Les archives du Service de renseignement de l’Etat sont entrées dans la mémoire collective luxembourgeoise comme un objet de scandales. L’auteur, chercheur spécialisé en histoire du renseignement, explique pourquoi le rapport publié en début d’année par la commission d’historiens luxembourgeois ne tient pas la route.
Créé dans l’indifférence générale en juillet 1960, le Service de renseignement de l’Etat luxembourgeois (SREL) est entré dans la lumière des médias à l’occasion d’une affaire d’écoute clandestine du Premier ministre Jean-Claude Juncker par le chef du SREL Marco Mille (2012). Cette révélation entraina la saisie judiciaire des archives du SREL (2013) et l’ouverture d’une enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du SREL, dans un bruissement médiatique certain. C’est à cette époque que l’auteur de ces lignes, travaillant sur une histoire du SREL, demanda l’accès à ces archives au SREL, qui en référa au Premier ministre Xavier Bettel, qui l’y autorisa, mais préféra s’assurer d’abord de l’accord de la Commission de contrôle parlementaire du SREL (CCPSREL). La question s’englua dans les méandres politiques, mais déboucha sur un projet de loi à multiples entrées, visant tant à adapter le statut du SREL, au regard de la jurisprudence européenne, qu’à régler cette question des archives, dont une masse incommensurable de fiches nominatives. La loi du 23 juillet 2016, portant sur la mise en place d’un statut spécifique pour certaines données à caractère personnel traitées par le SREL entendit charger une équipe d’historiens contemporanéistes de recenser, trier les pièces historiques (1960-2001) et exploiter ces dernières avec les méthodes de la critique historique pour finalement sélectionner les données présentant un intérêt historique qu’il faudrait verser définitivement aux Archives nationales. Un concours international fut ouvert en septembre 2016. Une commission, appelée « comité d’évaluation », composée de deux représentants de la CCPSREL, de deux membres de l’Université du Luxembourg (de facto C2DH), de la directrice des Archives nationales, sous la présidence du Premier conseiller de gouvernement Jeff Fettes, entendit deux équipes, une franco-belge composée de deux docteurs en Histoire contemporaine, dont l’auteur, et une de deux Dudelangeois, une docteure et un maître en Histoire. Les étrangers furent éliminés au profit des Luxembourgeois. C’est ainsi que Nadine Geisler et Jean Reitz se virent confier d’exploiter scientifiquement des archives historiques particulières. Ils ont rendu leur rapport le 5 février 2020, achevant contractuellement un travail entamé le 1er juin 2017.
Comprendre le renseignement
Or, les deux historiens luxembourgeois ont dû révéler leur manque de compétence pour la mission qui leur fut confiée. Une seule phrase suffit pour le démontrer : elle concerne la structuration du renseignement entre ses branches humaines et techniques (électromagnétique et image) auxquelles s’ajoute le renseignement d’origine source ouverte. Dans le contexte luxembourgeois, le renseignement d’origine électromagnétique est limité à ce que l’on nomme vulgairement les « écoutes ». Si l’on devait quantifier l’importance de ces trois branches, la première est la principale, parce que la plus ancienne et que les deux autres ne sont que des soutiens à la première. On fera toujours plus confiance à une observation humaine qu’à une photo prêtant à toute manipulation. Or, dans le rapport, on lit qu’« une source humaine représente toujours un risque » et que « les sources techniques sont beaucoup plus sûres et fournissent plus d’informations » (p. 80). Un historien expérimenté ne jugera jamais aussi facilement ces différents moyens de recueil de l’information. L’exemple de la forteresse américaine, derrière ses capteurs couvrant le monde entier, un certain 11 Septembre, alors que le renseignement humain avait découvert une partie des terroristes bien avant, montre bien la fatuité de ce jugement.
