«Chaque grande vague d’immigration a donné son contingent de joueurs d’exception et la carte de leur répartition géographique reproduit fidèlement
celle de l’implantation des communautés immigrées sur le territoire français1»
L’émergence de l’histoire de l’immigration et de la mobilité des populations en tant que champ de recherche historique en Europe a longtemps présenté un retard considérable par rapport aux États-Unis2. Tandis que la question de l’immigration suscite l’intérêt des démographes dès la fin du 19e siècle, la communauté scientifique des sciences sociales ne commence à s’y intéresser qu’à partir du début des années 1970 avec la naissance de la sociologie de l’immigration en France3. Un retard intimement lié à la fabrication du discours public et politique français autour de l’immigration. Tandis que les États-Unis se sont toujours perçus comme un pays d’immigration, la France a longtemps renié ou plutôt oublié son rapport historique avec l’histoire de l’immigration4.
Après une montée préoccupante de la xénophobie en France et afin de dépolitiser l’étude migratoire, de nombreux travaux historiques ont vu le jour à partir des années 80, comme La mosaïque France d’Yves Lequin ou encore Le creuset français de Gérard Noiriel, qui ont incontestablement conduit à un tournant historiographique. Depuis, l’histoire de l’immigration a trouvé sa place au sein de la recherche historique et a donné naissance à une dynamisation des champs d’études, comme par exemple l’analyse scientifique des rapports entre l’immigration et le football. Un champ d’étude qui semble avoir pris de l’ampleur depuis la victoire des Bleus lors de la coupe du monde de football de 1998 et l’émergence des footballeurs vedettes issus de l’immigration5.
Le football au Luxembourg : un modèle d’intégration pour les populations issues de l’immigration?
C’est précisément une étude sur les rapports entre le sport et l’immigration qui a remporté le prix du meilleur mémoire de master 2016 décerné par la Fondation Robert Krieps. Bien que la citation plus haut se rapporte au territoire français, le contenu est applicable à quasiment tous les pays d’immigration européens. Un simple regard sur la liste des noms des joueurs de l’équipe nationale de football luxembourgeoise le confirme. C’est ainsi que l’ouvrage du jeune historien Jean Ketter se propose de retracer le processus d’intégration des immigrés au sein de la société luxembourgeoise par l’étude du milieu sportif luxembourgeois.
Partant de l’idée que le milieu sportif luxembourgeois peut servir comme miroir de la société, l’auteur cherche à comprendre l’influence de la pratique du football de rue, mais surtout de club sur «l’intégration sociale, culturelle et identificative» des immigrés. Un rôle intégrateur qui dans la mémoire de l’immigration au Luxembourg est surtout attribué à la communauté italienne, symbole d’une intégration parfaite. Entre mythes et réalités, l’auteur s’est ainsi penché sur l’analyse des trois grandes vagues d’immigration qui ont marqué le Luxembourg depuis la fin du 19e siècle.
Il calcio – Une immigration italienne « réussie»?
Le premier chapitre intitulé « Le football dans l’industrie sidérurgique et l’immigration italienne » offre au lecteur un aperçu sur le processus d’intégration sociale de la communauté italienne entre le début de 20e siècle jusqu’à la fin des années 1970. Se concentrant dans son étude sur l’analyse des premiers clubs de football fondés dans le bassin minier luxembourgeois, où la concentration du contingent de travailleurs italiens était la plus élevée, Jean Ketter cherche à savoir si la composition des joueurs reflète effectivement l’idée encore très répandue de nos jours selon laquelle l’intégration des Italiens aurait été facile et moins laborieuse que celle des Portugais.
