Influenceurs

Un recul scientifique nécessaire

Les « influenceurs » ou créateurs de contenus sont à la croisée des médias, de la communication et du marketing. Faisant désormais partie de la routine quotidienne des réseaux socionumériques au Luxembourg, un recul scientifique semble nécessaire pour comprendre l’ampleur du phénomène. 

Les influenceurs sont des concurrents avec lesquels les professionnels du marketing, de la publicité, de la communication et de l’information1 doivent désormais compter. L’information est de nos jours également diffusée par les influenceurs et non plus seulement par les journalistes2. Ce phénomène de nouvelles figures productrices de contenus a d’abord émergé avec les youtubeurs au début des années 2000. Certains influenceurs du quotidien des réseaux socionumériques semblent aussi liés aux stars de la téléréalité. Un certain nombre de stars de la téléréalité se sont d’ailleurs reconverties en influenceurs des réseaux socionumériques, en profitant de leur popularité acquise sans aucune compétence particulière, par le simple fait d’être un individu avec une vie quotidienne, de « parler vrai » et d’être accessible. Une tendance que l’on retrouve dans la téléréalité, la « peopolisation3 » des politiques (représentés comme des individus ordinaires et non plus placés sur un piédestal), un phénomène d’accessibilité de l’individu célèbre que l’on pourrait qualifier de « normalisation homophile ». Ces créateurs de contenus partagent ainsi leur quotidien et leurs centres d’intérêt avec une communauté. Leurs abonnés les suivent par homophilie – l’affinité par ressemblance –, car ils se retrouvent en eux, ces derniers partageant un même centre d’intérêt. C’est le cas de cette influenceuse dans l’illustration, Pauline Torres, dont la création de contenu a été observée avec celle d’autres créateurs de contenus entre 2017 et 2021 lors de mon étude publiée dans l’ouvrage scientifique L’influence des leaders d’opinion. Cette jeune femme a travaillé dans le secteur financier au Luxembourg avant de devenir influenceuse de mode sur Instagram. 

Des pratiques de créateurs de contenus à différencier 

Si cette homophilie est au cœur des pratiques de l’influence et de la formation des communautés, tous les influenceurs n’exercent cependant pas cette activité de la même manière4. L’influence à l’œuvre sur les réseaux socionumériques regroupe en réalité une activité partagée entre création de contenu et placement de produit. Deux pratiques de créations de contenus par les influenceurs sont à distinguer : d’une part, les influenceurs qui à partir de leurs placements de produits vont créer du contenu, et, d’autre part, les influenceurs qui créent du contenu par rapport à un ou plusieurs domaine(s) précis et peuvent ensuite faire du placement de produit. C’est la raison pour laquelle l’influence socionumérique concerne tous les domaines et non pas uniquement le domaine commercial. Afin de saisir de manière exhaustive l’influence socionumérique, il est nécessaire de bien connaître l’écosystème informationnel socionumérique. Cet écosystème est complexe en termes d’usages et de réception de l’influence. L’horizontalité dans la diffusion des contenus de la part d’influenceurs est primordiale pour la compréhension de l’influence. La diffusion verticale (des contenus aux consommateurs) a été remplacée par une diffusion horizontale en deux temps (des contenus aux usagers-récepteurs, puis des usagers-récepteurs à leurs groupes d’appartenance)5. Avec les réseaux socionumériques, les usagers ne sont plus uniquement des consommateurs, ils sont devenus des acteurs qui, par leurs interactions, participent directement aux données, créent de la visibilité pour les contenus des influenceurs et vont, à leur tour, influencer d’autres usagers-récepteurs. C’est d’ailleurs ce qui crée, contrairement aux a priori, le plus de viralité. L’influence est ce flux incessant entre les personnes. 

