Entre souillure et purification

La cérémonie de la hutte à sudation

Je dois avouer que j’étais plutôt perplexe lorsque je fus invité, pour la première fois, à la cérémonie de la hutte à sudation. J’avais manifesté un intérêt à observer et à participer à des rites qui impliquaient la présence d’un chamane, mais comme le terme de la « cérémonie » avait été péniblement omis lors de cette invitation, la « Schwitzhütte » (ou « Schweesshütt » en version luxembourgisée) me faisait plutôt penser à un sauna en plein air. Or, il n’en était rien…

Un samedi après-midi, quelque part dans la campagne à l’Est du Grand-Duché. Sur le terrain d’un verger privé, quelques-uns préparent un bûcher. Au fil du temps, d’autres participants arrivent, une bonne quinzaine au total – tout comme le maître de cérémonie, un chamane Quechua, originaire des Andes péruviennes et vivant en Allemagne. Vers 17h, le groupe de participants se réunit autour du chamane. Le chamane déclare « Wir sind alle miteinander verwandt ! », soulève l’une des pierres rassemblées pour la cérémonie et la dédie à une cause particulière, avant d’inviter les participants à faire de même. Le bûcher est ensuite allumé ; les pierres qui y sont déposées seront chauffées à blanc et serviront à fournir la chaleur nécessaire à la cérémonie.

Un rite amérindien au Luxembourg ?

Vers 19h débute alors la partie centrale du rite qui suit une structure tout à fait similaire à celle de son ancêtre – la cérémonie de la hutte à sudation des Indiens Lakota1. Les participants, vêtus d’un short ou d’un maillot de bain, se préparent à entrer dans la hutte, une construction hémisphérique réalisée en tiges d’arbres et sur laquelle on a drapé des couvertures épaisses. Une fois tous installés (de façon circulaire), le chamane va mener la cérémonie qui est soumise à une structure rigide comprenant cinq actes, dont chacun est voué à une intention particulière ; les quatre premiers étant reliés aux directions cardinales (1er acte : l’Ouest, la vie, les bonnes choses ; 2e acte : le Nord, le vent qui aide à se défaire des mauvaises choses ; 3e acte : l’Est, le feu qui transforme les choses, 4e acte : le Sud, la terre-mère ; 5e acte : les remerciements). Au début de chaque acte, un assistant désigné au préalable amènera les pierres chauffées dans la hutte et les déposera dans une fosse située en son centre. Le chamane fournit des explications aux participants et les invite à dédier cet acte à une « bonne idée » (la vie, la famille, la confiance, la nature, etc) ou, comme c’est le cas pour le deuxième acte, à invoquer les « choses mauvaises » (la maladie, le désarroi, les préjugés, etc.), qui sont « lancées » aux pierres et consommées par la chaleur – symboliquement parlant. Chacun des participants réalise ainsi une contribution en invoquant une idée, une valeur ou une personne avant de la voir sanctionnée par un « a-ho! » collectif, et par une bolée d’eau déversée sur les pierres – ce qui fait monter la température et l’humidité à l’intérieur de la hutte. Le chamane déclare à nouveau que « nous sommes tous parents » avant d’entamer un chant, accompagné par les participants, qui chantent ou battent le tambour.

C’est à ce moment que la cérémonie devient de plus en plus vindicative : la chaleur et l’humidité atteignent un niveau à la limite du supportable et demandent un certain dévouement à chacun des participants. Au bout de deux actes, chacun baigne dans sa propre sueur (et dans celle de ses voisins, proximité oblige). De par l’ensemble de toutes les stimulations sensorielles – humidité, chaleur intense, odeurs épicées, obscurité truffée de la lueur et des étincelles émanant des pierres, chants répétitifs, proximité corporelle – les participants recherchent manifestement un état de lâcher-prise, voire de « transe », dans le sens d’une «conjonction de l’émotion et de l’imaginaire »2. Une fois le chant terminé, le chamane s’exclame « ouvrez la porte! », ce qui se fait aussitôt. Les participants se réjouissent de l’air frais rentrant dans la hutte ; quelques-uns souhaitent également sortir le temps de la pause entre deux actes, voire même abandonner la séance.

Souillure et purification

Liturgie empruntée aux Indiens Lakota, invocation d’entités issues de la cosmogonie andine, éléments de pratiques bouddhistes et hindoues – face à l’éclectisme des pratiques rituelles et des représentations mythologiques mobilisées, l’observateur non averti reste émerveillé… ou incompréhensif, selon son état d’esprit. Se posent alors deux questions : primo, quelle fonction exerce cette cérémonie pour les participants ? Ensuite, quel rôle joue l’aspect de l’emprunt culturel des mythes et rites pratiqués ?

Le dénominateur commun aux déclarations faites par les participants constitue celui de la purification : « Jamais je ne me suis senti aussi propre qu’après la hutte à sudation. » – « (je cherche à) en revenir à une certaine simplicité, à suer là-dedans, à offrir la sueur pour ainsi dire, afin de se purifier, afin de me retrouver plus proche de la terre, simplement en accord avec les quatre éléments » – « Lorsque tu te retrouves ensemble (avec les autres) dans la hutte à sudation, tu te soutiens dans ton processus de purification ». Nombre de participants affirment se sentir comme s’ils avaient vécu une renaissance en sortant de la hutte – qui est d’ailleurs symboliquement associée à la matrice féminine.

