«Héroïsme» cycliste et conscience nationale

S’identifier «pédales aux pieds»?

Les 3 et 4 juillet prochains, le Grand-Duché sera une fois de plus aux premières loges du Tour de France cycliste. Ce sera la 104e édition de la Grande Boucle. La troisième étape partira de Verviers et arrivera à Longwy, après avoir traversé les régions occidentales de notre pays du Nord vers le Sud. Le lendemain, on partira de Mondorf-les-Bains vers Vittel. On peut s’attendre à une flambée populaire, le Tour continuant de passionner les foules, même si le peloton de 2017 ne comportera probablement pas de coureur grand-ducal. Ce sera l’occasion de s’interroger à distance sur le regard que le public d’ici porte sur ses «héros» du vélo.

François Faber, premier vainqueur étranger du Tour (1909), mort au champ d’honneur en 1915

À l’occasion du centenaire du décès de Faber comme légionnaire étranger luxembourgeois au service de la France, le journaliste Pierre Gricius intitule – paradoxalement – un article commémoratif: «Luxemburgische Sportikone, französischer Patriot» (Luxemburger Wort, 08.05.2015). Aucun de nos autres vainqueurs du Tour, en effet, n’illustre davantage l’ambiguïté de la notion d’identité nationale que le Géant de Colombes. Né en France d’un père luxembourgeois et d’une mère française, le grand François était Français en raison du droit du sol… et ne parlait pas un mot de… luxembourgeois. Cela ne l’a pas empêché de se revendiquer de la patrie de son père, né à Wiltz, et de retrouver régulièrement en Luxembourg des amis et des supporters. À sa majorité, en 1909, il renoncera à la nationalité française pour se faire Luxembourgeois. On répliquera que Faber avait un intérêt matériel à se déclarer Grand-Ducal: cela lui permettait d’échapper au service militaire obligatoire en France. Oui, mais en restant Français, sa valeur «marchande» dans le milieu du sport professionnel aurait pu augmenter. En réalité, Faber est un des premiers «Luxo-Parisiens» de culture et de langue françaises, clamant sa fierté de ses origines grand-ducales. Il le dit d’ailleurs dans le cadre de la conférence qu’il présenta à Luxembourg en 1911, à l’invitation de Paul Eyschen, président du Gouvernement: «Je ne suis qu’un grand diable de coureur cycliste, doublé d’un fidèle et ardent Luxembourgeois, qui […] ne craint pas de multiplier les efforts pour toujours défendre avec acharnement les couleurs du Luxembourg dans les différentes manifestations sportives cyclistes1».

Ce qui rend pathétique la mort de Faber, c’est que le luxembourgeois – dialecte élevé au grade de langue nationale en 1984 seulement – lui était… étranger. Il ne comprenait pas l’idiome «paternel». Le Luxembourgeois Faber, francophone et francophile, mourut donc comme légionnaire étranger en France, très estimé de ses compatriotes. Il était honoré par un poème du Belge Octave Crahay vivant à Luxembourg.

Nicolas Frantz, paysan pédaleur, double vainqueur du Tour (1927, 1928)

Quand ce fils de cultivateur lança sa carrière professionnelle, au début des années 1920, les retombées médiatiques du Tour étaient plus importantes qu’à l’époque de Faber. La popularité de Frantz est due à des qualités où beaucoup de Luxembourgeois pouvaient se reconnaître : le travail obstiné et méthodique, l’amour du geste technique et productif, la méfiance vis-à-vis des actes gratuits, le sens de l’économie. Le fait que Frantz se soit produit régulièrement devant un public tout acquis à sa cause, au Vélodrome de Luxembourg-Belair, mérite d’être signalé. Si Faber a été encensé par Alphonse Steinès, journaliste luxembourgeois devenu à Paris le bras droit de Henri Desgrange, créateur du Tour, et par Batty Weber, une des plus remarquables plumes de la Luxemburger Zeitung, Frantz a pu compter sur de nombreux échos. Une chanson de l’humoriste Jean-Pierre Welter (Thériente) se terminait sur le refrain au grossissement épique et à la tonalité polissonne:

Kuckt de Nic, Frantze Nikela vu Mamer!
Wien och kënnt, d’as egal, all déi haë mer;
De Nick, dee wichst se all am Embellage
A weist en hardimang säi breede – Reck2