Les gens qui influencent les gens : un phénomène scientifiquement étudié

Certes, ce phénomène a pris toute son ampleur avec les réseaux socionumériques, mais il n’est pourtant pas nouveau. A l’instar des réseaux sociaux, ce qui est nouveau dans le phénomène de l’influence est sa transposition au domaine du numérique. A l’origine, le terme est utilisé par le professeur Gabriel Weimann dans son ouvrage The Influentials. Ce chercheur rebaptise les leaders d’opinion en « influentials6 », c’est-à-dire des gens qui influencent des gens, notamment pour donner des conseils et propager des tendances. Il s’inscrit dans les travaux des chercheurs de l’université de Columbia, qui se sont intéressés aux gens qui influencent les gens dans leur comportement et leur prise de décision. Dès 1944, ces chercheurs ont étudié les réseaux sociaux « classiques » non numériques, c’est-à-dire l’entourage social d’un individu, afin de comprendre dans quelle mesure celui-ci influence les choix des individus. Le fonctionnement des réseaux sociaux classiques, avant d’être numériques, avait été déjà compris par l’Ecole de Columbia qui avait réparti les individus en deux catégories : les leaders et les suiveurs. Ce paradigme a d’abord été fondé sur une enquête d’un seul type de leaders d’opinion, à savoir ceux qui ont de l’influence lors d’une campagne électorale. Il est le résultat d’une « entreprise cumulative » de onze années d’étude de l’influence personnelle à propos de tous les sujets de la vie quotidienne (dont le comportement d’achat lié aux courses et à la mode). Trois ouvrages ont permis l’élaboration de ce paradigme : The People’s Choice (1944), Voting (1954) et Personal Influence (1955). Un modèle théorique dont la pertinence et l’efficience ont été vérifiées et actualisées en le transposant aux réseaux socionumériques au sein de mes travaux7

Une régulation issue des catégorisations professionnelles sans recul scientifique

Ces connaissances scientifiques, corroborées pendant plusieurs années de recherches, ne sont actuellement pas prises en considération dans les réflexions portant sur la régulation de l’influence. Les législateurs se focalisent sur les acteurs du marché de l’influence commerciale, alors que ces connaissances scientifiques permettraient de prendre du recul par rapport aux pratiques professionnelles. Le cas de la loi française dédiée aux influenceurs est particulièrement révélateur, car elle se réduit à l’influence commerciale et aux catégorisations professionnelles établies dans un but lucratif. Suite à la dénonciation des pratiques des « influvoleurs », en particulier des influenceurs de l’agence Shauna Events de Magali Berdah, la France a été le premier pays à réagir par la loi n° 2023-451 du 9 juin 2023 visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Mais dès l’article premier de la loi, le fonctionnement de l’influence socionumérique est calqué sur des logiques antérieures de consommation du modèle vertical, ne prenant pas en compte le deuxième temps de l’influence, qui est en réalité le plus puissant d’après nos résultats scientifiques. A fortiori, les seules données chiffrées prises en compte dans la législation des 150 000 influenceurs sont issues de l’agence en influence marketing Reech8et non de recherches scientifiques objectives. 

L’influence est ce flux incessant entre les personnes.

Au Luxembourg, les usagers sont eux aussi cantonnés au rôle de consommateurs dans la régulation de l’influence. Le 6 février 2024, le Centre européen des consommateurs GIE Luxembourg a lancé un appel aux influenceurs pour les aider à protéger les jeunes consommateurs, en renvoyant à la réglementation européenne (notamment avec l’outil de la Commission européenne : Influencer Legal Hub9) pour ce qui est de la vente de produits et des dix bonnes pratiques pour les influenceurs. De plus, bien que l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (ALIA) ait d’ores et déjà saisi l’importance du nouvel écosystème informationnel en intégrant les influenceurs dans sa réflexion à propos des médias de demain au sein de son livre blanc inhérent au colloque intitulé « Face aux défis de la digitalisation, quelle réforme de la loi sur les médias électroniques ?10 », qui a eu lieu les 25 et 26 avril 2023, la compréhension de l’influence des créateurs de contenus semble se limiter à leurs contributions publicitaires. Dans son rapport de 202211, le choix de l’ALIA d’employer le terme de vlogueur plutôt que celui d’influenceur ou créateur de contenus interroge. Le vlog étant un format ponctuel dédié à des vidéos de leurs vies quotidiennes utilisé par certains créateurs de contenus pour distinguer leurs différents contenus, l’utilisation de ce terme est réducteur au regard de la littérature scientifique. Les pratiques des créateurs de contenus dits « influenceurs » sont diverses et variées, elles ne peuvent se limiter à la pratique du vlog. Les créateurs de contenus créent toutes formes de contenus audiovisuels sur les réseaux socionumériques (textes, photos, podcast audio sans vidéo, interviews, etc.) et non pas uniquement des vidéos à partir de leurs vies quotidiennes. 