Cette connaissance initiale du fonctionnement des services aurait pu leur faire comprendre que le fonds à eux ouvert était le résultat de la pratique du renseignement d’origine humaine par le SREL. Elle aurait d’abord permis d’éviter de perdre du temps à étudier les fiches concernant l’Autorité nationale de sécurité (ANS), dont les auteurs disent eux-mêmes qu’« elles ne rentrent pas dans le champ d’analyse de la présente mission » (p. 12) : il s’agit là des enquêtes de sécurité (21 644 pièces) concernant les personnes, luxembourgeoises ou étrangères, affectées dans des administrations internationales (OTAN, UE) qui ne manquent pas au Grand-Duché. Toutefois, ces enquêtes signalaient l’homosexualité des impétrants, dans le but d’éviter que des services étrangers, adverses ou non, n’en profitent pour les recruter. Les deux auteurs pensaient répondre à la question de savoir si le SREL a effectué un espionnage politique à Luxembourg. Or, les fiches de l’ANS n’ont pas la même valeur que les filatures et les dossiers (116 438 pièces) constitués contre les menaces liées à la période de Guerre froide (1947-1991). Sur ce dernier total, Geisler et Reitz ont décidé de ne conserver, comme le sous-entendait d’ailleurs l’appel d’offre de 2016, que les pièces ayant un intérêt historique national, soit 5 865 pièces. Cette appréciation restrictive revient à ne considérer comme important que ce qui concerne les seuls Luxembourgeois, alors qu’un service de renseignement a pour mission d’observer toutes les activités clandestines qui se passent au Grand-Duché, quelles que soient la nationalité des personnes impliquées.
Archives du SRE réellement analysées
En effet, la Guerre froide ne se limita pas à la seule surveillance des gauchistes et autres nazis, mais entraina bel et bien une circulation, y compris sur le territoire grand-ducal, d’agents des deux partis, tant Occidentaux que Soviétiques. Ils firent l’objet d’un fichage, directement par le SREL ou en communication par les services alliés. Le dossier de « 1 026 pages de documents » (p. 38) a ainsi été constitué de documents provenant des archives du service de renseignement est-allemand, la Stasi, saisies par le service ouest-allemand après 1989 ; ce dossier contient à lui-seul toute la menace concernant le Grand-Duché, si les Soviétiques avaient envahi l’Europe de l’Ouest, puisqu’il recèle ni plus ni moins que la liste des personnalités luxembourgeoises à assassiner et celle du gouvernement fantoche qui se serait substitué au gouvernement démocratiquement élu, et dont les personnalités n’avaient pas été détectées par le SREL. D’autres fiches doivent révéler le nom des taupes, appréhendées à Luxembourg, puis expulsées vers l’étranger afin de ne pas mettre en péril des agents occidentaux qui viendraient à être pris de l’autre côté du mur de Berlin. De toute cette activité du SREL le rapport de Geisler et Reitz ne souffle mot.
Trois faiblesses criantes
Geisler et Reitz ne parviennent pas à prendre de la distance avec cet objet de recherche, très éloigné de leurs domaines d’étude précédents (immigration et Seconde Guerre mondiale). Une expression revient souvent, sans jamais être expliquée au préalable : cette « chasse aux sorcières » (p. 32, 43, 51, 93) ou « aux communistes » (p. 56) fut-elle proprement luxembourgeoise ou participait-elle d’un climat propre à l’Europe occidentale de l’époque, et comment se caractérisa-t-elle au Grand-Duché ? Jamais les auteurs n’ont cherché à présenter le SREL dans l’observation des menaces contre l’Etat luxembourgeois dans ce conflit particulier que fut la Guerre froide. Pour cela, il eut fallu éviter des expressions comme « services secrets » — ce qu’ils ne furent jamais en ville, où les chefs consécutifs de la Sûreté publique, du Deuxième Bureau comme du SREL, furent régulièrement brocardés dans la presse —, ou « services alliés/partenaires » et « services voisins », lorsqu’il s’agissait de services de renseignement occidentaux (américains, français, belges et allemands).
