Justice spatiale
Poser la question du « Grand Luxembourg » en terme éthique
Poser la question du « Grand Luxembourg », c’est questionner l’équilibre des relations politique, sociales et économiques dans l’espace transfrontalier autour du Luxembour; c’est réfléchir à ce que cela signifie et ce que cela implique. Déjà vu? Pas tout à fait. La question est maintenant posée sur le terrain des valeurs, de la morale même. Se pose la question de savoir si, dans son fonctionnement, cet espace frontalier ne produit pas des inégalités, s’il n’est pas injuste. Sinon, alors comment comprendre le débat des derniers mois où il est question de «développement plus harmonieux entre le Luxembourg et les régions avoisinantes», de «(réduire) les écarts entre régions et réparti(r) mieux la pression liée à la croissance», de «juste équilibre» ? Cette discussion n’est pas neuve; elle se pose dans des termes différents. Ce qui est nouveau aussi, c’est que même à demi-mots, le sujet est identifié comme problématique de part et d’autre de la frontière.
Alors, pourquoi maintenant ?
En Grande Région, les problèmes ont tendance à s’imposer sur l’agenda politique transfrontalier dès lors qu’ils sont pressants sur la scène nationale ou régionale. C’est une conséquence immédiate du mode de fonctionnement de la Grande Région, essentiellement inter-régional. Au Luxembourg, ce sujet s’invite sur l’agenda politique par une porte dérobée. Le débat sur la croissance qui a animé la campagne électorale – comment la contenir, faut-il la limiter, comment en répartir les fruits – reflète la prise de conscience de la finitude des terrains disponibles, des besoins criants d’infrastructure de transport et de l’envol des prix de l’immobilier. Or, la réponse à ces questionnements passe par le déploiement d’un réseau transfrontalier d’infrastructures de transports efficace et une politique volontariste d’aménagement du territoire transfrontalier.
Les enjeux du développement économique luxembourgeois ne peuvent se penser indépendamment des enjeux des régions voisines. Ce sont entre autres les projets d’infrastructures que le gouvernement sortant s’est dit prêt à cofinancer. Côté lorrain, ce débat s’est imposé à mesure que le nombre de frontaliers a crû. Leur nombre signifie pour les communes concernées des infrastructures de transport saturées et de l’emploi bien rémunéré, c’est connu. Cela signifie aussi de repenser la cohésion sociale entre les résidents allant travailler au Luxembourg originaires de la région, ceux qui y sont nouvellement installés pour se rapprocher de la frontière et dont la première langue n’est pas toujours le français et les résidents travaillant en Lorraine. Cette situation requiert également de repenser les services publics (e.g. petite enfance, santé, protection sociale) pour les adapter aux besoins d’une population aux horaires extensibles, mais aussi de reconsidérer la stratégie d’aménagement et les services municipaux (e.g. ingénierie territoriale). Ces enjeux sont d’autant plus difficiles à gérer financièrement que les frontaliers sont imposés sur leur revenu salarié au Luxembourg et non dans la commune ou l’état de résidence (voir Gamelon page 24). Cette question s’est progressivement déplacée du terrain de la mobilité et de l’aménagement vers celui de la fiscalité à mesure que les acteurs ont pris conscience de l’existence d’un mécanisme de rétrocession fiscale entre le Luxembourg et les communes belges les plus concernées par le travail frontalier («Fonds Reynders») et à mesure que des accords bilatéraux similaires étaient connus entre d’autres pays européens (France-Allemagne, Suisse-France). La fondation FEDRE publiera prochainement une étude sur ce sujet. L’impression d’iniquité et même d’injustice que certains acteurs lorrains peuvent avoir s’applique donc tout autant vers le gouvernement luxembourgeois que vers le gouvernement français.
Alors, «vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà» : la situation est appréhendée à l’aune de contexte nationaux/régionaux. Il n’empêche que la prise de conscience des enjeux et de leur réalité est réelle. Avancer vers des solutions partagées semble aujourd’hui délicat si l’on considère les propos divergents et très entiers tenus à ce sujet. Trouver des mots permettant d’appréhender la complexité de la situation est d’autant plus important.
