Histoire d’une insulte mal léchée

De l’ours français au Bier luxembourgeois, à la recherche de l’itinéraire d’une insulte en voie d’extinction (1897-1907, 2e partie)

Nous avons vu, dans la première partie de l’article1, comment l’insulte «ours» pour désigner un Italien était devenue courante à la frontière luxembourgeoise dans les années 1894-97, à une époque où le Grand-Duché connaissait à son tour une forte immigration d’ouvriers italiens dans le bassin minier d’Esch. Cette injure pourrait avoir franchi la frontière en mai 1897.

La chasse à l’ours de Differdange (3 mai 1897)

La plus ancienne mention de l’assimilation de l’ours à l’Italien connue sur le sol luxembourgeois survint le 3 mai 1897, au troisième jour de la kermesse de Differdange. Ce lundi-là, «vers 11 heures, une troupe d’ouvriers italiens, environ 20 à 30, marchait dans la rue: à leur passage devant des ouvriers luxembourgeois, ces derniers commencèrent à les moquer, l’un d’entre eux imita le grognement de l’ours, ce qui semble avoir beaucoup énervé les Italiens. Soudain, l’un de ces derniers, nommé Francesco Passudetti, se retourna et tira trois coups de revolver en direction du groupe de Luxembourgeois; deux balles manquèrent leur cible, la troisième toucha en plein cœur Antoine Logeling, 19 ans, fils d’ouvrier, qui succomba aussitôt.2»

Le fait que cette première apparition de l’ours se fasse sous la forme d’un grognement pourrait témoigner d’une appropriation particulière de l’insulte venue de France3. Elle est dans tous les cas une nouvelle preuve, irréfutable, de la nature animale de l’insulte. L’engrenage qu’elle déclencha rappelle les chasses à l’Italien menées en France les années précédentes.

«À cause du meurtre, tous les Italiens doivent partir d’ici, s’ils ne veulent pas être battus ni chassés du village. Cinq à six traînards furent attaqués et gravement maltraités, à tel point qu’eux aussi ont pris la poudre d’escampette», rapporte ainsi der Patriot, le 8 mai 1897, depuis Differdange. Le gendarme Pierson de Villerupt parle d’une «émeute populaire», parce que «les habitants du pays ont fait la chasse aux Italiens et ont fait le siège d’une cantine tenue par un Italien où se trouvaient 50 de ses compatriotes, l’ont démolie en partie, brisant le mobilier et le matériel du bar», tandis que le vice-consul italien d’Esch accouru à la rescousse, fut accueilli à coups de pierres4. Les Italiens suivirent le même chemin que leurs compatriotes, mais en sens inverse cette fois, après les événements de Nancy en août 1893 et ceux de Thil en juin 1894. Cette chasse causa en effet la migration d’Italiens qui se réfugièrent à Villerupt, Thil mais aussi à Hussigny5. Les semaines suivantes furent ponctuées par de nombreuses violences et intimidations dans tout le bassin recensées par la presse. On enregistre notamment une menace de faire sauter à la dynamite un bar d’Italiens à Differdange le 17 mai, l’agression d’ouvriers italiens par des ouvriers luxembourgeois à la gare de Rumelange le 18 mai6, et l’incendie douteux d’une cantine d’Italiens à Differdange le 19 mai.

Confronté à la gravité des faits, le major commandant de la gendarmerie demanda le 20 mai des rapports à ses chefs de brigade du bassin minier7, lesquels nous livrent des renseignements précieux sur les frictions entre les locaux et les migrants italiens, mais aussi sur l’emploi de l’insulte «ours». Ainsi, la brigade de Rumelange rapporta que «d’un seul coup la haine a flambé» après le meurtre de Differdange, mais que le vrai motif réside dans la concurrence au travail. En effet, «les ouvriers luxembourgeois soutenus par les Allemands lâchent leur haine au travail, dans la rue, dans les cabarets, (…) s’expriment constamment dans le sens que les ours (le sobriquet actuel) doivent quitter le pays, que nous gagnons déjà beaucoup mais nous pouvons gagner le double, s’ils s’en vont, et nous n’aurons besoin de ne travailler que la moitié de moins etc.»