Contrairement aux attentes du comité d’évaluation, le rapport ne présente aucune analyse critique. Les deux auteurs se trompent sur les références bibliographiques concernant les services étrangers : les principaux titres manquent, et quand quelques-uns y sont quand même cités, il est évident que les auteurs ne les ont pas lus. Ce défaut documentaire ne peut être compensé par un abus d’articles de journaux grand-public, souvent tirés d’internet. Ces erreurs d’étudiants, soulignées par la présence de Thierry Meyssan (p. 63), figure majeure du conspirationnisme, sont difficilement acceptables dans un rapport qui doit engager l’avenir des archives d’un service important de l’Etat, certes méconnu. Il en va de même de ces documents tirés d’internet et absents des archives. Il n’est jamais venu à l’esprit des deux auteurs que ces documents avaient au préalable été sortis des locaux du SREL à une date indéterminée, au moins avant une époque où les scanners n’existaient pas. Ce questionnement sur la nature des sources dont ils ne disposaient pas aurait été important, d’autant que les auteurs affirment justement « légitime de se poser la question sur […] l’absence de documents » (p. 31).
Il eut été nécessaire de faire apparaître la mise en réseau du SREL. On en revient à ce défaut de compréhension du renseignement. Les échanges entre services fonctionnent selon la règle du tiers-parti, c’est-à-dire que les partages de renseignement se font sur un mode bilatéral, avec une interdiction pour le service recevant l’information de la retransmettre à un troisième. Evidemment, il s’agit d’éviter des fuites concernant les sources et les moyens d’obtention du renseignement. C’est pour cela que des « chambres de compensation » comme Trevi et le club de Berne (p. 89-90), entre autres « liaisons » (p. 87), sont créées, mais uniquement dans le cadre des menaces communes au camp occidental. Autrement dit, les affaires proprement luxembourgeoises, ne concernant pas les alliés, ne sont pas échangées. Le rapport n’en parle que pour évoquer la participation luxembourgeoise et souligner une charge de travail supplémentaire due à ces réunions, ce qu’elles ne furent jamais. Là encore, on voit les limites de la connaissance de Geisler et Reitz envers le fonctionnement d’un quelconque service, de renseignement ou non…
Manque également une analyse des organigrammes du SREL au 22 novembre 1960, en 1974 et au 18 juin 1979/6 juillet 1981 (p. 59-60). Quid de l’absence du groupe « Plans », autrement dit du stay-behind, dans l’organigramme de 1974 ? Pourquoi y apparaissent des « personnes et groupes extrémistes » en 1974 ? Qu’est-ce que la « contre-subversion » inscrite dans l’organigramme de 1981 ? La rencontre avec le chef historique du SREL, Charles Hoffmann, aurait pu être l’occasion d’éclairer toutes ces questions, entre autres. Une interrogation des trois mutations de l’organigramme aurait pu être plus simplement mise en relation avec l’effectif du SREL, qui passe de 34 agents en 1960 (les auteurs ne prirent pas la peine de les compter) à seulement 25 en 1979, alors que le niveau d’étiage se trouvait à 30 selon la loi de 1960. Les propos de Charles Hoffmann à son homologue du Bundesamt für Verfassungsschutz (1979), évoquant l’évolution des menaces nouvelles (p. 58), tout comme les différents budgets du service (p. 83) auraient également pu offrir des indices.
Le même manque d’analyse porte sur l’interprétation de la loi du 26 novembre 1982 réglementant les écoutes téléphoniques (p. 81-82). Les auteurs glissent dessus, évoquant seulement les autorisations dorénavant nécessaires. Puis ils citent sans analyse aucune, dans l’ordre, une lettre d’Eugène Schockmel à Pierre Werner du 27 août 1979 (p. 81), une note opérationnelle du 15 janvier 1971, avant de reconnaître que les autorisations du Ministre d’Etat existaient toujours, ou à tout le moins depuis juillet 1975 (p. 82). Leur méconnaissance de la bibliographie luxembourgeoise les empêche de mettre en relation ce débat au détour des années 1970, avec une affaire similaire, à l’origine du contentieux culturel luxembourgeois que l’auteur de ces lignes a fait remonter à la Première Guerre mondiale1 (quand les Allemands interrompaient les conversations téléphoniques qui se déroulaient en français). Cette affaire était aussi à remettre en perspective avec ce journaliste du Tageblatt soucieux de se bâtir une carrière politique qui, en 1967, prétendit être placé sur écoute par le SREL. Une enquête judiciaire (1969) eut lieu, dédouanant le service, mais consacrant cette thématique comme une préoccupation politique, ainsi que le montra le long débat parlementaire (1982-1984). Et il génère depuis régulièrement des rumeurs similaires, sans que le SREL en soit forcément à l’origine, ni même que ces écoutes n’aient eu lieu.