Des interdépendances transfrontalières à la justice spatiale
Il est maintenant établi et assez bien documenté dans la littérature spécialisée que la Grande Région se structure en son cœur autour d’un espace métropolitain polycentrique et transfrontalier dont la locomotive économique est le Luxembourg. Ce dernier est pourvoyeur d’emplois pour les régions frontalières et au-delà. Nous vivons bel et bien dans un espace intégré, interdépendant. Prendre la mesure de cette réalité et l’appréhender nécessite de réfléchir à l’ensemble des paramètres qui contribuent à la structuration des systèmes spatiaux. Quelles interdépendances entre territoires de production économique, lieux de résidence, de loisirs? Comment les centralités se recomposent-elles, comment les rapports de force s’adaptent-ils (ville-campagne, centre-périphérie, entre régions)? Comment les citoyens s’approprient-ils cet espace transfrontalier et comment les associer à son fonctionnement institutionnel? Toutes ces questions sont symptomatiques de la notion de justice spatiale. Cette dernière permet de penser les dynamiques d’inégalités ou d’injustice à l’œuvre dans un espace et entre espaces. Les politiques publiques constituent le principal levier vers plus de justice spatiale. Deux approches sont classiquement débattues: mécanismes redistributifs (e.g. accès aux services publics, fiscalité) et procéduraux (e.g. participation à la prise de décision, gouvernance d’un territoire plurinational).
Les espaces frontaliers au sein de l’UE ne sont pas épargnés par l’analyse formulée par Casteigts (encadré page 22). Bien au contraire, en étant au cœur du marché unique, ils sont à la fois lieux d’opportunités et de disparités. Si l’intégration européenne repose en grande partie sur les quatre libertés de circulation, sur une politique de la concurrence libre et non faussée et une politique monétaire unifiée pour les pays ayant adopté l’euro, cette intégration ne concerne ni les politiques économiques, fiscales et sociales qui restent du ressort étatique. Les divergences entre politiques nationales s’expriment de la manière de la plus saillante à l’endroit des espaces frontaliers, qui – par leur situation géographique périphérique – souffrent souvent et bénéficient de la distance d’avec la capitale et de la proximité d’avec un autre état aux normes pouvant être plus attractives. Depuis les années 1970, les Communautés Européennes sont équipées d’une politique régionale (ou de «cohésion») visant à réduire les disparités régionales. Dans les années 1990, cette politique a été dotée d’un volet dédié aux espaces frontaliers (programmes INTERREG). La politique régionale européenne a joué un rôle essentiel dans la construction d’infrastructures transfrontalières et dans la mise sur pied d’une coopération institutionnelle de proximité. Depuis 2006, l’outil juridique Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT) facilite la mise sur pied d’une gouvernance véritablement transfrontalière, même si le potentiel entier de cet outil est peu exploité.
Cette politique relève toutefois d’une compétence partagée avec les états membres et ne peut s’apparenter à une politique d’aménagement du territoire. La commission européenne a récemment reconnu que «les régions frontalières s’en sortent économiquement moins bien que les autres régions dans un même État membre. L’accès aux services publics tels que les hôpitaux et les universités est généralement moins bon dans les régions frontalières. La navigation entre les différents systèmes administratifs et juridiques est encore souvent un processus complexe et coûteux » (CE, 2017). Les obstacles juridiques et administratifs à la coopération sont tels que la Commission a proposé, après des travaux largement initiés sous présidence luxembourgeoise en 2015, la mise sur pied d’un mécanisme spécifique visant à les lever. Si la cohésion territoriale fait partie des objectifs de l’UE, la politique qui en découle est intrinsèquement liée à celle des états membres et la commission n’a pas pris l’habitude d’être force d’initiative sur ce terrain. En conséquence, le traitement proactif de la réduction des disparités territoriales et de l’accès équitable aux services publics dans les espaces frontaliers relève actuellement essentiellement des Etats et des espaces frontaliers eux-mêmes.
