribution à une quelconque forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ainsi que le caractère public de l’offense aux sentiments religieux, sont autant de critères qui, appréciés par les juges européens et nationaux, constituent indiscutablement des remparts contre une réintroduction indirecte de la prohibition du blasphème.
Enfin, depuis l’affaire des caricatures de Mahomet est apparue aux Nations unies sous l’impulsion de l’Organisation de la coopération islamique (Organisation of the Islamic Cooperationnference (OIC) la notion de «diffamation des religions» qui tend, elle aussi, à travers l’offense faire à la divinité et à ses symboles, à réintroduire la prohibition du blasphème sous une appellation moins connotée. En admettre la possibilité présenterait le risque, en rendant tabou la question religieuse, de vider de sa substance la liberté d’expression en la matière.
Faut-il rappeler que si le «respect dû aux religions» est affaire de morale personnelle, il n’est pas juridiquement sanctionné au Luxembourg, en France et en Belgique.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