Au final, Geisler et Reitz subirent ces difficultés plus qu’ils ne les affrontèrent. La raison la plus probable fut l’incapacité pour eux de trouver un soutien spécialisé auprès des universitaires du comité d’évaluation censés les aider. En tout cas la raison est à chercher ailleurs que dans cette répétition à l’envie « des lacunes et de l’incomplétude de [leur] source » (p. 3). Porter la responsabilité sur la documentation plutôt que sur l’absence de méthode historique est une tactique maintes fois utilisées dans des travaux universitaires luxembourgeois contre les Archives nationales de Luxembourg (ANLux) ; leurs plaintes contre des « conditions de travail inacceptables » (p. 16) participent du même artifice.
Il reste donc un rapport incomplet et revendiqué comme tel, même si les auteurs reconnaissent « une vue nouvelle, mais partielle ». Non dénué d’intérêt en l’état d’une documentation utile à l’historien du renseignement, ce rapport a sciemment omis toute la partie « liaison » avec les services étrangers de renseignement, n’a pas posé des linéaments avec les fonds existant aux ANLux concernant la prétendue « chasse aux communistes » (p. 51), ni avec celles de l’OTAN ou des services « alliés ». Il eut également été intéressant de placer cette documentation inédite en regard des rares travaux existant sur le renseignement ou la question communiste vue d’un point de vue policier au Grand-Duché. La question du trou dans la documentation des filatures aurait mérité d’être mieux posée (p. 30), d’autant que les dates (1985-1986) correspondent à l’époque du Bommeleeër. De même, s’intéresser en priorité à ces « personnes non-luxembourgeoises [qui] n’ont aucun intérêt direct pour le Luxembourg » (p. 93) aurait permis de montrer comment la Guerre froide utilisa le Grand-Duché pour des opérations qui ne regardèrent en rien le pays, mais engagèrent le SREL au côté des « services voisins ». Nous l’avons montré maintes fois dans nos publications2 et c’est pourquoi le comité d’évaluation nous jugea incompétent pour mener cette étude, malgré le désir avoué des autorités gouvernementales.
Le rapport intitulé Rapport final. Mission de recherche et d’exploitation des banques de données historiques du Service de renseignement de l’Etat 1960-2001, par Nadine Geisler et Jean Reitz est téléchargeable ici: rapport-final-sre.
- Gérald ARBOIT, « Espionner le Grand-Duché de Luxembourg : une guerre secrète méconnue pendant la Première Guerre mondiale », dans Hémecht, n° 67, 2015, p. 59-78 et 133-153.
- Gérald ARBOIT, « Luxembourg: A Country Which Did Not Need an Intelligence Service? », dans Bob DE GRAAFF et James M. NYCE (éds), Handbook of European Intelligence Cultures, Lanham (USA), Rowman & Littlefield, 2016, p. 223-233 ; idem., « Une mission commerciale luxembourgeoise aux Etats-Unis, 1958-1961 ? Le prince Charles de Luxembourg, Joseph E. Gurley et la CIA », dans Relations internationales, vol. 4, n° 180, 2019, p. 59-73 ; idem., « Autour des activités de deux Dudelangeois. Les révélations des moyens de transmission du renseignement entre Luxembourg et Paris », dans Mutations. Mémoires et perspectives du Bassin minier, n° 9, 2018, p. 87-97 ; idem., « Retour sur les réseaux Stay Behind en Europe : le cas de l’organisation luxembourgeoise », dans Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 3, n° 235, 2009, p. 145-158.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
