Histoire d’une insulte mal léchée

De l’ours français au Bier luxembourgeois, à la recherche de l’itinéraire d’une insulte en voie d’extinction (1893-1897,1e partie)

De l’ours français au Bier luxembourgeois, à la recherche de l’itinéraire d’une insulte en voie d’extinction (1893-1897,1e partie)

Cet article relatant une rixe survenue le 18 février 1907, narrant la méprise de deux ouvriers italiens qui auraient pris le terme de planche (Briet) pour celui d’ours (Bier), rappelle à lui seul l’intérêt du faits divers comme source pour l’écriture de l’histoire et pour l’histoire de l’écriture. Il nous livre en effet de précieuses informations sur l’emploi de l’insulte d’ours pour désigner les Italiens au Luxembourg, qui a récemment fait l’objet d’un regain d’attention.

Dans son article paru fin 2014, le linguiste Claudio Cicotti a recensé «sept étymologies ou justifications du Bier luxembourgeois faisant allusion à l’immigré italien 1», rappelant ainsi le doute qui entoure les origines de ce quolibet plus d’un siècle après son apparition au Luxembourg. L’auteur y a rejeté, à raison, une à une, les hypothèses qui cherchaient son étymologie dans des aliments (la poire, la bière) ou dans des termes industriels (des scories ou la sirène de l’usine). Retenant une origine animale du terme Bier, il ne se montrait pas plus convaincu par l’idée que ce quolibet fasse référence aux montreurs d’ours italiens, à l’hibernation d’ouvriers saisonniers ou à une similitude pileuse.

Le linguiste préférait le relier au massacre  d’Aigues-Mortes (département du Gard) le 17 août 1893, initié par un appel à la «chasse à l’ours». Puisant ses racines dans un fonds culturel ancien, le terme traduirait la menace qu’auraient ressentie les autochtones à l’arrivée des premières vagues de migrants italiens, semblable à celle que ressentait la communauté villageoise face à l’ours. Se fondant sur une affiche diffusée à Villerupt en mai 1905 et demandant l’expulsion du syndicaliste Tullio Cavalazzi, l’article suggérait notamment que des témoins directs ou indirects des évènements d’Aigues-Mortes auraient colporté l’insulte en Lorraine, puis qu’elle aurait traversé la frontière quelques années après la parution de cette affiche.

En ajoutant la traduction allemande Bär, le Luxemburger Wort, dans son récit du fait divers ne laisse aucun doute sur l’origine animale de Bier, et la réaction des ouvriers montre la gravité de l’insulte. Comme la mention de la notoriété (es ist bekanntlich) nous indique qu’en 1907 l’insulte avait dépassé le cercle des premiers initiés luxembourgeois, il convient de pister l’ours dans les archives. Cette chasse est une affaire de patience, mais souvent récompensée, tant le plantigrade hante nombre des rixes qui opposent des ouvriers nationaux aux ouvriers italiens dans la période de forte migration italienne que constituent les années 1890 à 1914.

D’Aigues-Mortes à Nancy

Le massacre d’Aigues-Mortes en août 1893 canalisa une grande partie de l’attention médiatique de l’époque et, en raison de la mort de huit ouvriers italiens et des tensions diplomatiques qu’il engendra, suscita un certain intérêt historiographique par la suite. Toutefois, ses principales répliques, moins étudiées, eurent lieu bien plus près du Luxembourg. Les jours suivants, à Nancy et ses environs. Une grève le 30 août réunit 1200 maçons, tailleurs de pierre et terrassiers de la cité ducale qui exigèrent et obtinrent le départ des Italiens de tous les chantiers. Des appels au massacre furent également enregistrés à l’occasion de ces évènements. Ainsi, un jeune ouvrier français de 23 ans fut arrêté alors que, armé d’un bâton, il faisait le tour des carrières de Laxou, avec des camarades, en criant «Mort aux pattes d’ours! 2».

Les répercussions du massacre d’Aigues-Mortes, relayé par les évènements de Nancy, ont été ressenties jusqu’au Luxembourg, confronté à l’arrivée d’Italiens apeurés. D’abord, une partie des ouvriers italiens, chassés du sud du département de la Meurthe, ont pris la route vers le Nord. C’est ce que rapportait dès le 1er septembre 1893 le Luxemburger Wort, qui précisait qu’ils se dirigeaient vers Metz et Strasbourg dans l’espoir de trouver du travail sur les chantiers impériaux3. Mais les échos de Nancy inquiétèrent également les Italiens installés au nord du département de la Meurthe, dans les cités minières. La panique gagna les 300 ouvriers italiens de la commune française de Thil, à quelques kilomètres d’Esch-sur-Alzette, et de la Lorraine allemande. Certains préférèrent trouver refuge au Luxembourg, «pays neutre, pour être protégés contre toute éventualité», constate le journal luxembourgeois Obermosel-Zeitung le 8 septembre 1893.

