Et Dieu les bénit, et leur dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre ;
et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux,
et sur toute bête qui se meut sur la terre.
– Genèse 1:28

 

Le droit a horreur de l’équivoque. Ce n’est pas par hasard que les textes légaux, après l’énoncé de leurs objectifs, comportent souvent encore une énumération plus ou moins longue de définitions. Donc, avant d’entreprendre d’examiner si la nature peut être destinataire de droits quelconques – du point de vue juridique, bien entendu – il est indispensable de savoir ce qu’il faut entendre par le terme polysémique « nature ».

Quelques définitions

« Nature », dérivé du latin natura – l’action de faire naître –, désigne l’ensemble des principes, des forces, en particulier de la vie. Des concepts abstraits donc, indépendants de l’existence de l’homme – et de la femme –, concepts auxquels il n’est pas possible de rattacher des droits subjectifs. La nature existe depuis la formation de la planète et elle continuera d’exister bien après que toute trace de l’existence humaine aura disparu. D’où vient alors cette idée – passablement saugrenue – de vouloir étendre l’écran de la protection du droit – chose faite par et pour les humains – à quelque chose qui dépasse de loin la dimension humaine ? À y regarder de près, on se rend compte que l’objectif n’est nullement de conférer des droits à la nature – dans la conception telle qu’évoquée ci-dessus. Si nous parlons de protection de la nature, en réalité nous visons un ou des éléments que la nature a générés. Plus correctement nous devrions parler de protection de l’environnement naturel.

Tout sauf neutre et objectif, le terme « environnement » traduit une perception résolument anthropocentriste : nous, les humains, formons le centre autour duquel gravite le reste du monde. Et c’est selon cette conception que le droit moderne a organisé ses dispositifs de protection. La conviction que l’Homme1 se trouve dans une position privilégiée par rapport aux autres êtres vivants n’est cependant pas une constante dans toutes les époques ni partagée par toutes les cultures. Certaines sociétés considèrent l’individu comme formant une unité indissociable avec son environnement naturel. Ceci est entre autres le cas de différents peuples amérindiens ou encore du peuple Kanak de la Nouvelle Calédonie.2

Une des premières traces d’une volonté de reconnaître une personnalité à une émanation de la nature se retrouve dans la mythologie égyptienne. Dépendant en tant que nation d’une agriculture basée sur les crues du Nil qui, en pleine saison sèche, fertilisaient le sol, les Égyptiens y voyaient une manifestation divine. Ainsi, vers 2.500 avant notre ère apparaît dans leur panthéon une déité personnifiant le fleuve, ou plutôt ses crues : le dieu Hâpy.3

Ne trouvant d’explication rationnelle pour tant de phénomènes naturels, toutes les religions polythéistes vénéraient des déités censées personnifier ces phénomènes : naïades grecques, Yggdrasil, l’arbre monde de la mythologie germanique, Damona, la déesse gauloise des sources et des rivières, pour ne citer que celles-ci. Aussi les sources, arbres, animaux, etc. sont-ils protégés par des interdits religieux, les tabous. En quelque sorte donc, la personnalité juridique leur a été conférée par ricochet.

À cet endroit, il nous semble utile de rappeler la portée de la notion de personne ou personnalité juridique. En droit positif, la personnalité juridique est la capacité pour une personne physique ou une personne morale à être sujet de droit. En tant que sujet actif de droit, elle se voit reconnaître des droits avec la capacité d’en jouir et celle de les exercer (p. ex. ester en justice). En tant que sujet passif de droit, elle est assujettie à des obligations. Les personnes physiques acquièrent la personnalité juridique par leur naissance, avec l’établissement d’un acte de naissance par un officier d’état civil. Les personnes morales acquièrent la personnalité juridique après avoir accompli les formalités légales prévues à cet effet.

Il s’en suit que la reconnaissance de la personnalité juridique à l’environnement naturel ou à certains de ses éléments se heurte à deux obstacles majeurs. Quelles seraient en effet les obligations leur incombant en tant que sujets passifs du droit ? D’autre part, afin de pouvoir jouir effectivement de ses droits, il faut être en mesure de s’en prévaloir et de les défendre. Il serait évidemment possible de leur réserver une procédure à l’instar de celle prévue à l’intention des incapables, c’est-à-dire les personnes mineures et majeures qui, soit en raison de leur jeune âge, soit en raison de la défaillance de leurs facultés mentales se trouvent placées sous un régime légal de protection. Serait-il donc concevable de placer la nature sous tutelle, comme on le fait pour ces personnes ? Nous verrons que la Nouvelle-Zélande a effectivement opté pour une procédure similaire.