Malgré la création de nombreuses équipes de football dans les différents quartiers des principales villes sidérurgiques à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, l’étude de Jean Ketter montre néanmoins que la présence de joueurs issus de l’immigration italienne dans les premiers clubs de football du bassin minier était plutôt rare. Une affirmation qui se heurte aux mythes fondateurs autour des premiers clubs du bassin minier – comme la Jeunesse Esch ou l’Alliance Dudelange – qui, dans l’esprit de beaucoup de Luxembourgeois, auraient été fondés par des ouvriers italiens de la Schmelz. Selon l’auteur, le manque d’affluence des joueurs italiens était premièrement dû au caractère élitiste du football à la fin du 19e et au début du 20e siècle, égarant ainsi les joueurs de la classe ouvrière. À la classe sociale s’ajoutait deuxièmement le manque de convivialité entre les Italiens et les Luxembourgeois, ce qui résultait en partie du manque de stabilité des ouvriers italiens. Ne possédant dans la majorité pas de contrat de travail permanent et n’ayant pas le droit au regroupement familial, la politique de recrutement basée sur le principe de la rotation rendait l’installation définitive des ouvriers italiens sur le territoire luxembourgeois et la participation à la vie sociale dans les villages très difficile. Ce n’est que dans les années 1960 et 1970 que le football luxembourgeois reflète avec un certain décalage générationnel la présence d’une communauté italienne au sein de la société.
En étudiant la présence des joueurs italiens ou d’origine italienne et surtout l’évolution de celle-ci au fil de plusieurs décennies dans les différents clubs de football luxembourgeois, l’auteur a ainsi entamé une déconstruction du « mythe de l’intégration réussie des Italiens » en montrant que l’intégration de la communauté italienne a été le résultat d’un long processus d’enracinement dans la société luxembourgeoise. Un mythe qui dans le débat public oppose souvent l’intégration soi-disant facile des Italiens à une intégration plus difficile ou même inexistante de la communauté portugaise.
O futebol : Une intégration portugaise« difficile»?
Il est du moins surprenant que l’auteur commence son chapitre sur l’immigration portugaise en faisant – probablement involontairement – référence à un mythe populaire, celui des trois f – Fátima, futebol e fado. Erronément6 identifié comme étant les piliers de la propagande du régime salazariste (1933-1974), ce mythique trio continue de nos jours à diffuser l’image d’une communauté de catholiques fervents, dont les seules distractions seraient le foot et le folklore. Contrairement à l’immigration italienne, le terrain de football devient ainsi pour l’immigration portugaise non pas un symbole d’intégration, mais d’exclusion. Une exclusion thématisée en 2003 dans Les mesures du rectangle de Donato Rotunno. En remettant en cause le pouvoir d’intégration du football pour les immigrés portugais, Rotunno se base sur une guerre qui durant beaucoup d’années a été entretenue par quelques clubs de football portugais et la fédération luxembourgeoise de football. C’est exactement sur le début de cette guerre que Jean Ketter revient dans les deux chapitres qu’il dédit à l’étude sur l’immigration portugaise.
Initiant le troisième cycle d’immigration au Luxembourg7 dans les années 1960, l’arrivée légale et clandestine des travailleurs portugais s’est vite fait remarquer sur les terrains de foot. Contrairement au mythe fondateur des clubs italiens, les premiers clubs de foot fondés par des immigrants portugais font belle et bien leur apparition dès la fin des années 1960, coïncidant ainsi avec le pic migratoire portugais. En retraçant le développement de ces clubs portugais, Jean Ketter montre comment – avec l’aide des autorités portugaises – une certaine institutionnalisation du milieu sportif portugais s’est lentement mise en place sur le territoire luxembourgeois tout en coexistant plus mal que bien à côté de l’instance officielle régulatrice luxembourgeoise – la FLF. En effet, l’existence d’une deuxième « fédération » a longtemps renforcé l’image d’une communauté renfermée sur elle-même qui, contrairement à ses prédécesseurs italiens, ne semblait pas vouloir participer à la vie sociale des Luxembourgeois. Un isolement qui se montrait par exemple dans l’existence de clubs portugais exclusivement réservés aux joueurs de nationalité portugaise. Une exclusivité communautaire aussi présente chez les Italiens – notamment avec la création du club de football italien Udinesina en 1975 – et que Jean Ketter a également retrouvée dans un club de la communauté capverdienne, nommé d’après Amílcar Cabral, l’une des figures clés du combat pour l’indépendance du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau.
Parallèlement à l’isolement prôné par certains clubs, Jean Ketter évoque cependant qu’une grande majorité des clubs portugais expriment leur volonté de participer au championnat luxembourgeois dès les années 1970. Néanmoins, les négociations n’ont été reprises que vingt ans plus tard, à une époque où la scolarisation de la deuxième génération commençait déjà à favoriser l’intégration des joueurs issus de l’immigration portugaise dans l’espace sportif luxembourgeois.