Replacer le citoyen au sein de la gouvernance grand-régionale
En Grande Région, les enjeux de justice spatiale peuvent être appréhendés à deux échelles. Au niveau local, certaines agglomérations sont de facto transfrontalières (e.g. GECT Alzette-Belval, Eurodistrict Saar-Moselle). Pourtant, d’un point de vue institutionnel, elles restent essentiellement pensées séparément et les disparités, inégalités mêmes, en termes d’accès aux services publics sont criantes. Le «juste équilibre» revendiqué par certains élus lorrains et par certains observateurs (FEDRE) reflète la perception d’une iniquité spécifique au cas de la Lorraine qui contrairement à la Belgique ne bénéficie pas d’un accord bilatéral de rétrocession d’une partie des impôts perçus par le Luxembourg sur les travailleurs frontaliers (Gamelon, fedre.org, fondation IDEA). Pour faire face aux disparités en présence, il est aussi question de créer une zone franche et de renforcer les infrastructures de transport; autant de pistes de redistribution visant à juguler une partie des effets néfastes d’une croissance luxembourgeoise par ailleurs bienvenue sur les territoires voisins. Ces pistes pourraient-elles représenter autant de mécanismes facteurs de plus grande justice spatiale dans cet espace frontalier ? Face à l’ampleur des enjeux en présence, on ne saurait en réalité faire l’économie d’une réflexion commune plus approfondie au niveau local transfrontalier, s’articulant avec une stratégie de long terme au niveau de l’ensemble de l’espace grand-régional. Au niveau local, on ne peut faire l’économie d’une coopération encore davantage renforcée sur certaines agglomérations de facto transfrontalières, comme en particulier Alzette-Belval. Les enjeux de proximité y sont si spécifiques que la mise en place d’une stratégie commune s’impose, notamment dans le domaine de l’aménagement du territoire et de l’accès équitable aux services publics (e.g. transports de proximité, services de santé). Une telle stratégie semble d’autant plus adaptée localement, sur le territoire d’Alzette-Belval par exemple, que les populations partagent un patrimoine culturel hérité des migrations et de l’industrie sidérurgique et minière. En ce sens, le projet de capitale culturelle Esch 2022 constitue un important levier pour travailler à une vision commune, en étroite interaction avec la population.
Au niveau de l’ensemble de la Grande Région, les réponses apportées restent jusqu’à présent essentiellement régionales ou nationales; elles peuvent également être transfrontalières mais dans ce cas, elles restent timorées. Cela tient en partie au fait que les décideurs de la Grande Région n’ont pas décidé de la doter d’un mode de fonctionnement suprarégional (Evrard, 2017); la Grande Région reste essentiellement un réseau d’acteurs politiques et institutionnels dont la stratégie politique pour l’espace transfrontalier passe après les enjeux régionaux et nationaux (voir Gengler, page 46). Dans un espace de vie transfrontalier, la coopération demeure interrégionale, alors que précisément, les enjeux en présence concernent les cinq entités, Lorraine, Luxembourg, Rhénanie Palatinat, Sarre et Wallonie. Par conséquent, une coopération suprarégionale aurait toute sa place. Il s’agirait de penser ensemble l’équilibre économique, social et territorial de cet espace transfrontalier interdépendant, d’en tirer les conséquences qui s’imposent au niveau de chaque entité partenaire et de conférer au GECT Secrétariat du Sommet les moyens de mettre en œuvre les projets communs.
Définir une vision commune durable et s’y tenir. Pour ce faire, il est essentiel de mettre en place des mécanismes prenant en compte les usagers de cet espace frontalier (e.g. travailleurs frontaliers, associations d’usagers des transports publics, étudiants et citoyens) ainsi que les organisations contribuant à définir au niveau régional les principales politiques économiques, de transport, de formation professionnelle, d’emploi. En effet, les enjeux transfrontaliers ne sont pas uniquement l’affaire des experts, mais tout autant celle de l’ensemble des citoyens qui vivent dans cet espace transfrontalier marqué par des interdépendances telles qu’elles influencent directement la cohésion sociale et territoriale au niveau communal comme au niveau régional et national. Puisque cet espace est interdépendant, il convient de le penser et de l’organiser ensemble, de définir une forme de contrat social et spatial.
