La culture comme espace de rencontre
L’expérience du Festival CinEast
Du point de vue de sa population, le Luxembourg occupe une place assez unique en Europe et même dans le monde. La moitié environ des résidents du pays n’a pas la nationalité luxembourgeoise et, à Luxembourg-ville, cette proportion est de 70%. Parmi ces étrangers, certains sont là depuis longtemps (ils sont bien intégrés et à bien des égards on peut les considérer comme des « locaux »), mais plusieurs dizaines de milliers d’autres sont des expatriés (« expats ») arrivés depuis peu et qui n’envisagent pas a priori de rester définitivement dans le pays. La question de leur intégration dans la société luxembourgeoise se pose dans plusieurs domaines, celui de la culture étant sans doute l’un des plus intéressants.
Le mélange d’origines, d’idées, de points de vue et de styles de vie qu’offre le pays représente une richesse et une opportunité remarquables, car rares sont les pays où l’on parle couramment 4 ou 5 langues. Cependant la maîtrise insuffisante de ces langues peut constituer un handicap et un facteur d’exclusion pour les nouveaux arrivants. De ce fait, dans une certaine mesure, on peut avoir l’impression que les communautés vivent les unes à côté des autres et non les unes avec les autres – d’un côté les Luxembourgeois, d’un autre côté les expats plutôt anglophones, dans une moindre mesure francophones, et quelque part au milieu les communautés installées depuis relativement longtemps : francophones, lusophones, italophones, germanophones etc. Chacune de ces communautés dispose de lieux et d’évènements culturels propres et, même s’il existe des lieux ou évènements communs à plusieurs communautés, la porosité peut apparaître comme limitée.
Se poser la question de l’intégration par la culture c’est tout d’abord se demander quels sont les points de contact, les lieux ou plateformes de rencontre entre ces communautés.
Les expats : qui sont-ils ?
Comment définir brièvement cette population d’expats pas forcement homogène ? Pour simplifier, nous pouvons établir le portrait-robot suivant : ils ont entre 25 et 40 ans, sont sans enfants ou jeunes parents, ont souvent un niveau d’études élevé et travaillent dans les services financiers, la consultance, les nouvelles technologies ou pour les institutions européennes. Ils sortent fréquemment et résident en majorité dans ou autour de la Ville de Luxembourg. La plupart parle ou, en tout cas, comprend bien l’anglais, pratique dans une moindre mesure le français, ou plus rarement l’allemand. Ils viennent majoritairement pour une courte période (de un à trois ans) et même si celle-ci se prolonge, cela ne débouche pas forcément sur une décision de s’établir définitivement dans le pays. Dans le domaine culturel, ils sont souvent habitués à des manifestations de qualité, éprouvant également le besoin de « socialiser », de faire des rencontres. Ils sont en majorité demandeurs de contenus en anglais et, par exemple, la rareté de films avec sous-titres anglais leur pose un problème important.
Des éléments ci-dessus découlent des besoins et des attentes spécifiques de cette population en termes d’activités culturelles. Pour simplifier, nous pourrions identifier trois manières principales d’y répondre.
Il y a d’une part des réponses que nous pourrions appeler institutionnelles – de grandes institutions culturelles telles que la Philharmonie, le Grand Théâtre, la Rockhal, le Mudam, le CNA, neimënster proposent des manifestations de grande qualité, semblables à celles auxquelles les expats étaient habitués dans leur pays, mais dont le cadre n’est pas forcément le plus propice aux rencontres et aux échanges.
D’autre part, il y a les réponses apportées par tout un réseau d’associations culturelles issues pour la plupart des communautés d’expatriés : soirées littéraires, pièces de théâtre, projections de films, concerts etc. Ces évènements se déroulent souvent dans un cadre convivial et favorisent les rencontres, mais s’adressent essentiellement aux membres d’une seule communauté (notamment du fait de la langue) et répondent au besoin et au plaisir de se retrouver entre soi.
Enfin, entre les deux, il y a les réponses qu’on pourrait appeler transnationales, s’adressant aussi bien aux expats qu’aux locaux, et qui tentent de créer des espaces de rencontre et d’échange entre les différentes communautés. D’une part il y a une série d’initiatives associatives, dont CinEast fait partie : des lieux (comme Altrimenti, Konrad, Rocas, Sang a Klang, Ancien Cinéma, Hariko etc.), des festivals ou ciné-clubs, des pièces de théâtre en anglais ou en français, des concerts, des open stages et open mic, des jam sessions, des ateliers et workshops divers, des chœurs et groupes de théâtre souvent anglophones – autant d’endroits et de manifestations qui permettent aux expats et aux locaux de se mélanger et se réunir non seulement pour « consommer » l’art et la culture, mais souvent aussi pour les produire ensemble.