Le champion est aussi au centre de contributions publiées dans les très bourgeois Cahiers luxembourgeois:                « Frantz », signé PM [Pol Michels ou Paul Muller?] (n° VIII de 1924) et encore «Frantz», signé Auguste Welter, journaliste (t. II, n°VIII de 1927-1928). C’est le signe qu’on le considérait comme incarnant une certaine «culture» luxembourgeoise, notion qui fait généralement l’objet des études éditées dans la revue dirigée par le professeur
Nicolas Ries, auteur de l’Essai d’une psychologie du peuple luxembourgeois (1911). Ce qui reste dans toutes les mémoires, c’est le double succès de Frantz au Tour, avec un record à la clef que même Anquetil, Merckx, Hinault, Indurain et Armstrong, etc. n’ont pu égaler: avoir porté le maillot jaune de la première à la dernière étape. Jamais, toutefois, cette supériorité ne donna lieu, de la part du public luxembourgeois, à des manifestations déplacées ou déloyales vis-à-vis de ses adversaires.

Charly Gaul, triple vainqueur de Grands Tours, champion décalé

Le hasard – ou une filiation logique, comme on voudra – a fait que Frantz allait devenir pour un temps le directeur technique du plus authentique génie cycliste que nous aurons connu. Rencontre de deux tempéraments, l’un réservé et pondéré, l’autre explosif et capricieux. En fait, Charly connut des réussites éblouissantes avec des équipes italiennes, notamment deux Giros, au point qu’il envisagea un moment de se faire naturaliser Italien, quand son évolution en dents de scie lui valut de la part de certains supporters luxembourgeois des manifestations de mécontentement. Il aura frappé le public par des qualités singulières: le goût exclusif des courses par étapes – à l’opposé de Faber et de Frantz qui furent aussi des coureurs de classiques –, ses dons de grimpeur au petit braquet, le fait de s’imposer dans des circonstances météorologiques dantesques et le talent de rouleur volontariste contre la montre.

Ses succès sidérants et ses défaillances déroutantes lui conféraient un air de diva difficile à déchiffrer. Dans les années 1950, le «nationalisme» cycliste trouva en lui une espèce de dérivatif aux privations de la guerre: avec lui, plus qu’avec Josy Barthel, champion olympique aux 1500 lors des Jeux de Helsinki (1952), le Grand-Duché entra dans la légende sportive européenne. Charly se montra souvent sur les routes et les parcours de cross luxembourgeois, pour les championnats nationaux et pour le Tour de Luxembourg, qu’il remporta trois fois. L’Ange de la montagne vécut sa plus grande victoire au Tour de France en 1958 avec la complicité amicale et gouailleuse de Jang Goldschmit, lui-même vainqueur d’étapes et porteur du maillot jaune, devenu directeur sportif de l’éphémère équipe nationale NE-LUX. On l’appela Gaulleiter, preuve que l’ironie peut détourner un terme de sinistre mémoire (Gauleiter) au profit de l’évocation d’une relation sportive qui séduisait les masses populaires.

Les années 1960 furent celles du déclin de Charly, sifflé et conspué par des spectateurs ingrats. Son orgueil supportait mal cette incompréhension. Il avait l’impression qu’il ne s’appartenait plus: ce fut le désamour entre son public et lui, entre lui et la presse, ce dont témoigne le journaliste Pilo Fonck. Ce ne fut qu’après sa traversée du désert qu’il refit surface, grâce à la mission que le ministère des Sports lui confia: l’archivage des échos médiatiques suscités par sa propre carrière. Nouvelle popularité, plus sereine, plus apaisée lors du Grand Départ du Tour de France à Luxembourg en 1989, puis l’apothéose de l’enterrement quasiment national, en 2005, du «meilleur sportif luxembourgeois du siècle». Le professeur Jean-Pierre Kraemer notait jadis fort justement: «Hegel a appelé Napoléon ‘l’Esprit universel à cheval’. Dans cette même optique, support frêle de forces mystérieuses qui le dépassaient, Gaul était, pour ainsi dire, l’Esprit national à bicyclette.»