En parlant de «sobriquet actuel», ce rapport nous indique bien que l’insulte «ours» est alors d’un usage nouveau. Il nous donne aussi un renseignement sur sa fréquence, en constatant qu’«à travers ce surnom d’ours, les Italiens sont souvent taquinés ou excités», mais que «ces derniers, quand ils ne sont pas ivres, le prennent habituellement tranquillement et vont leur chemin». Ce faisant, il rappelle que l’insulte est bien plus usitée que le nombre de fois qu’elle provoque une rixe ou fait l’objet de l’attention médiatique ou policière. Le rapport du gendarme d’Esch-sur-Alzette, Nicolas Greischer, semble indiquer que le crime de Differdange a popularisé cette insulte, mais nous livre aussi un aperçu des différentes manières de provoquer les migrants italiens. Dans sa circonscription, dit-il, l’hostilité était croissante sur les lieux de travail depuis le meurtre de Differdange. Ainsi, «sur les hauts fourneaux, il arrive que des Italiens soient aspergés d’eau» et «récemment, une pierre a été lancée sur un Italien, sans le toucher», tandis que les imitations du cri de l’ours «surviennent plus souvent».

Durant plusieurs années, les autorités luxembourgeoises craindront des répliques de la chasse aux Italiens, non seulement à Differdange, mais aussi à Esch après que, lors des jours de Pentecôte, des rumeurs avaient circulé aux comptoirs des cabarets sur le plan de bouter les Italiens hors du pays. Même si cette menace causa des déploiements de force allemande à Audun-le-Tiche, française à Villerupt, et luxembourgeoise dans le bassin minier, elle ne fut pas mise à exécution.

Concurrence de la main, concurrence du cœur

La propension à l’oisiveté des usagers de l’insulte, indiquée par le rapport de gendarmerie de Rumelange mais aussi par une lettre du 17 avril 18988 du directeur de la société anonyme des hauts fourneaux à Differdange, semble indiquer que les ouvriers indigènes à l’origine de ces menaces étaient les moins vaillants à la tâche et donc les plus concurrencés par la quantité du travail abattu par les ouvriers italiens. Le plan prévu à la Pentecôte de 1897 devait permettre de chasser les Italiens hors du pays, à Esch d’abord, puis à Rumelange et enfin à Dudelange. Ce sont aussi ces trois communes que le consul d’Italie avait désignées, au début de cette même année, au ministre d’État comme celles où «il y a beaucoup d’Italiens qui vivent en concubinage», qui «ne sont généralement pas les meilleurs, contribuent par leur manière de vie irrégulière à faire du tort à la colonie entière» et qui mériteraient une expulsion9. Le procureur général, Jules Chomé, goûta d’autant moins cette immixtion de l’autorité consulaire, qu’il avait déjà demandé, le 29 août 1896, au ministre d’État une application plus rigoureuse de la loi sur la police des étrangers de décembre 1893. Il avait constaté à ce moment-là que «la démoralisation règne surtout dans les classes ouvrières du bassin minier et que la cause principale de cet état des choses est à rechercher dans l’établissement toujours croissant des ménages irréguliers»10.