Bien entendu de nombreuses (plus) grandes institutions ou évènements s’adressent également à des publics diversifiés et proposent régulièrement des manifestations et activités qui favorisent les rencontres entre Luxembourgeois, résidents et expats : neimënster, Rotondes, Casino, Mudam, Cinémathèque, Kulturfabrik, 3CL, Blues’n Jazz Rallye, Bock op, Flamenco Festival, Food for Your Senses, Luxembourg City Film Festival, pour n’en citer que quelques-uns. Une partie importante de leur programme peut intéresser les expats, notamment grâce à des évènements en anglais (ou sous-titrés en anglais) et une programmation adaptée aux goûts et styles de vie des nouveaux arrivants. L’une des pierres angulaires du rapprochement sont les nombreuses manifestations s’adressant au jeune public – facteur indéniable de cohésion entre les communautés de résidents.
Évidemment les différentes communautés se rencontrent aussi dans la vie professionnelle, sportive, associative, à travers la vie de quartier, les loisirs, dans le cadre scolaire ou lors de grands évènements comme le Festival des migrations, mais pouvoir se rencontrer, partager une expérience et dialoguer autour d’œuvres culturelles est sans doute un élément essentiel pour la compréhension mutuelle et l’intégration. Mieux comprendre les autres implique de découvrir leur culture – tant la « grande culture » que la culture quotidienne.
L’expérience de CinEast
Lorsque en 2008, en tant que groupe de jeunes cinéphiles expats, nous avons lancé CinEast (Festival du film d’Europe centrale et orientale au Luxembourg) notre objectif était celui-là : faire découvrir des cinématographies et des cultures relativement peu représentées au Grand-Duché et, tout autant, rapprocher les différentes communautés, contribuer à notre niveau à leur intégration et au décloisonnement de l’espace socio-culturel.
C’est plus que jamais notre credo aujourd’hui au moment de préparer la 12e édition et alors que notre festival accueille un public de plus en plus diversifié et nombreux (plus de 10 000 participants). L’expérience cumulée au cours de ces années nous semble riche d’enseignements pour la problématique de l’intégration, c’est pourquoi nous voudrions en présenter les grandes lignes ici.
En arrivant au Luxembourg vers 2005, nous avons constaté que les films de nos pays, pourtant régulièrement présentés et primés à de grands festivals internationaux, étaient quasiment absents des salles du Grand-Duché – nous voulions donc les rendre accessibles au public local. Nous avons commencé avec les films de quatre pays et au départ les expats constituaient la majorité de notre public. Ils venaient voir les derniers films de réalisateurs qu’ils connaissaient déjà, se retrouvaient entre eux et se plaisaient à montrer un bout de la culture de leur pays à leurs collègues, amis ou partenaires d’autres pays.
Cependant, la proportion de locaux restait faible et comme nous ne voulions pas être un évènement uniquement fait par et pour nos compatriotes, nous avons concentré nos efforts pour élargir le plus possible notre public dans le but de multiplier les possibilités de rencontre et d’échange entre les différentes communautés. Nous l’avons fait selon plusieurs axes.
Tout d’abord nous avons augmenté le nombre de pays représentés au festival pour atteindre progressivement vingt pays (quasiment tous les anciens pays communistes d’Europe de l’Est) afin de faire découvrir des cinématographies nouvelles, mais bien sûr aussi rapprocher ces pays eux-mêmes et les résidents qui en sont originaires. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur des bénévoles motivés (tant expats que locaux), mais également sur des associations culturelles et ainsi, nous avons pu fédérer de nombreuses initiatives et communautés autour de projets variés et dans le cadre d’un effort collaboratif.
En même temps, nous avons développé une collaboration avec de nombreuses salles de cinéma et centres culturels bien connus du public à la fois à Luxembourg-ville et dans une dizaine d’antennes en dehors de la ville pour essayer d’atteindre également les différents publics résidant hors de la capitale.
En parallèle, nous avons cherché à diversifier le programme – au cours des 17 jours, le festival propose tous les ans une centaine de projections de tous les genres, cinq ou six (ciné-) concerts et soirées musicales, une grande exposition de photographie et même des découvertes gastronomiques, sans oublier un programme jeune public (dont des dessins animés sans paroles pour parer au problème linguistique). Nous avons également des collaborations fructueuses avec trois lycées luxembourgeois, les Écoles européennes et l’École internationale afin, nous l’espérons, de former notre public de demain.
Dès les premières éditions nous avons tout mis en œuvre pour rendre notre évènement le plus convivial possible : nous avons presque 40 invités tous les ans que les spectateurs peuvent rencontrer autour d’un verre à l’issue des séances, nous faisons des pauses culinaires lors de nos marathons de courts-métrages, nous avons un mini bar avec des snacks typiques etc. – autant d’occasions de se retrouver et d’échanger de façon informelle.