On l’aura compris, l’exigence d’une justice spatiale renforcée dans cet espace impose de la penser non pas uniquement en termes distributifs ou procéduraux mais bien l’un avec l’autre tout en considérant les interdépendances entre local et régional. Une compréhension volontariste de l’aménagement du territoire semble être un terrain particulièrement propice pour ces travaux. Il ne nous a pas échappé que le Sommet a validé en 2014 la mise sur pied d’une Stratégie de Développement Territorial pour la Grande Région (SDT GR). L’horizon pour son adoption est fixé à 2020. La tâche est d’ampleur. Reste à faire de cette opportunité un moment d’échange et de co-construction entre toutes les parties prenantes et la population pour que ce document compte dans le futur de cette région.
Les inégalités constituent-elles des injustices? (Encadré)
« L’intuition spontanée fait souvent considérer que la justice se confond avec l’égalité. Mais, il est d’autres façons de voir et, s’agissant de la justice spatiale, il est impossible d’imaginer une organisation de l’espace qui garantirait à tous d’une façon identique l’accès à tous les services. […] La justice, [dans la perspective de John Rawls et d’Edward Soja], ne se confond pas avec l’égalitarisme, mais combine l’égalité de la valeur intrinsèque des personnes et donc l’égalité de leurs droits, avec l’optimisation des inégalités au bénéfice des plus modestes sur le plan des biens matériels et des positions sociales. La justice spatiale consiste alors en plusieurs points :
- l’organisation de l’espace politique la plus adéquate pour le respect effectif de l’égalité des droits et pour la démocratie (p.ex. maillage politico-administratif du territoire […];
- l’accès aux services publics (l’enseignement, la santé, par exemple), à l’emploi et à la mobilité. La stricte égalité n’étant pas possible compte tenu du milieu naturel, des contraintes économiques et de la répartition de la population, l’approche rawlsienne de cette difficulté dit qu’il faut porter au niveau le plus élevé possible la part de ceux qui sont le moins bien pourvus. C’est le principe de la maximisation du minimum, le maximin, utile pour penser la répartition géographique des services publics. Cela conduit à l’idée de l’aménagement du territoire comme outil de justice spatiale en application du principe rawlsien de réparation: remédier aux injustices, c’est-à-dire aux inégalités qui contreviennent au principe du maximin » (Bret, 2015).
(Encadré)
« Les frontières sont un lieu d’iniquité intrinsèque, puisqu’elles marquent une rupture structurelle entre territoires contigus, qui de ce fait, subissent de fortes disparités de statut et de traitement dans la quasi-totalité des domaines de la vie collective […] La question de l’équité territoriale est une des pierres d’achoppement de la coopération transfrontalière, tiraillée entre logique coopérative et logique compétitive. D’autant que les inégalités constatées constituent des rentes de situation pour un certain nombre d’acteurs qui en tirent profit. […] De part et d’autre des frontières apparaissent des asymétries d’opportunités, qui contribuent à créer des dynamiques spécifiques dans les territoires concernés, suscitant une certaine spécialisation des espaces. Dans un tel contexte, les tensions entre équité et attractivité sont particulièrement flagrantes » (Casteigts, 2013 : 12).
1) Casteigts, M. 2013 : Les paradoxes de l’équité territoriale, Ali Sedjari. Droits humains et développement des territoires : vers un nouveau modèle de gouvernance, L’Harmattan
2) CE, 2017 : Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen – Stimuler la croissance et la cohésion des régions frontalières de l’UE ; COM(2017) 534 final
3) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:52017DC0534
4) Evrard, 2017 : La Grande Région Saar-Lor-Lux : Suprarégionalisation transfrontalière ? Presses Universitaires de Rennes
Informations complémentaires
Portail de l’aménagement du territoire en Grande Région : https://amenagement-territoire.public.lu/fr/grande-region-affaires-transfrontalieres/GR.html
Groupe de travail aménagement du territoire UniGR-CBS : http://spatialplanning.borderstudies.org
Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la création d’un mécanisme visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier (COM/2018/373 final – 2018/0198 (COD): https://eur-lex.europa.eu/legal- content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018PC0373
Resituating the local in Cohesion and Territorial Development: www.relocal.eu http://fondation-idea.lu
www.fedre.org
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