© Carlo Schmitz

D’autant plus qu’une acception commune du terme vlog dans le monde professionnel des influenceurs distingue les vidéos sur un thème précis des vlogs considérés comme des vidéos spécialement consacrées à leur vie quotidienne. Or, employer le terme de vlogueur pour désigner l’ensemble des créateurs de contenus susceptibles d’être des vecteurs d’influence exclut tous les autres créateurs de contenus qui ne créent pas de contenus au format vlog. Pourtant, comme le souligne à juste titre l’ALIA dans son rapport, « les vlogueurs ont un impact considérable sur les utilisateurs en façonnant leurs opinions et leurs comportements ». Par conséquent, en réduisant les effets des vlogueurs à l’identification ou non des publicités et à l’information ou non des spectateurs, l’ALIA néglige le fonctionnement de l’influence : à savoir la co-construction avec les usagers et la viralité des contenus du créateur qui dépend de l’usager. Car le créateur de contenu n’est justement pas un fournisseur de services de médias audiovisuels (SMA) à la demande comme les autres. Il peut jouer aussi bien le rôle de média individualisé (en se trouvant au premier étage de la diffusion) que le rôle de leader d’opinion lorsqu’il y a une interaction avec le ou les usager(s) de sa communauté. Ainsi, l’ALIA, qui a pour mission de faire respecter à l’échelle luxembourgeoise les communications commerciales, le parrainage et le placement de produits, ne semble pas saisir, malgré ses réflexions sur l’influence, l’ampleur de l’influence des créateurs de contenus et leur dépendance aux usagers. Et pour cause, le socionumérique issu du web participatif 2.012 est différent du numérique (web simple 1.0), car il intègre un individu actif, à la fois usager et récepteur, qui participe directement à la production de données par ses interactions. Calquer des logiques antérieures des médias traditionnels sur les nouveaux médias individualisés que sont les créateurs de contenus a pour conséquence de négliger les nouveaux acteurs que sont les usagers. Ces derniers ne sont plus uniquement spectateurs ni consommateurs. Leur activité par le biais d’interactions participe directement à la diffusion de l’influence. Cette circulation de l’influence est ensuite amplifiée par le fonctionnement des algorithmes prédictifs de recommandation fondés sur l’homophilie des réseaux13 enfermant les usagers dans des bulles de filtre14. La mise à jour de la loi de 1991 sur les médias électroniques devrait ainsi prendre en considération le fonctionnement de l’influence, en légiférant sur les versants d’une responsabilité partagée : les créateurs de contenus, mais aussi ceux qui participent à la diffusion de ces contenus, à savoir les usagers.

Ainsi, réguler l’influence à partir des seules catégorisations professionnelles créées dans un but lucratif ne permet pas une compréhension objective et exhaustive du fonctionnement de l’influence. L’influence socionumérique est à considérer dans sa globalité et ne doit pas se limiter à l’influence commerciale du marketing d’influence. Aterme, d’autres contenus d’influenceurs deviendront hautement problématiques pour les publics, notamment pour les plus jeunes. A titre d’exemple, on voit apparaître chaque jour de nouveaux contenus d’influenceurs diffusant de la mésinformation, de la désinformation, de l’incivilité, de l’incitation à la pornographie et aux comportements sexuels dangereux, ou encore de l’idéologie déguisée, tout cela pouvant aboutir pour certains à des dérives ayant de graves effets sur les différents publics. La manipulation issue de l’influence est dès lors très loin de n’être que commerciale.

Ainsi, réguler l’influence à partir des seules catégorisations professionnelles créées dans un but lucratif ne permet pas une compréhension objective et exhaustive du fonctionnement de l’influence.