Pour que les autres résidents aient aussi leurs repères et pour encourager la découverte de la culture locale par les expats, notre programme inclut – à chaque fois que cela est possible – des éléments liés au Luxembourg, à sa culture et à ses créateurs : de programmer les co-productions entre le Luxembourg et les pays de l’Est (avec aussi un workshop de co-production), d’associer dans le cadre de notre exposition des photographes qui résident au Luxembourg et d’impliquer aussi des musiciens et DJ du Luxembourg et de la Grande Région. Une grande partie de nos bénévoles sont des locaux et ils sont sans doute nos meilleurs ambassadeurs.
Pour inciter les spectateurs à débattre et à confronter leurs points de vue, nous avons également étoffé notre programme avec des ciné-débats (six l’an dernier, dont deux consacrés à l’intégration), souvent organisés en collaboration avec des associations locales.
La question linguistique se pose bien sûr à chaque fois – nous sommes arrivés à la conclusion que les sous-titres anglais sont ceux qui excluent le moins de personnes, mais nous avons aussi quelques projections avec sous-titres français, voire doubles. Egalement, les discussions avec les créateurs sont en majorité en anglais, mais le public peut la plupart du temps poser les questions aussi en français et/ou en allemand. Enfin notre communication se fait pour l’essentiel en anglais et en français.
Si nous devons tirer un bilan après onze éditions, je dirais que tout autant que la programmation, la diversité, la proximité et la convivialité expliquent le succès de notre festival (le public est passé de 2 500 en 2008 à plus de 10 600 participants en 2018 et – ce qui nous réjouit particulièrement – la proportion entre locaux et expats s’est équilibrée au fil des années).
Les dynamiques de l’intégration
S’agissant des aspects plus généraux liés à l’intégration par la culture, l’expérience des onze dernières années nous a conduit à un certain nombre de conclusions.
Si, auparavant l’insuffisance de lieux culturels et espaces de rencontre pouvait constituer un facteur dissuadant les expats de prolonger leur séjour dans le pays, cela semble être beaucoup moins le cas actuellement – on entend de moins en moins souvent le fameux « il n’y a rien à faire au Luxembourg », au contraire, beaucoup sont stupéfaits de la richesse et de la diversité de l’offre culturelle par rapport à la taille du pays. Ces lieux et évènements sont également de mieux en mieux connus et reconnus grâce à une offre importante de médias et d’émissions qui leur sont consacrées (notamment anglophones).
Les associations organisant ces évènements peuvent en général trouver des salles et compter sur des subsides du Ministère de la Culture, de la Ville de Luxembourg, des communes ou d’autres organismes, même si dans le cadre d’un événement de taille moyenne comme le nôtre il n’est pas simple de s’appuyer essentiellement sur le bénévolat.
Depuis une dizaine d’années, on peut constater au Grand-Duché un nombre croissant d’initiatives visant l’intégration par la culture. Leur public augmente tandis que les lieux culturels existants diversifient leur programme pour s’adapter à l’évolution démographique (notamment une offre renforcée pour les anglophones).
Il y a forcément des évènements qui sont davantage fréquentés par certaines communautés, groupes linguistiques, groupes d’âge, etc. Bien évidemment, nous devons reconnaitre d’un côté la divergence objective de certains styles de vie et centres d’intérêt, et de l’autre le besoin et le plaisir de se retrouver entre membres de sa communauté nationale, linguistique ou autre. Il ne s’agit donc pas du tout de réclamer que tous les évènements soient pour tous, qu’ils soient tous en anglais ou en français, car cette diversité fait aussi la richesse et la vitalité du paysage culturel luxembourgeois.
Cela étant, la mixité de nombreux évènements pourrait, sans doute, être améliorée et particulièrement le dialogue et l’échange lors d’évènements culturels auxquels participent les membres de différentes communautés. Le risque de cloisonnement des différentes communautés existe et nous, organisateurs d’événements culturels, pouvons sans doute agir pour le contrer.
Si l’intégration était facile, ça se saurait – si quelqu’un n’éprouve pas la curiosité, le besoin d’être avec des gens qui ne lui ressemblent pas, quelle que soit l’étendue et la qualité de l’offre culturelle disponible, il passera probablement son chemin. Mais, même pour ceux qui ont cette curiosité, cette démarche nécessite un effort d’aller vers l’autre, vers d’autres cultures et points de vue. Cet effort est d’autant plus difficile lorsque l’on est dans la perspective de rester simplement un an ou deux dans le pays (et inversement, les locaux seront moins motivés pour s’intégrer avec quelqu’un qui est de passage). Plus généralement, volonté de s’intégrer et volonté d’intégrer vont toujours de pair : si l’on fait le reproche aux expats de ne pas vouloir s’intégrer, on devrait se demander d’abord si nous sommes intéressés à les intégrer et à découvrir aussi leur culture. C’est aussi aux organisateurs de faire en sorte que chacun se sente à sa place et le bienvenu.
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