La dépendance aux recettes issues de l’évitement fiscal et une économie trop financiarisée constituent une prospérité insoutenable pour le Luxembourg comme pour ses voisins.

Du fait de son faible taux d’endettement et de son système de protection sociale, le Luxembourg a de bons atouts pour bien sortir du confinement. Il n’est pas pour autant garanti que son modèle de croissance, qui lui a valu la prospérité économique de ces quarante dernières années, puisse continuer comme avant étant donné les tensions qui vont régner entre les différents pays membres de l’Union européenne sur la question de la solidarité intracommunautaire. A cela s’ajoute l’extrême instabilité des marchés financiers dont le Luxembourg est particulièrement dépendant pour sa croissance.

Le Luxembourg est probablement parmi les pays membres de l’Union européenne l’un de ceux qui a le mieux surmonté la pandémie de Covid-19 en raison de son excellent système de santé qui le rapproche du standard allemand1, et d’une économie très orientée vers les services qui a facilement pu développer des solutions de télétravail pendant la période de confinement. De nombreux autres pays ne peuvent pas en dire autant. Les Français et les Italiens ont par exemple exprimé une très forte défiance envers leurs gouvernements respectifs qui ont pris des décisions tardives et menti à leurs populations. Les impacts économiques conséquents à ce confinement sont évidemment difficiles à évaluer, mais on peut déjà prédire – si on en croit l’étude du LISER2 – qu’ils seront durables. Un retour « à la normale » ne sera en effet pas possible avant la mise sur le marché d’un vaccin, peu probable dans le court terme.

Des recettes fiscales dont la légitimité est contestée

La bonne résistance du Luxembourg est largement due à l’excellente santé de ses finances publiques, dont les recettes font l’objet de polémiques entre les organisations comme le collectif Tax Justice Lëtzebuerg et le gouvernement. L’administration fiscale luxembourgeoise n’est toujours pas en mesure de donner des chiffres précis sur les recettes fiscales du pays issues des activités des entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires cohérent avec le personnel présent sur le territoire et des firmes transnationales qui ont signé un tax ruling avec l’administration fiscale.

En effet, et bien que le gouvernement luxembourgeois ait déclaré caducs ces tax rulings qui avaient été au cœur des révélations du procès Luxleaks, il y a matière à discussion. Dans une récente interview au Luxemburger Wort3, le représentant de l’OCDE, Pascal Saint-Amans, ne manque pas de louer les efforts réalisés par le Luxembourg, mais reconnait lui-même que les pressions internationales sur la politique fiscale du Luxembourg vont s’accentuer dans le contexte du coronavirus.

Car les enquêtes issues de plusieurs sources indépendantes vont toutes dans le même sens. Ainsi, les journalistes membres de la prestigieuse équipe de la Süddeutsche Zeitung qui a révélé les Panama Papers, ont montré que des particuliers comme des entreprises de nationalité allemande continuent d’utiliser le Luxembourg pour se soustraire à leur administration fiscale4. LeMedia, un organisme de presse indépendant français, a également démontré que l’usine Lubrizol, de type Seveso, a utilisé le Luxembourg pour les mêmes raisons5. On peut également citer le rapport de l’ONG Tax Justice Network, fondé sur les statistiques de l’administration fiscale américaine concernant les exercices 2016 et 2017, qui démontre comment les multinationales américaines se servent du Luxembourg pour héberger leurs bénéfices sur les exercices 2016 et 2017, à hauteur de plus de 10 milliards d’euros6.

Toutes ces enquêtes apportent un ferme démenti aux déclarations du gouvernement luxembourgeois qui nous certifiait que les évitements fiscaux faisaient partie du passé. A la décharge du Luxembourg, rappelons qu’il n’est pas le seul membre au sein de l’Union européenne qui use de ces pratiques illégitimes avec une telle intensité. Les Pays-Bas, stricts supporters d’une grande rigueur budgétaire, suivent la même tendance, alors qu’ils pillent allègrement leurs voisins avec leur législation favorable à l’évitement fiscal comme l’a à juste titre dénoncé Tax Justice Network7.