En définitive, un recul scientifique est nécessaire si l’on veut comprendre l’ampleur des phénomènes contemporains que sont les réseaux socionumériques et les influenceurs15. Il est ainsi nécessaire de prendre du recul à l’égard des données produites par les professionnels du marketing d’influence, qui ont mis en place des catégorisations professionnelles pour légitimer leur pratique dans un but lucratif. Ils n’ont pas vocation à éclairer le phénomène d’un point de vue objectif et scientifique. C’est pourquoi leurs catégorisations négligent l’aspect le plus important de la circulation de l’influence : les usagers qui diffusent cette influence et qui constituent selon nos résultats scientifiques la plus grande influence. Il ne faut pas oublier que les influenceurs sont dépendants de leurs groupes d’appartenance et doivent faire face non seulement à une précarité algorithmique16, mais surtout à une instabilité de leurs usagers-récepteurs. Les créateurs de contenus, aussi influents soient-ils, peuvent perdre des abonnés du jour au lendemain, notamment avec le phénomène de la cancel culture. Les usagers peuvent « dépopulariser » un individu très populaire sur les réseaux socionumériques. La durabilité du modèle tient à la faculté de ces influenceurs à se renouveler et à correspondre aux attentes de leurs publics. La pratique de l’influence socionumérique doit être régulée en se préoccupant des effets sur les publics, tout en ayant conscience que ces derniers vont s’approprier à leur tour cette influence et la diffuser pour influencer d’autres usagers. Il est important de prendre en compte le fait que les influenceurs sont tour à tour des médias individualisés et des leaders d’opinion dépendants de leurs communautés. Prendre la juste mesure de ce fonctionnement implique une éthique et une déontologie de l’influence socionumérique à développer, qui va bien au-delà de l’influence commerciale et publicitaire. Les placements de produits, à l’instar des publicités dans les médias, ne font qu’accompagner la création de contenus. Les usagers ne suivent pas un influenceur en premier lieu pour ses placements de produits, mais pour la création de contenu à propos d’un intérêt partagé. Car l’influenceur peut certes mobiliser sa notoriété à la manière d’une marque personnifiée, mais c’est sur sa communauté homophile que repose sa notoriété et non l’inverse. Les usagers sont encore trop souvent réduits au rôle de consommateurs, alors que ce sont eux les véritables vecteurs de l’influence socionumérique. Ils sont le chaînon manquant de la réflexion à propos de la régulation de l’influence socionumérique. Cette compréhension des publics de l’influence est actuellement ce qui permettrait à chaque influenceur d’être responsable et de conscientiser davantage l’influence.  


Stéphanie Lukasik, docteure en sciences de l’in­formation et de la communication, est chercheuse à l’Université du Luxembourg, coordinatrice du projet Medialux ainsi qu’experte élue des créateurs de contenus et des usagers au Conseil de l’Europe.


1 https://www.ladn.eu/media-mutants/internautes-journalistes-informer/ (toutes les pages Internet auxquelles il est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 15 février 2024)

2 A l’échelle mondiale, selon le Digital News Report 2023, notons que le Luxembourg n’étant pas étudié, il y a un manque de données à ce sujet.

3 Jamil DAKHLIA et Marie LHERAULT, « Peopolisation et politique », dans Le temps
des médias,
vol. 1, n° 10, 2008, p. 8-12.

4 http://tinyurl.com/4pj5v3jv 

5 Les résultats scientifiques ont été publiés au sein de l’ouvrage L’influence des leaders d’opinion : http://tinyurl.com/46x92f53 

6 Gabriel WEIMANN, The Influentials. People Who Influence People, State University of New York Press, 1994.

7 Stéphanie LUKASIK, L’influence des leaders d’opinion. Un modèle pour l’étude des usages et de la réception des réseaux socionumériques, préface de Rémy Rieffel, collection « communication et civilisation », Paris, L’Harmattan, 2021. 

8 https://www.reech.com/fr/marketing-influence-etude-reech 

9 http://tinyurl.com/3h76jap4 

10 ALIA, La régulation des médias de demain. White Paper. Les retombées du colloque « Face aux défis de la digitalisation, quelle réforme de la loi sur les médias électroniques ? » des 25 et 26 avril 2023 : http://tinyurl.com/uhvjbwm2.

11 ALIA, Rapport annuel 2022 : http://tinyurl.com/2zm8v98u.

12 Tim O’REILLY, What is Web 2.0, O’Reilly Network, 30 septembre 2005.

13 Stéphanie LUKASIK et David GALLI, « Homophilie et cybernétique dans les médias contemporains », dans Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 23/1, n° 1, 2022, p. 113-127.

14 Eli PARISER, The Filter Bubble: What the Internet is Hiding from You, The Penguin Press, 2011.

15 David CRÊTE, Éloge du recul. Essai sur le recul appliqué et la pensée critique, Montréal, Editions Carte blanche, 2023.

16 Brooke Erin DUFFY, « Algorithmic precarity in cultural work. Communication and the Public », dans Sage Journals, vol. 5, n° 3-4, 2020,
p. 103-107. 

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code