Si la fonction du rite est donc de nature cathartique, s’impose alors la prochaine question : de quoi souhaite-t-on se purifier ? Là encore, les témoignages sont à l’unisson : c’est la vie en société moderne qui serait source de souillure – le stress, l’égoïsme, la toxicité de l’environnement, le désordre dans le monde et bien d’autres situations sont pointés du doigt, qui font tous référence à une situation de déséquilibre. Si l’anthropologue Mary Douglas a considéré que la « saleté est essentiellement désordre »3, les déclarations faites par les participants illustrent à quel point, vice versa, le désordre constitue aussi une saleté dont il faut se défaire de façon symbolique. Dans un esprit tout à fait rousseauiste, le mal de la société moderne est transcendé en une entité profane ; tout comme sa contrepartie – la Nature, la Terre, la Vie – est sacralisée.

Le Soi et l’Autre

Cette cosmogonie n’est évidemment pas sans rappeler les conceptions de ce que l’on appelait jadis le New Age. Mais contrairement au mouvement New Age des années 1970 et 1980, considéré comme une approche privilégiant le bien-être de l’individu, les cérémonies effectuées dans le sillage du néo-chamanisme se réalisent le plus souvent en petites communautés. Elles visent justement à dépasser l’individu afin de « se connecter » à l’Autre, se référant aux autres, voire tous les êtres humains, tous les êtres vivants, à la terre, le cosmos – bref à « Tout ». Cette conception holiste se traduit rituellement par la volonté de transcender son ego : d’une part, le corps du participant devient la scène d’une coupure du Soi, comme le suggèrent les stimulations sensorielles impliquant un état de lâcher-prise. Ceci nous permet aussi de comprendre l’acte de la mortification corporelle : ce n’est qu’en délaissant la sécurité et le confort de sa propre enveloppe charnelle que l’on est en mesure de se défaire de son ego. Le sacrifice du bien-être personnel – symbolisé par la sueur que l’on « offre », selon les dires des participants – devient une contrepartie à l’énergie purificatrice de la cérémonie. D’autre part, les actions rituelles effectuées en commun (le chant, par exemple), la position assise en cercle, la proximité corporelle, etc. évoquent la communion avec l’Autre : « je suis l’Autre » me confiait un participant après une cérémonie.

« Est-ce que ça marche ? »

Du point de vue de l’anthropologie ou des sciences religieuses, la question de l’efficacité est peu pertinente. Force est de constater que ces gens réalisent, via l’acte performatif qu’est la cérémonie, ce même idéal qu’ils prônent : celui de la vie harmonieuse en communauté, qui constitue un contre-modèle à la société moderne où l’individualisme, voire l’égoïsme, règne en maître absolu. Pour la durée d’une cérémonie, les participants se sentent libérés de la souillure encourue par la société et se connectent, symboliquement et littéralement, à l’Autre. Cette forme de communauté correspond d’ailleurs largement à la communitas, concept introduit par l’anthropologue Victor Turner, qui renvoit à un corps, voire une communion d’individus, égaux entre eux, qui se soumettent à l’autorité d’un aîné rituel4.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut comprendre le recours à des rites qui nous paraissent à première vue exotiques. Car loin de « vouloir jouer à l’Indien », comme l’ont remarqué certains esprits cyniques, les participants agissent selon leur propre credo : si « nous sommes tous unis » (ou Mitakuye Oyasin, comme l’expriment certains dans sa variante Lakota), les rites de l’Autre sont également les miens. Ces rites qui sont censés renforcer notre lien avec la Nature et la Terre sont, dès lors, considérés comme universels et appartenant à toute l’humanité5. Le fait que les participants invoquent tout aussi bien des concepts andins (la Terre-Mère ou Pachamama en Quechua) que des entités chrétiennes (les anges, par exemple) illustre non seulement l’élasticité des mythes et rites mobilisés, mais également à quel point le rite est soumis à une réinterprétation dialectique qui prend en considération la cérémonie originale tout comme le bagage socio-culturel des participants.

Passage du « Moi » vers le « Nous »

Certes, les athées y verront encore la remontée des superstitions, les théologiens celle des croyances (néo-)païennes teintées d’un brin d’exotisme. Pourtant, ces interprétations réductionnistes ne rendent pas compte des aspects sociaux de la cérémonie de la hutte à sudation (et de bien d’autres rites holistes ou néo-chamanistes) qui s’inscrivent dans un contexte religieux précis et qui répondent à des besoins spécifiques. Dans une société qui offre une « religion à la carte »6, où le divin est dépersonnalisé mais le rapport au divin largement individualisé, les rites holistes permettent à l’individu de contrecarrer le désenchantement du monde, en (re-)créant de façon ritualisée la communitas, cet idéal collectif qui s’oppose à la société moderne et à l’aliénation dont elle est responsable. C’est donc en dernier lieu la communauté qui se consacre elle-même via un rite de purification, d’une façon conforme à la conception de la société comme source de religiosité que l’on rencontre chez Emile Durkheim : « le fidèle ne s’abuse pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale dont il dépend et dont il tient le meilleur de lui-même : cette puissance existe, c’est la société »7. La cérémonie de la hutte à sudation, avec sa liturgie syncrétique qui, sur un fond de convictions holistes, met en scène un passage du « Moi » vers le « Nous », en est une illustration tout à fait exemplaire.

Voir par exemple : Raymond A. Bucko, The Lakota Ritual
of the Sweat Lodge, 1999
Gilbert Rouget, La musique et la transe, Gallimard, 1980
Mary Douglas, De la souillure, 1966
Victor Turner, The Ritual Process – Structure and Anti-Structure, 1969
Cf le concept du « Core Shamanism » de Michael Harner
Michel Legrand, Une religion « à la carte », dans : Les valeurs
au Luxembourg, Éditions Saint-Paul, 2004
Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912

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