Du tabou à l’assujettissement

Mais revenons à l’ère historique où sources, cours d’eau, arbres et autres émanations de l’environnement naturel ont été considérés comme sacrés et protégés par un éventail de coutumes et de rites religieux. Avec l’émergence des religions monothéistes, cette perception a changé. Dorénavant, ce ne sont plus des déités qui se manifestent dans la nature, mais Dieu le Créateur tout-puissant l’a créée à l’intention de l’Homme et à l’usage discrétionnaire de celui-ci. Certes, s’agissant d’un don divin, toutes les religions l’ont assorti de la mise en garde d’en faire un usage responsable.4 Mais c’est bien connu que la race humaine est très ingénieuse lorsqu’il s’agit de contourner les restrictions et interdits, fussent-ils d’origine divine. Une fois les anciens tabous rejetés comme coutumes païennes5 et l’Homme considéré comme étant créé à l’image de Dieu, le mettant ainsi à part du règne animal, rien ne s’opposait plus à ce que celui-ci profite pleinement de la domination que Dieu lui a confiée sur la terre.

Très bientôt déjà, l’assujettissement des ressources naturelles, notamment par les peuples installés autour de la Méditerranée, révélait ses conséquences désastreuses pour l’équilibre écologique de la région. Ainsi le déboisement à outrance a notamment favorisé l’émergence de zones arides et l’extension du désert.

La gestion de l’eau comme précurseur

Indispensable pour la survie, l’eau a cependant tenu un rôle à part en faisant l’objet de mesures, sinon de protection, pour le moins de régulation. Vouloir brosser un tableau des moyens mis en œuvre par les différents peuples, empires et royaumes de l’époque dépasserait de loin le propos du présent article. Bornons-nous dès lors à examiner l’approche de la culture dominante tant par son extension que par son organisation juridique dont nombre de principes ont façonné jusqu’à notre droit moderne : l’Empire romain en l’occurrence. Se caractérisant par une grande variété géographique et climatique, l’Empire n’avait d’autre choix que d’y réagir avec une diversité juridique en matière de gestion de l’eau.6 Les mesures de protection mises en œuvre ne résultaient manifestement pas d’une prise de conscience écologique, mais poursuivaient un objectif pragmatique : la réglementation de la concurrence pour l’accès à l’eau afin d’éviter les conflits entre utilisateurs. Cette approche utilitariste a prévalu dans nos régions jusqu’au XXe siècle. Notons au passage qu’au Moyen Âge et bien au-delà, l’altération voire l’empoisonnement de puits ou de sources destinés à la consommation humaine ou à l’abreuvage du bétail était passible de la peine capitale.

Ainsi l’eau, source de toute vie terrestre, est à l’origine de la prise de conscience progressive que la préservation de l’environnement naturel est vitale pour le bien-être voire la survie de la race humaine. Au Luxembourg, le premier texte légal faisant référence à la protection de l’eau est la loi du 16 mai 1929 concernant le curage, l’entretien et l’amélioration des cours d’eau. Elle prohibait tout acte susceptible d’avoir un impact négatif sur les cours d’eau. Il ne peut guère surprendre qu’à cette époque-là personne ne songeait à reconnaître à l’eau une quelconque personnalité juridique. Ce n’était pas davantage le cas lors de la procédure d’adoption des lois subséquentes.7

La personnalité juridique pour la nature lésée ?

La question si un élément de l’environnement naturel peut être sujet de droits pouvant être invoqués devant une juridiction a été soulevée pour la première fois au cours d’un procès devant la Cour suprême des Etats-Unis (Sierra Club v. Morton).8 La partie demanderesse, une association ayant pour objectif la conservation et le maintien en bon état des parcs nationaux, refuges du gibier et des forêts, fit appel contre les plans de l’entreprise Walt Disney d’installer une station de ski dans le massif Mineral King de la Sierra Nevada. Sa plainte fut déclarée irrecevable pour le motif que l’association n’était pas personnellement affectée et que, par voie de conséquence, elle n’aurait pas d’intérêt à agir.

Un des juges émit cependant une opinion dissidente.9 En citant un article paru dans la Southern California Law Review,10 il posa la question si l’affaire ne devrait pas plutôt s’appeler Mineral King v. Morton, ceci afin de mettre en avant la victime effectivement lésée. Arguant qu’en droit anglo-saxon certaines choses inanimées, comme par exemple les navires, se verraient reconnaître la personnalité juridique, il faudrait se demander pour quelle raison ceci ne pourrait pas être le cas aussi des éléments de l’environnement naturel qui subissent la pression destructive de la technologie et du mode de vie modernes. Aussi le massif en question aurait-il la possibilité de plaider par l’intermédiaire de l’association qui lui prêterait sa voix.