Ces faits n’ont pas suscité de grands débats sur la place publique car ils ont été peu rapportés par la presse luxembourgeoise, sachant que la liberté de la presse sur ce sujet hautement sensible s’est largement dégradée. Le cas de Fabien Grasser, dégradé puis licencié de son poste de rédacteur en chef au Quotidien pour avoir simplement fait son travail d’information sur les questions fiscales relatives au contexte local8, est le triste révélateur de cette situation.

Ces écarts ont alerté jusqu’à la Commission européenne : elle a récemment pris ses responsabilités pour mettre le Luxembourg en demeure9 de renforcer la lutte contre l’évasion fiscale. Au-delà de la Commission, d’autres voix s’élèvent venant soit de gouvernements10 soit d’organisations de la société civile pour réclamer une justice fiscale conséquente. La pression gagne en ampleur dans un contexte où les dépenses publiques liées à la pandémie ont déjà été mises à très rude épreuve. Les personnes physiques et morales ayant particulièrement profité de cette pandémie tout en abusant de toute possibilité légale ou non de se soustraire à l’impôt de leur pays font l’objet de campagnes demandant à les taxer en priorité. Citons le cas emblématique de Jeff Bezos, en passe de devenir le premier trillionaire de l’Histoire, dont la société Amazon est régulièrement sous le feu des critiques pour son mépris vis-à-vis de ses salariés et de ses fournisseurs, sans oublier sa lourde charge en termes d’émissions de gaz à effet de serre11.

Une économie dépendante de marchés financiers instables

En-dehors de ces aspects strictement liés aux questions de justice fiscale, rappelons qu’une autre partie conséquente des revenus du Luxembourg est liée à la place financière. Or l’étude du LISER déjà citée fait également mention des risques d’un krach financier mondial d’une amplitude bien supérieure à celui que nous avions connue en 2008. Ce scénario catastrophe aurait bien sûr des répercussions extrêmement lourdes au Luxembourg dont le PIB dépend à 30 % de l’activité financière. Les marchés financiers sont basés sur l’accroissement de l’endettement (privé comme public) et cet endettement a explosé au cours des dernières années, endettement largement aggravé par la pandémie. Un collectif de citoyens pour l’étude des dettes publiques en Belgique a souligné qu’aucun Etat ne pourrait se permettre de revivre le funeste scénario de 2008, soit transformer les dettes privées en dettes publiques, entraînant le cercle vicieux : explosion des dettes publiques, austérité généralisée, baisse de l’activité et des recettes fiscales, entrainant de fait une crise politique et sociale majeure12. Il est assez évident que ce modèle nocif et intolérable est arrivé en bout de course et que sa poursuite en mode ‘business as usual’ est une hérésie.

L’instabilité économique se traduit rapidement en désordre politique, et l’attachement des populations par rapport à la construction européenne a été mise à rude épreuve pendant les discussions sur les annulations des dettes souveraines détenues par la BCE dans le contexte de pandémie. Le refus des gouvernements de prêter assistance à un « peuple en danger », qui s’était déjà produit avec la Grèce, est revenu de façon encore plus violente aujourd’hui avec l’Italie, pays fondateur de l’Europe des six en 1957 : nous en sommes arrivés au point où un citoyen italien sur deux se déclare désormais favorable à ce que l’Italie quitte l’Union européenne. Cette stratégie du chacun pour soi ne peut à terme que faciliter l’accession au pouvoir de gouvernements autoritaires et donc saper encore plus la cohésion politique de l’Europe. L’historien anglais Adam Tooze a démontré dans ses différents livres que des marchés financiers autorégulés sont responsables de l’explosion des inégalités, devenant ainsi une source de conflits non seulement politiques et sociaux à l’intérieur de chaque pays, mais également de conflits géopolitiques menant à de nouvelles guerres13.

Changer le logiciel pour le bien du pays et de ses voisins

Le contexte de la pandémie ne fait que souligner que le modèle économique du Luxembourg, majoritairement lié à une financiarisation maximale de sa propre économie et de l’accaparement de recettes fiscales illégitimes, est à la fois insoutenable d’un point de vue écologique, non durable économiquement et dangereux d’un point de vue politique à moyen terme. C’est pour cette raison qu’il faut réfléchir à un changement radical de paradigme pour inscrire le Luxembourg dans une autre forme de développement.