Un rapport du brigadier Clarens de Rumelange, rédigé le 7 octobre 18934, au sujet de l’expulsion d’un Italien par les autorités luxembourgeoises, témoigne lui aussi de ces migrations vers le Luxembourg et de leur accueil hostile. «Comme, dans les derniers temps, dans notre bassin minier, des Italiens vivant en union sauvage s’installent plus que jamais, il semble qu’en France, d’où ils viennent tous, on les fasse déguerpir», rapporte-t-il, en prévenant le procureur général que «l’apparition de ces hôtes est mal vue par les habitants d’ici».

Tout comme le premier épisode de la chasse aux Italiens en France n’est pas survenu à Aigues-Mortes, mais à Marseille en 1881 lors des Vêpres marseillaises, les manifestations anti-italiennes en Lorraine française et le recours à l’insulte d’ours sont également plus anciens que les évènements d’août 1893. Ainsi, par exemple, le 29 avril 1890 à Pont-Saint-Vincent, trois ouvriers se lancèrent dans la mission de démolir «les oursons», tandis qu’en avril 1893, quatre mois avant Aigues-Mortes, 250 mineurs se mirent en grève à Ludres, à la suite d’une rixe sanglante, et chassèrent les Italiens en hurlant: «À mort les pattes d’ours! Il faut brûler leurs cambuses!5». Selon l’historien Laurent Dornel, les plus anciennes traces de l’insulte d’ours remontent aux années 1850. Elle a d’abord concerné les Piémontais avant de désigner tous les Italiens6.

Le linguiste Jean-Charles Vegliante a déterminé que, si ce quolibet pour désigner les immigrés italiens a pu se diffuser, c’est parce que «l’ours, dans l’imaginaire collectif et la mythologie populaire occidentale en général – de la Russie aux Pyrénées –, c’est la sauvagerie de la forêt, moins l’animalité que la non-culture, le «barbare» privé de langue, le primitif soigneusement marqué par le Moyen-Âge, le presque humain, le presque même de l’homme parmi les animaux» dont «on craint la contamination possible – en particulier à travers les femmes par lui engrossées»7.

De Nancy à la frontière

L’assassinat du président français Sadi Carnot par l’anarchiste italien Caserio, le 24 juin 1894 à Lyon, provoqua une nouvelle flambée de violence contre les Italiens en France. Ce fut notamment le cas à Villerupt, où apparut l’insulte d’ours. Le 27 juin 1894, un maçon de 27 ans et deux manouvriers belge et français parcoururent les rues de Villerupt avec un drapeau en criant «À bas les pattes d’ours! À mort les Italiens!» et se dirigèrent vers l’usine «dans le but d’intimider les ouvriers italiens et de les déterminer à cesser le travail», quand les gendarmes les ont arrêtés8. Ces remous furent suivis de près par la presse luxembourgeoise. Les jours suivants, des Français voulaient mettre le feu aux baraques italiennes, provoquant le stationnement de cent militaires selon le Luxemburger Wort, tandis qu’à Thil un tir à l’aveugle par la fenêtre d’une maison occupée par des Italiens provoqua le départ de quarante d’entre eux à Esch-sur-Alzette, où le consul d’Italie s’était arrangé pour leur trouver du travail selon l‘Escher Zeitung dans son édition du 15 juillet 1894.

De 1893 à 1896 régnait en effet une forte italophobie en France. 11 des 33 conflits du travail survenus entre 1889 et 1914 dans le département de la Meurthe étaient liés à la présence d’étrangers9. L’insulte faisait florès à la frontière luxembourgeoise. On la retrouve par exemple le 26 décembre 1894 à Thil, où elle fut le point de départ de l’agression gratuite d’un Italien10. En janvier 1896, l’insulte indiqua au tenancier d’un cabaret situé entre Villerupt et Thil que les choses tournaient au vinaigre11. À Thil, encore, en mai 1896, elle poussa un jeune ouvrier italien à tuer un congénère français dans la rue tard le soir.12

Ces rixes et crimes ne laissaient pas la communauté italienne indifférente de l’autre côté de la frontière. Un contrôle d’armes aux frontières dut être mis en place «pour éviter à l’avenir une rencontre meurtrière entre les ouvriers italiens venant de l’étranger et les ouvriers français résidant à Thil et à Villerupt»13. Suite au meurtre d’un forain français, ce même mois de mai 1896, qui a motivé la gendarmerie française à procéder à des arrestations préventives d’Italiens, des bruits sont rapportés au commissaire spécial sur la volonté des Italiens d’Esch-sur-Alzette de venir mettre à sac la ville de Thil.

