- Medien
Effacements
La crise Saint-Paul comme symptôme d’une obsolescence générale
Pierre Lorang a trouvé des mots justes et forts (forum n° 411) pour dire la « tragédie » vécue au Luxemburger Wort. Pour dire le déclin d’un journal au service duquel maintes générations de journalistes ont exhaussé leur profession en vocation, un peu contrits parfois devant l’exorbitante puissance qui fut la sienne, mais fiers, toujours, de compter parmi les élus de cette publication assez clivante pour susciter l’indéfectible loyauté de ses lecteurs et l’obtuse hostilité de ceux qui ne l’étaient pas.
Des mots pour dire ce que fut ce Wort, ce qui en reste, les accidents d’étape et l’acte final, et le pharisaïsme d’un repreneur usant d’une rhétorique d’aumônier pour rassurer un personnel qui, en plein confinement, apprit, sidéré, que Saint-Paul avait changé de propriétaire, s’étant donné au plus offrant sans états d’âme apparents, l’aumônier chargeant aussitôt la direction en place de mettre en œuvre une « thérapie » qui laisserait plus de 70 personnes sur le carreau, en pleine crise sanitaire et à l’approche de Noël, comme le souligne Pierre Lorang. Après s’être dévouées, six mois durant, jour après jour, au tour de force qu’est la réalisation du journal en télétravail, ces personnes subissent à la fois la violence d’un bannissement et la cruauté d’un déniaisement, dans la solitude instaurée par un virus les privant de la main que l’on pose sur l’épaule du malheureux pour lui dire que demain tout ira mieux. On sent qu’ils sont nombreux, ceux qui voudraient exprimer leur empathie, parmi les réfractaires comme parmi les loyalistes, tant est brutal cet événement dont tous devinent la portée générale : le « nouveau monde » est advenu, en effet, et paradoxalement c’est à Gasperich qu’il s’est manifesté.
Nouveau monde : l’acquisition, par le groupe flamand Mediahuis, de Saint-Paul auprès de la maison mère de ce dernier, Lafayette SA, la société gérant le patrimoine économique de l’archevêché. Ceux-là même qui dans les salles de rédaction déploraient mezza voce la tutelle de l’Eglise avertirent alors que le pasteur allait livrer le troupeau au loup, et que d’une même pierre il frapperait deux coups : éviter toute complicité dans un nouveau démontage social, que l’archevêché d’un point de vue moral n’aurait pu endosser, et se délester d’un élevage moribond, pour un prix dont on murmure qu’il fut dérisoire. Le loup ne tarda pas à se présenter, et la messe pour le Wort fut dite, d’autant plus vite que ses parrains politiques avaient peu bougé pour le protéger.
Et ce qui frappe, oui, c’est le silence, l’atonie, l’étrange aphasie face à cette chute sans bruit. Silence prudent de la part des instances concernées, commentaires navrés mais distants de la sphère politico-médiatique, indolence de l’ensemble de la collectivité. Comme s’il fallait, comme aux funérailles que l’on veut discrètes, s’abstenir de toute condoléance. Un effet du corona ? De cette « distanciation » qui plonge toute chose dans une ouate sans réverbération ? Pas seulement, hélas. Car il y eut chez Saint-Paul des crises déjà à une époque où le corona ne sévissait pas, et déjà l’on pouvait observer cette inertie un peu stuporeuse qui culmine aujourd’hui, extra-muros comme au sein des rédactions pétrifiées, où les rescapés retiennent leur souffle dans l’appréhension d’une estocade. Comment s’expliquer cette atonie ?
Les dernières saisons d’une vieille dame
C’est une forme de fatalisme qui accueille la crise et qui en forme l’affect le plus navrant. On se dit qu’il n’y a plus rien à faire, parce que le mal depuis longtemps est à l’œuvre, un mal à vaste échelle de surcroît, comme si la collectivité avait fait son deuil d’une certaine presse déjà, par-delà le cas particulier du Wort. Celui-ci est victime, comme le dit Pierre Lorang, de restructurations à répétition, de crises économiques et d’une érosion de solidarité, mais c’est l’ensemble de la presse traditionnelle qui, au Luxembourg comme ailleurs, est en difficulté. La presse imprimée, vénérable dame de 400 ans, semble vivre ses dernières saisons.
On assistera, dans les mois à venir, à de nouveaux reculs, processus qui in fine pourrait déboucher sur un dispositif résiduel de quelques organes fortement « mutualisés », exsangues mais maintenus en vie par la main de l’Etat, quand bien même le nouveau paradigme en matière d’aide à la presse (Ines Kurschat, forum n° 411) prévoit la réduction de 55 000 à 30 000 euros d’une subvention forfaitaire calculée non plus en fonction de la pagination imprimée, mais du nombre de journalistes employés.
Qu’est-ce qui provoque cette érosion ? C’est l’effacement du besoin que la presse imprimée était appelée à satisfaire. Le print est victime d’une double mutation, technologique et sociologique, dans un rapport de réciprocité dont l’équation reste d’ailleurs à élucider. Le fait est que le digital a engendré des supports d’information/de communication nouveaux, suscitant des usages également nouveaux. Des supports tels que l’information souffre non de pénurie mais d’hypertrophie, disponible à profusion, sur nos écrans, nos tablettes, nos portables, au bureau, dans le tram ou au restaurant, générant un rapport au réel distrait, fluctuant et désinvolte.