Il faut élaborer un scénario de sortie de ce business model comme le proposent de nombreuses organisations de la société civile luxembourgeoise : en mettant en avant la promotion d’une économie locale privilégiant les circuits courts, en redistribuant les richesses de manière plus égalitaire, ce qui implique bien sûr de sortir du dogme de la croissance à tout prix. Cela revient à éliminer de fait des solutions de type « capitalisme vert » telles que proposées par exemple par le modèle de la Troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin pour le Luxembourg : ce modèle n’est ni souhaitable ni réaliste sachant que toute forme de capitalisme implique une croissance infinie alors que nous vivons dans un monde avec des ressources finies, comme le Mouvement écologique l’a déjà fait remarquer au gouvernement luxembourgeois14.

Au niveau international, le Luxembourg pourrait utiliser son influence pour revoir complètement les plans de remboursement de la dette, non seulement pour les pays en voie de développement, mais également pour les pays industrialisés dans la mesure où cette dette, qui s’est aggravée avec le contexte de la Covid, ne pourra pas être remboursée. Au-delà de la question de la dette souveraine des pays de la zone euro, des organisations inspirées d’économistes comme le chercheur au CNRS Gaël Giraud proposent de revoir notre modèle économique pour le refonder sur la création d’emplois durables dans la transition énergétique.15

Le Luxembourg devrait s’en inspirer pour assurer une création d’emplois à la fois durables car non délocalisables et dédiés à la transition écologique. Cette prospérité durable profitera non seulement à la population du Luxembourg mais à la Grande Région. Ce serait pour le pays une façon de sortir de la crise en s’attaquant à des inégalités de revenus trop importante via l’instauration par exemple d’un salaire maximal, une fiscalité plus juste, et une création de richesses qui s’inscrirait dans une durabilité écologique et sociale. Ce changement radical de paradigme serait une avancée non seulement pour le bien-être de sa propre population, mais aussi pour le reste de l’Europe.

Ceci nécessitera bien sûr un immense courage politique d’une part mais cela ne se fera pas sans un soutien fort de la population pour sortir du modèle actuel. Il est clair que les conditions pour un tel changement ne sont pas réunies pour le moment : le « monde d’après » ressemble fort à celui d’avant mais en pire. Car de l’autre côté, les puissances représentant le capital, comme la FEDIL et d’autres groupements d’intérêts plus discrets, ont déjà fait part de leur volonté de revenir sur toute réglementation à caractère écologique qui constituerait un frein au développement économique dominant. Cette tendance n’est pas spécifique au patronat luxembourgeois : dans d’autres pays, le chantage à l’emploi est déjà largement martelé dans tous les esprits, non pas pour réclamer un statu quo mais bien un retour en arrière, visant à effacer trente années de législations visant à réduire la consommation d’énergies fossiles, mais aussi toute législation favorable aux libertés individuelles et aux droits des travailleurs, etc. Elles illustrent de manière brutale la théorie de Naomi Klein sur la stratégie du choc, appliquée au contexte d’une pandémie mondiale16.

Le défi est immense, mais n’oublions pas que, pour les Chinois, l’idéogramme crise possède un double sens : danger mais aussi opportunité. Espérons donc que le gouvernement luxembourgeois, poussé par la société civile, les syndicats et aussi la population de la Grande Région, arrivera à se diriger vers le modèle alternatif dont nous avons esquissé un croquis. Le collectif Tax Justice Lëtzebuerg prendra sa part dans la mise en place de propositions visant à sortir de ce modèle luxembourgeois actuel, nocif et insoutenable.

  1. https://tinyurl.com/y8nb7svk (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 28 mai 2020).
  2. https://www.liser.lu/?type=news&id=1902
  3. https://tinyurl.com/ycbxtpjw
  4. http://taxjustice.lu/archives/1811
  5. https://tinyurl.com/yc87glma
  6. http://taxjustice.lu/archives/1882
  7. https://tinyurl.com/srelxs8
  8. http://taxjustice.lu/archives/1841
  9. https://tinyurl.com/yb22nbey
  10. https://tinyurl.com/y9okzbht
  11. https://tinyurl.com/ybfsgsm8
  12. https://tinyurl.com/ya9hha8p
  13. http://www.land.lu/page/article/101/335101/FRE/index.html
  14. https://tinyurl.com/ybhksko8
  15. https://tinyurl.com/s24kvav
  16. https://tinyurl.com/wc2m2g8

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