En route vers le Luxembourg

Simultanément à l’hostilité rencontrée par les Italiens en France, le Luxembourg est confronté de 1893 à 1896 à l’augmentation croissante de migrants italiens. Si on ne dispose pas encore d’archives mentionnant l’insulte d’ours pour ces années, toutes les conditions facilitant son apparition étaient réunies. L’insulte peut être considérée comme une provocation précédant la bagarre. Des ouvriers français, souvent jeunes, à Aigues-Mortes comme à Villerupt ou à Thil purent ressentir comme violente et déloyale la concurrence économique de la part des ouvriers italiens accusés de tirer les salaires vers le bas et restant d’autant plus entre eux que l’accueil qui leur était réservé était hostile. L’historien Gérard Noiriel parle d’«un moment où les violences traditionnelles du monde rural se conjuguent avec des protestations de type moderne». Il évoque également la responsabilité de la presse et de l’élite politique, dans l’encouragement d’un sentiment national qui tenait à présenter l’étranger comme un danger, les auteurs du massacre ayant «utilisé l’arme de la nationalité pour tenter de sauver leur dignité et légitimer la violence qu’ils avaient en eux»14.

On observe également cette tendance au Luxembourg dans la presse et dans le débat politique de ces années. Le 22 décembre 1893, lors de l’adoption de la loi sur la police des étrangers, à l’unanimité et sans débat, pour aligner le Grand-Duché sur les législations des pays voisins, le ministre d’État Paul Eyschen parla d’un texte qui répondait à la nécessité de «protéger les nationaux contre les étrangers qui peuvent présenter un danger». Lors des discussions sur le budget 1896, l’échevin d’Esch-sur-Alzette et industriel Léon Metz plaida pour le renforcement de la gendarmerie en évoquant une «véritable invasion» d’étrangers. Le danger était également mis en scène dans les médias. Ainsi, le 14 avril 1897, le Luxemburger Wort tira des conclusions inquiétantes de l’arrivée d’ouvriers italiens à Rumelange qui auraient proposé de travailler à prix réduit: « L’offre fut aussitôt faite aux ouvriers alors au travail, en les prévenant que s’ils ne s’alignaient pas sur ces prix, ils devraient quitter le travail à la fin du délai réglementaire pour faire de la place à ces frais débarqués. Si cela se réalise, alors d’un coup tous les Luxembourgeois seront exclus du travail dans cette société.» Trois semaines plus tard, l’insulte d’ours fera son entrée sur le territoire luxembourgeois, sous la forme d’un cri funeste.

Lisez la suite de cette histoire dans le numéro de février.

 

[1] C.Ciciotti, « Etymologie du Bier luxembourgeois utilisé pour désigner l’immigré italien», Hémecht, Jahrgang 67, Heft 4 ; Le magazine de la communauté italienne Passaparola a publié trois articles de Remo Ceccarelli sur le sujet dans ses éditions d’avril, octobre et novembre 2016.

[2] L’Est républicain (ER) du 2 septembre 1893, con- sultable sur www.kiosque-lorrain.fr

[3] L’Alsace et la Moselle étaient annexés à l’Empire allemand de 1870 à 1914.

[4] ANL, J-71/03, Dossier Campanini.

[5] ER, 4 juillet 1890 et 5 avril 1893.

[6] « Naissance politique de la xénophobie (France, fin XIXe siècle) » in : La voix et le geste. Une approche cul- turelle de la violence socio-politique, de la Révolution française à nos jours, Paris, 2005, p. 217-229.

[7] J.-C. Vegliante, « Notes de Caen sur le presque même » in : Gli italiani all‘estero, Ailleurs, d’ailleurs, n° 4, Paris, 1996.

[8] Archives départementales de Meurthe-et-Moselle (ADMM), W1146 – 142, minutes du tribunal correc- tionnel de Briey.

[9] C. Grosjean, « Les Italiens dans le bâtiment lorrain (1870-1914) » in : Cahier des Annales de Normandie, n°31, 2001.

[10] ADMM, WW1146, 143.

[11] ADMM, 4M138: Le patron ferma l’établissement « craignant que l’affaire ne tournât au tragique, les Français commençant à traiter les Italiens de : pattes d’ours en leur disant nous sommes chez nous ici, nous pouvons faire ce que nous voulons etc. ».

[12] Giacomo Boita évoqua lors de son procès les mots de « pattes d’ours » « adressés d’ordinaire aux ouvriers italiens » (L’Est républicain du 17/11/1896).

[13] ADMM, 4 M 138.

[14] G. Noiriel, Le massacre des Italiens, Paris, 2010.

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