C’est ainsi que Jean Ketter termine ses deux chapitres sur l’immigration portugaise en questionnant le soi-disant pouvoir d’intégration du football. Sa réponse reste toutefois assez mitigée. Tandis que l’étude des premiers clubs mène Jean Ketter a conclure qu’à un « certain moment, l’établissement du championnat portugais […] ne favorise plus l’intégration sociale, mais l’exclusion des immigrés portugais », il attribue une certaine responsabilité à la FLF et aux clubs luxembourgeois qui semblaient non seulement craindre une concurrence additionnelle et un manque de disponibilité des infrastructures, mais desquels émanaient également « une volonté de cloisonnement vis-à-vis des clubs portugais. »
Nogomet : Un moyen d’intégration pour l’immigration issue de l’ex-Yougoslavie ?
Tandis que dans l’opinion publique l’intégration des Portugais a longtemps été un sujet de préoccupation, l’intégration de la communauté d’immigrés issus de l’ex-Yougoslavie semble s’être faite en silence. Certes cette communauté est plus petite en nombre, mais les accords de main-d’œuvre avec l’ex-Yougoslavie et le Portugal datent cependant de la même année. Ce sont toutefois les Portugais qui ont le plus profité du tournant dans la politique d’immigration luxembourgeoise des années 1970 8. Contrairement à l’accord avec l’ex-Yougoslavie, l’accord de main-d’œuvre avec le Portugal prévoyait un regroupement familial, signalisant ainsi un choix conscient de la part du gouvernement luxembourgeois pour une immigration majoritairement catholique.
Connue pour sa grande communauté en provenance d’ex-Yougoslavie, l’équipe du FC Wiltz 71 reflète aujourd’hui l’implantation de la première et deuxième vague d’immigration issue des pays des Balkans sur le territoire du nord du Luxembourg. L’étude menée par Jean Ketter démontre néanmoins que, tout comme dans le cas des Italiens, la présence de joueurs issus de l’ex-Yougoslavie ne se fait remarquer au sein de la première équipe de Wiltz que dix-sept ans après le début de la première vague d’immigration. Arrivant au Luxembourg dans le cadre de l’accord de main-d’œuvre signé entre les deux pays et ne maîtrisant pas les langues du pays, la première génération semble s’être heurtée aux mêmes problèmes linguistiques que la première génération d’Italiens et de Portugais. Un facteur d’exclusion présent pour la première génération, mais qui se révèle intégratif pour les enfants issus de cette même génération, étant eux les premiers à intégrer le club de football wiltzois. Nés en Bosnie et rejoignant leur père à un très jeune âge, ces enfants sont scolarisés au Luxembourg. Selon Jean Ketter, c’est surtout l’apprentissage du luxembourgeois à l’école qui a facilité l’accès au sport de club. Tout comme pour les enfants d’autres communautés d’immigrants, l’intégration sociale semble passer en premier lieu par l’apprentissage de la langue et le contact avec la société d’accueil qui ont lieu au sein des institutions scolaires luxembourgeoises. Le terrain de foot était pour eux plus un lieu où ils pouvaient en dehors de l’école pratiquer leur luxembourgeois et renforcer le contact avec les enfants de la société d’accueil. Tandis que pour les adultes recrutés par le club et ne maîtrisant aucune des langues officielles du pays, la pratique sportive s’avère être en premier lieu un instrument d’intégration sociale et culturelle à la fois.
À la dimension sociale et culturelle s’ajoute la dimension structurelle qui, elle, se retrouve dans les entrevues avec les joueurs de longue date. En effet, la pratique sportive de longue durée au sein du club s’avère être une clé de l’intégration structurelle, étant donné que beaucoup de joueurs se voient proposer des offres de travail beaucoup plus attractives que leurs compatriotes non intégrés dans un club sportif. Une pratique courante dans le milieu sportif luxembourgeois que Jean Ketter décèle également chez les joueurs issus de l’immigration portugaise.