La rancœur des ouvriers nationaux contre les Italiens pourrait avoir un lien avec cette situation créée par l’arrivée de milliers de migrants italiens souvent jeunes et célibataires. Or, depuis la mythologie gréco-romaine jusqu’au début du XIXe siècle, l’ours mâle n’a jamais cessé d’être vu comme «un séducteur ou un ravisseur de jeunes filles et de jeunes femmes11». Le fait que les conflits les plus violents survinrent lors de fêtes et de kermesses, ou dans les cabarets, outre le fait qu’ils s’inscrivent dans le prolongement de violences traditionnelles, pourraient indiquer qu’ils étaient motivés par l’idée de chasser ou de prendre un avantage sur ces «ravisseurs» de femmes. Un fait divers survenu dans un cabaret de Rumelange en mai 1898 pourrait servir de modèle du genre. Le Luxembourgeois Schanck entra dans un cabaret en disant «Bonsoir l’ours» à l’Italien Francesco Bricca, 20 ans, face à la serveuse que tous deux courtisaient. Plus tard, Schanck alla chercher un gourdin avec un camarade en prévenant: «Ce soir nous allons en refroidir un». Mais ce fut lui qui fut abattu par Bricca, opérant en état de légitime défense reconnu par la justice12.

La mort d’un ours à Esch en 1905

La première décennie du XXe siècle fut marquée par de multiples tentatives d’organisation des ouvriers sur le plan syndical. Les syndicalistes et les politiciens qui circulaient de conférence en conférence tentèrent de transformer la violence en mots, redirigés non plus contre l’ouvrier, mais contre le patron toujours, l’Église et l’État souvent. Un des premiers d’une longue série de conférenciers italiens à sillonner le bassin minier fut le jeune député socialiste Oddino Morgari. En décembre 1902, il vint prêcher l’unité et la fin de la violence, tout en dénonçant la classe possédante. Durant son séjour, il fut confronté à une chasse aux Italiens à Mont-Saint-Martin (France). Ici, à l’issue de l’enterrement d’un ouvrier français tué quelques jours plus tôt par un Italien, une soixantaine de personnes, armées de barres de fer et de manches de pelles, assiégèrent les hôtels des Italiens en frappant violemment sur les tables et en criant: «Mort aux ours, à bas les Crispi», avant que les gendarmes ne parvinrent à les disperser13. Une nouvelle fois, les Italiens pourchassés se réfugièrent à la hâte, au Luxembourg, où la brigade de Rodange s’assura que tous ceux qui ne trouvaient pas de travail repartissent d’où ils venaient. Se plaignant du manque d’assistance des autorités italiennes, insensibles au message d’alerte reçue de la colonie italienne, Morgari porta l’affaire devant la Chambre des députés italienne le 7 février 190314. Son discours est d’autant plus intéressant qu’en parlant d’une «chasse aux ours» (caccia ai orsi), il donna l’explication de l’insulte devant l’assemblée: «Nos compatriotes sont ainsi appelés en France pour désigner la lourdeur née de leur manque d’instruction et de civilité», dit-il, accusant par ailleurs le gouvernement italien d’avoir failli dans leur instruction.

C’est d’ailleurs à cette époque que survint un événement qui allait transformer la perception de l’ours. S’inspirant de la parution d’un dessin en novembre 1902 (voire ci-dessous) immortalisant le refus du président américain Theodore («Teddy») Roosevelt d’abattre un ourson lors d’une partie de chasse à l’hiver 1902, commença la production d’ours en peluche appelée à la postérité. C’est ce que l’historien Michel Pastoureau appelle la «revanche de l’ours»15, par laquelle cet ancien roi des animaux, d’abord diabolisé par le christianisme médiéval puis tourné en dérision par les fabulistes modernes, réussit à reconquérir le cœur des hommes et à incarner désormais la tendresse.