Car si l’« info » est partout, elle est privée toutefois de ce qui la forme, de ce qui l’ordonne, du traitement qu’offre le print par ses rubricages, repères et balisages. Un traitement en forme d’ordonnancement, de structuration et, en dernière instance, d’élucidation. Pris de vertige face à une prolifération anarchique, l’usager demande un regard surplombant, une pondération, une hiérarchisation, tout ce qui en somme permet l’émergence d’un sens. Or, plutôt que de répondre à cette demande d’intelligibilité, ignorée ou niée par des responsables considérant que le nouveau chic commande de livrer l’info en vrac, les groupes médiatiques se jettent à leur tour dans la mêlée d’un online dans lequel ils veulent voir une source nouvelle de revenus. Dans cette mêlée-là, hélas, c’est la pagaille : c’est à qui « pushe » le plus vite, à qui crie le plus fort, pour annoncer un massacre en Syrie ou un divorce de Shakira. Le modèle économique étant fondé sur une quantification de l’usage, l’info ne pèse plus par sa valeur intrinsèque, mais par la redondance de son activation, l’usager désirable est l’usager qui « clique », parmi une offre qui pour séduire efface la frontière entre information et divertissement. Le plus effarant : chacun se met des plumes sans savoir ce que rapporte son cirque, le business model du digital étant fondé sur une expectative plus que sur une rentabilité avérée.
La métamorphose de l’info
La conséquence pour ceux dont l’information était une vocation : un métier trivialisé, au terme d’une métamorphose du journaliste en « fournisseur de contenus ». On peut ironiser sur le nombre, considérable, de journalistes qui ces jours-ci migrent vers les services de communication d’entités étatiques ou paraétatiques, plus sûrs et rémunérateurs, mais la vérité est, d’abord, que leur métier n’est plus ce qu’il était, et que des jeunes gens qui étaient prêts à un authentique engagement ne veulent plus, pour une rétribution atrophiée à mesure de leur propre dévalorisation, labourer le « net » à la recherche de « contenus » à refourguer. A qui la faute, si faute il y a ?
On peut se demander si la profession elle-même, par le biais de son Conseil de presse, s’est assez interrogée sur la portée des mutations en cours, pour avertir quant aux dangers de celles-ci pour l’intégrité du métier.
On peut s’interroger sur la pertinence du nouveau paradigme étatique évoqué plus haut, dont l’essentiel, par-delà les chiffres des subventions, réside dans la nouvelle clé de répartition de celles-ci, l’Etat ayant choisi un arrosage généralisé du print et de l’online, du gratuit comme du payant. Pluralité démocratique ? En quoi le divertissement contribue-t-il à la démocratie ? En quoi la démocratie exige-t-elle une équidistance face au journalisme de recherche et au pseudo-journalisme de la frivolité ? L’Etat, plutôt que de contrer les effacements en cours, entérine ceux-ci et contribue à son tour au principe d’indifférenciation.
On peut s’interroger sur la responsabilité du système éducatif : a-t-il mené auprès des jeunes le travail requis par les outils nouveaux ? Non pas un travail de dissuasion face aux médias digitaux, qu’il faut promouvoir au contraire dans ses aspects les plus positifs, mais de mise en garde quant aux effets pernicieux de ces médias quand ils ne sont pas maîtrisés ?
On peut s’interroger, enfin et surtout, sur notre propre responsabilité, de parents et d’éducateurs : avons-nous tenté, face à ces enfants qui, dès l’heure du laitier, sont pris dans la poisse digitale, de leur expliquer l’avantage qu’il pouvait y avoir, pour la formation de leur entendement, à consulter un journal imprimé ?
Une boucle fatale
Une boucle fatale va se boucler. Car dans la course nouvelle, et dans un contexte marqué par la dissolution des appartenances partisanes, l’« identité » d’un journal ne compte plus lourd dans les décisions stratégiques prises, et il n’est pas surprenant que beaucoup d’organes renoncent à la définition d’une « ligne éditoriale ». Le Wort, qui depuis des années se vouait à une laborieuse interrogation de la sienne, a fini par la brouiller, préférant le risque de la confusion au danger supposé d’un positionnement, fût-il nouveau – des rénovateurs ont ouvert des portes, mais sans préciser ce qu’il convenait d’y laisser passer.
Et c’est là que l’on touche, nous semble-t-il, le fond du problème. Face à l’indifférenciation induite online, les publications traditionnelles entérinent la confusion plutôt que de la contrer, faillissent à leur mission d’« in-formation » en renonçant à proposer une lecture du monde en fonction de clés clairement revendiquées. L’« in-formation » présuppose une identification de son opérateur, or le Wort lui aussi a dilué la sienne : renonçant à toute spécificité, abdiquant sa singularité au moment même où ses responsables étaient libres de la réinventer, il a déçu une frange de rédacteurs attachés au Autorenjournal cher à Léon Zeches, et démotivé des journalistes nouveaux qui, à leur tour, voulaient s’exprimer plutôt que communiquer. Il a déstabilisé, surtout, un lectorat qui face au Wort ne sait plus, si l’on ose dire, à quel saint se vouer.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