[D]Andy Schleck, lauréat 2010 repêché, génie désinvolte

Malgré Jempy Schmitz et Edy Schütz, vainqueurs d’étapes du Tour, malgré Johny Schleck, vainqueur d’une étape de la Vuelta, l’après-Gaul fut une époque d’incertitude. L’enthousiasme luxembourgeois ne (re)trouva un motif de satisfaction qu’avec les premiers succès du polyvalent Kim Kirchen, suivis de ceux de Fränk Schleck. Ce pur grimpeur, vainqueur d’une classique peu après Kirchen, déclencha déclencha une véritable vague d’exaltation, le public se déplaçant en masse vers les lieux où on pouvait voir le champion en action. Fränk a, plus que tout autre, cherché ce contact avec ses admirateurs, participant souvent au Tour de Luxembourg. Même les affaires de  suspicion / conviction de dopage n’ont pas pu entamer son charisme. Il n’a jamais manqué de remercier ses fidèles pour leur soutien. Sa Gran Fondo pérennisera ces liens.

Son cadet, Andy, l’a suivi dans ses différentes équipes de marque et passait pour un coureur encore plus doué. Il l’a prouvé par sa place de second du Giro, sa victoire dans Liège-Bastogne-Liège, par ses envolées qui rappelaient celles de Charly, par le Tour de 2010 qu’il aurait dû remporter à la régulière et qui ne lui fut attribué qu’après que l’Espagnol Contador avait été convaincu de dopage suite à une « vacherie». Avec Charly Gaul, le cadet des Schleck avait des traits de caractère en commun: l’imprévisibilité de sa prestation, voire de sa motivation, ses occasions gâchées, ses coups d’éclat. Son caractère insouciant lui valut surtout la sympathie de la jeunesse. Peu d’époques de notre histoire sportive ont connu les fantasmes d’imitation suscités par les frères Schleck. Le «nationalisme» cycliste put se réjouir de voir la fratrie sur le podium du Tour de 2011 et n’en voulut pas à Cadel Evans d’avoir dépossédé «(D)Andy» du nouveau sacre qui lui semblait promis.

Cyclisme et rituels gastronomiques

Sur le mode humoristique, Yvon Streff, parolier, et Georges Urwald, compositeur, ont rendu hommage aux qualités «nationales» de nos champions contemporains:

Lo fänkt «d’Grande Nation» schon u mat zidd’ren
sie wësse lo komme Schleck a Kiirchen
Jo déi sinn drop, waat solle mir do so’n
Déi loss’n all Plotoo einfach sto’n.
Sou gudd wéi mir, kann dach kee sinn,
Mir si gedoppt, hei ass d’Medezin:

El-El-Elbling am Bidong
A Mettwurscht ëm de Gidong
An am Dossard um Réck eng Strull Kachkéis
An am Dossard eng Strull Kachkéis»

[…]

Géint d’Zäit gefuer, daat ass fir e Kiirchen
Sou wéi laanscht d’Musel, ee gemittlechen Tiirchen
A kënnt de Galibier, een Zock, hopp, hopp
Da sënn eis Jongen als éischt um Top
A wéi daat geet – haalt Iech gudd un –
Daat steet am Kachbuch vum Ketty Thull

An zu Paräis, do hoffe mir, da stinn
Eis Jongen do, alleguer op der Tribün
A freet een dann, wéi hu si daat gepackt
Da soe si, ma hei ass eist Rezept3

«Sous-titrée ‘e poppesch-patriotesch-musikalësche Bäitrag vun der Rhäifränsch zum Tour de France 2009’», cette chanson exhibe un réflexe bien de chez nous: se définir avec ironie par rapport à un événement extérieur marquant, du coup ramené à des dimensions plus humaines, plus terre-à-terre. Comme si le cyclisme médiatisé avec ses vedettes grand-ducales – «eis Jongen4» – servait de faire-valoir à une communauté cohérente, sinon fondue dans l’anonymat. Là où la Grande Boucle célèbre implicitement le rayonnement culturel de la France avec sa gastronomie et son œnologie prestigieuses, le Grand-Duché se contente de produits plus modestes, d’une noblesse rustique mais opérant la jonction entre fonctions digestives et mentales.