Durant les grandes grèves du bassin de Longwy de l’année 1905, où ouvriers français et italiens luttèrent côte à côte plutôt qu’ensemble, les divisions ne disparurent pas pour autant. Ouvrier de 27 ans et habitant d’Hussigny, Davide Marioni avait peut-être lu les inscriptions «Morts aux ours» inscrites à la craie sur les parois de la mine de Thil en pleine grève16. Venu passer la nuit dans la rue de la Höhl à Esch-sur-Alzette pour accueillir sa femme et ses enfants le lendemain à la gare, il croisa la route de Nicolas Welbrich, qui lui lança dans la nuit, en ricanant: «Que cherches-tu ici ours?» Il n’eut pas le temps de répondre, abattu sur le champ. Le jeune meurtrier, natif de Differdange, venait de sortir de prison. Après s’être enivré avec deux de ses camarades ouvriers, il avait décidé de «zigouiller un ours, comme on nomme les Italiens pour les moquer». Arrivé devant la maison Dieder, dans la rue de la Höhl, il avait crié: «Donnez-nous de la polenta et un ours, nous le refroidirons», avant de tomber sur Davide Marioni17.

À l’inverse des faits de Differdange de 1897, ce crime qui suscita un grand émoi pourrait avoir disqualifié l’usage de l’insulte «ours» durant un certain temps. Peut-être la présentation du fait divers évoqué dans l’article du 2 février 190718, qui met en avant la méprise de deux ouvriers italiens croyant avoir entendu ce quolibet désormais «bien connu», avait le double avantage de pouvoir continuer à présenter l’ouvrier italien comme violent et sournois, tout en niant la persistance d’une insulte devenue moins fréquentable depuis le crime raciste de 1905. Ce pourrait être le premier exemple d’une mystification du sens de l’insulte, dont il resterait à faire l’histoire…

 

1 J. Quiqueret, « Histoire d’une insulte mal léchée » in : forum 369, pp. 38-41.

2 Obermoselzeitung, 7 mai 1897 (consultable sur www.eluxem- burgensia.lu).

3 Ceci pourrait d’ailleurs constituer une réponse inattendue à l’argument avancé par l’historienne Antoinette Reuter pour rejeter la parenté entre l’ours employé au Luxembourg et celui employé à Aigues-Mortes en août 1893, selon lequel «l’hypothèse que les Luxembourgeois du Bassin minier se seraient emparés d’une déno- mination, ne répondant pas à un usage courant en Lorraine, en la traduisant qui plus est, ne nous semble guère vraisemblable. » in : forum 336, 2014, pp. 51-54.

4 Archives départementales de Meurthe-et-Moselle (ADMM), 4 M 138. Dans son ouvrage de référence, Les Italiens au Luxembourg, Benito Gallo préfère parler de ces événements comme de « coalition contre les Italiens » sans évoquer l’insulte d’ours.

5 Les archives françaises nous apprennent que la famille de la vic- time est établie comme commerçante à Hussigny. Ainsi, le premier usager supposé de l’insulte «ours» sur le sol luxembourgeois avait ses habitudes de l’autre côté de la frontière où l’injure était alors répandue.

6 Mentionnés par l’Obermoselzeitung dont le journaliste écrit désespérément : «Tous les Italiens ne peuvent tout de même pas payer et être rendus responsables de l’acte d’un seul .

7  Archives nationales de Luxembourg AnLux J 76-64

8  AnLux J 76-64 Le directeur demande à ce que l’on protège ses ouvriers italiens «des indigènes, fuyant le travail et ne cherchant qu’à tout moment querelle aux ouvriers honnêtes et laborieux ».

9 AnLux, J70-13.
10 AnLux, J73-38.
11 M. Pastoureau, op cit, p. 285.
12 Luxemburger Wort, 11 juillet 1898, ADMM, 4 M 138.

13 Atti del Parlamento Italiano – Discussioni della Camera dei Deputati, XXI Legislatura – Sessione 1902 – 1903 (27/01/1903- 28/02/1903), Volume (VI), pp. 5286-5287.

14 M. Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, 2007, pp. 325-332.

15 S. Bonnet, La ligne rouge des hauts fourneaux, Paris, 1981, p. 182.

16 Bürger- und Beamtenzeitung, 17 septembre 1905.

17 Le texte ouvrit la première partie de cet article paru dans forum 369.

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