L’influence du football sur l’intégration et l’identification des immigrés
Le rôle du club de football en tant que vecteur d’inclusion sociale, culturelle et structurelle semble néanmoins perdre de l’importance pour les joueurs nés au Grand-Duché. Jean Ketter en déduit que l’intégration sociale et culturelle de ces joueurs a lieu bien avant qu’ils n’intègrent un club de football. C’est pourquoi l’auteur se penche sur la question de l’identification en s’intéressant au sentiment d’appartenance de ces joueurs avec le Grand-Duché. N’ayant identifié aucun sentiment de déchirement chez les joueurs nés au Luxembourg, mais bien un sentiment de double appartenance, l’auteur conclut que l’acquisition de la nationalité luxembourgeoise «n’est pas un élément qui influence à lui tout seul l’identification d’un joueur avec le pays d’accueil ou le pays de naissance».
Une constatation que l’auteur finit par confirmer dans son dernier chapitre. En se basant sur le témoignage de divers joueurs issus de l’équipe nationale de football, Jean Ketter essaye de comprendre dans quelle mesure le fait de jouer pour l’équipe nationale a pu influencer l’identification des joueurs issus des différentes vagues d’immigration avec le Grand-Duché de Luxembourg. Si le fait de pouvoir représenter officiellement les couleurs du Luxembourg fait l’objet d’un sentiment de fierté chez les joueurs interviewés, la simple appartenance à l’équipe nationale n’influence guère «l’intégration identificative » des joueurs. Ceci s’explique par le fait que le tissage des liens identificateurs avec le Luxembourg ait généralement lieu bien avant leur intégration au sein de l’équipe nationale. Les différents témoignages révèlent par ailleurs que le rapport avec le pays d’origine des parents reste un élément important de la construction identitaire, même lorsque les joueurs sont obligés de renoncer à leur nationalité étrangère en faveur de la nationalité luxembourgeoise.
Même si le témoignage des joueurs ne confère guère un pouvoir «d’intégration identificative» au football luxembourgeois, l’étude menée par Jean Ketter offre au lecteur un aperçu concis des différentes facettes du potentiel intégratif du sport d’équipe. En reflétant l’état de la recherche actuelle, cet ouvrage a surtout le grand mérite d’aborder un nouveau champ de recherche dans l’historiographie luxembourgeoise. Il reste manifestement beaucoup de pain sur la planche…
1. Stéphane BEAUD, Gérard NOIRIEL, « L’Immigration dans le football » dans : Vingtième Siècle, revue historique, 26, 1990, p. 83.
2. Cf. Gérard NOIRIEL, Le creuset français, Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2006 [1e éd. 1988], p. 27. Ainsi que : Nancy L. GREEN, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, 138 p.
3. Cf. Andrea REA, Maryse TRIPIER, Sociologie de l’immigration, Paris, La Découverte « Repères », 2008, p.18-20.
4. Un déni de mémoire également thématisé en 1991 par la sociologue Dominique Schnapper : « La France est un pays d’immigration qui s’ignore ». Cf. Dominique SCHNAPPER, La France de l’intégration. Sociologie de la Nation en 1990, Gallimard, Paris, 1991, p.13.
5. Cf. Jean KETTER, L’immigration dans le football luxembourgeois. Influence du football de rue et du football en club sur l’inclusion des immigrés, Luxembourg, Éditions d’Lëtzebuerger Land, 2017, p. 11-12.
6. Voir l’interview avec l’historienne portugaise Irene Pimentel. « Século XXI : Portugal continua a ser país de Fátima, futebol et fado », in : Contacto 23.04.2017. URL: https://www.wort.lu/pt/portugal/seculo-xxi-portugal-continua-a-ser-pa-s-de-f-tima-futebol-e-fado-58fc5db3a5e74263e13add81
7. Cf. Albano CORDEIRO, « L’immigration au Luxembourg dans le dernier quart du siècle dernier » dans Fabrice MONTEBELLO (dir.), Un siècle d’immigration au Luxembourg, Actes du colloque organisé par le CLAE, Passerelles, 22, 2001, p. 96.
8. Cf. Michel PAULY, Geschichte Luxemburgs, C.H. Beck, Munique, 2011, p. 119.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