Le patriotisme qui s’exprime ici n’est pas xénophobe, plutôt bon enfant, festif, conciliant. Il est vrai que le cyclisme permet à l’individu de se profiler en anarchiste, à l’image du coureur échappé faussant compagnie au peloton. Au fond, le Luxembourgeois se méfie des réflexes collectivistes et se sent volontiers une âme de franc-tireur pacifique, à l’image d’un Charly grimpeur solitaire. Jouant les Cyrano en anti-héros, les supporters grand-ducaux qui, au sommet des cols et aux arrivées des courses, brandissent des drapeaux frappés du lion rouge sur fond bleu-blanc n’ont pas le patriotisme belliqueux, chauvin5, fanatique. Saluer un des siens au passage du Tour ou d’une classique est un joyeux rituel de reconnaissance et d’identification, sans méchanceté vis-à-vis de l’autre.

*

À défaut d’être indiscutablement un des «vecteurs de l’identité luxembourgeoise» – thème proposé pour le présent numéro de forum –, notre cyclisme professionnel, sport individuel qui se court par équipes, contribue pour le moins à focaliser l’intérêt sur cette notion complexe et évolutive. Les seuls patronymes de la plupart de nos pros – Faber, Frantz, Clemens, Diederich, Goldschmit, Gillen, Ernzer, Schmitz, Gaul, Schütz, Schleck, Didier, Drucker, Gastauer, Jungels, Kirsch, Majerus, etc. – révèlent que, contrairement à des disciplines collectives comme le foot, dans les pelotons on est encore majoritairement issu de de familles «bien luxembourgeoises». Les Bolzan et autres da Silva témoignent toutefois d’une discrète présence de nos immigrés d’origine italienne ou portugaise bien intégrés. La vraie réponse sera donnée le jour où certains de nos coureurs performants pourraient avoir des racines plus lointaines et ne témoigneraient plus de la connivence culturelle avec le Grand-Duché, lequel, par contrecoup, ne se reconnaîtrait plus en eux.

Ce qui, déjà, peut brouiller la notion d’identité nationale, c’est le fait que le Tour de France, depuis 1969, se dispute uniquement par équipes de marques commerciales. La seule occasion d’applaudir une équipe nationale cycliste, ce sont les Jeux olympiques, les Championnats du monde ou d’Europe, les Jeux des Petits États d’Europe ou encore les Jeux de la Francophonie, l’enthousiasme étant à son comble lors des Galas du Tour de France.

Il sera intéressant d’observer l’évolution de nos coureurs actuels, Laurent Didier et Ben Gastauer se dévouant essentiellement comme équipiers modèles de leurs leaders étrangers respectifs, Jempy Drucker visant des succès au sprint. Seul Bob Jungels semble avoir l’étoffe d’un vainqueur de classique ou de grande course par étapes, étant déjà double porteur du maillot rose et vainqueur d’étape au Giro. À moins qu’Alex Kirsch, comme Christine Majerus, se recommande lui aussi aux connaisseurs luxembourgeois. Chaque nouvelle génération de coureurs donnera lieu à de nouvelles formes d’admiration et d’adhésion collective qu’il est aussi passionnant d’observer et d’étudier que certaines courses à l’issue prévisible.

Quant au patriotisme militant, il dépend aussi du positionnement de la presse, des associations de supporters et des réseaux sociaux: il n’y a pas de «héros» sans «hérauts».

1 F. Wilhelm, F. Guillaume, «‘un grand diable de coureur cycliste, doublé d’un fidèle et ardent Luxembourgeois’. Portrait littéraire de François Faber en sportif et en patriote», Henri Bressler, François Faber (18871915). Première victoire luxembourgeoise au Tour de France, Luxembourg, éd. Saint-Paul, 2009, p. 129.

2 J.-P. Frantz, «Nicolas Frantz», feuille volante. S. d. [1927?]. Collection: Henri Bressler.

3 Voir le CD édité en 1909 par Georges Urwald pour son groupe «Rhäifränsch»: Den Tour bleift eisen.

4 «Ons Jongen» renverrait aux Luxembourgeois enrôlés de force par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

5 Se rappeler que cet adjectif dérive de Nicolas Chauvin, «type de soldat enthousiaste et naïf de l’Empire» (Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue française), incarnation du patriotisme outrancier, partial et exclusif.

 

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