La protection de l’environnement comme objectif de l’Etat et le rôle des associations

Tant l’affaire elle-même que l’article cité ont donné lieu à une abondante doctrine, et ont incité, au fil des décennies, la politique et les juridictions à accepter progressivement les associations comme interprètes parlant en lieu et place des éléments de l’environnement naturel dont la défense fait partie de leur objectif social. Nombre d’États, dont le Luxembourg, ont entre-temps inscrit la protection de l’environnement naturel, sous une forme ou une autre, dans leur Constitution. Le constituant luxembourgeois a opté pour la formule d’un objectif assigné à l’État (Staatszielbestimmung) plutôt qu’un droit civil pouvant être invoqué devant les juridictions.

Partant, on est loin d’une reconnaissance quelconque de la personnalité juridique au niveau constitutionnel.11 Au niveau législatif, on note également peu de progrès en ce sens. Ceci en dépit du fait que depuis 1982, les lois successives concernant la protection de la nature et des ressources naturelles ont habilité les associations qui exercent leurs activités statutaires dans le domaine à participer à l’action des organismes publics, respectivement à se constituer partie civile dans les affaires pénales ayant pour objet la nature et les ressources naturelles. Les mêmes droits leur sont accordés par la loi relative à l’eau ainsi que, en ce qui concerne le volet de la partie civile, par la loi relative aux établissements classés. Un arrêt de la Cour administrative de 2010 reconnaît à ces mêmes associations la capacité d’agir devant les juridictions administratives contre des actes administratifs individuels affectant un de leurs objectifs sociaux.12 À ce jour, le législateur n’a cependant pas encore incorporé cette jurisprudence dans les lois respectives.

Au niveau international un changement de paradigme

Si pour le moment, la question de la personnalité juridique de l’environnement naturel ne semble susciter guère d’intérêt au Luxembourg, ailleurs on a toutefois réalisé déjà des percées significatives. Plus de 4.500 ans après que les Égyptiens ont élevé les crues du Nil dans leur panthéon, le parlement néo-zélandais a reconnu au fleuve Whanganui la qualité d’être vivant unique, et l’a doté ainsi d’une personnalité juridique lui permettant d’être représenté dans les procédures judiciaires par deux avocats : l’un membre du gouvernement et l’autre issu du clan Whanganui.

Depuis l’adoption de sa nouvelle Constitution en 2008, l’Équateur ne considère plus la Nature comme un objet exploitable mais comme un sujet de droit à part entière. La Constitution reconnaît ainsi deux droits spécifiques à la nature : a) le droit d’être respectée, ce qui inclut non seulement l’existence de la nature en elle-même, mais aussi le maintien et la régénération des écosystèmes, de leur structure et de leurs fonctions et b) le droit d’être restaurée en cas de dommages. Il n’est guère surprenant que la genèse de ces droits soit principalement issue du monde indigène.

En 2010, la Bolivie a emboîté le pas à l’Équateur avec la conférence mondiale des peuples sur le changement climatique de Cochabamba, au cours de laquelle la Pachamama (Terre Mère en kichwa, langue amérindienne) a fait l’objet d’une déclaration. On pourrait objecter que ces exemples ont peu de chances de rayonner dans les systèmes juridiques modernes, puisque l’initiative est originaire de populations autochtones qui, avant l’arrivée des premiers colons, vivaient en parfaite symbiose avec leur environnement naturel et qui luttent maintenant contre sa dégradation. Ceci reviendrait cependant à ignorer l’arme dont se servent ces peuples dans leur lutte : le droit qui leur a été imposé par les colons européens !

Et force est de reconnaître que, si les règles du droit moderne s’avèrent opérantes dans des cas comme ceux mentionnés ci-avant, rien ne devrait s’opposer à une application universelle. D’ailleurs, bien que l’on reproche à l’Inde moderne de ne prendre que peu d’égards envers ses populations autochtones, la Haute Cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand s’est basée sur le common law hérité de la colonisation britannique pour reconnaître des droits personnels au Gange et son confluent la Yamuna. Tout citoyen indien pourra désormais faire valoir devant les tribunaux les droits conférés à ces deux cours d’eau du fait de la pollution qui les touche.13

Selon nous, le débat sur la différence entre la perception de la nature par la société « moderne » et les peuples autochtones est un faux débat. Car, comme nous l’avons fait remarquer d’entrée, la Nature a existé longtemps avant l’émergence des premiers humains, bien que sous une forme différente. Cinéastes hollywoodiens mis à part, il ne viendrait probablement pas à l’idée de qui que ce soit, de vouloir rétablir un environnement naturel à l’image de celui du mésozoïque où les sauriens se frayaient leur chemin dans des forêts de prêle et de fougères. Ce que nous voulons préserver, c’est la nature telle que nous la connaissons, que ce soit par amour pour sa beauté ou pour garantir la pérennité des services qu’elle nous fournit. Il s’agit en l’espèce d’une attitude conservatrice innée, propre à l’humanité entière, une attitude qui, bien qu’elle soit souvent reniée, est le garant de notre survie sur la Planète. Est-ce que l’environnement naturel fait partie de l’Homme comme le conçoit la société dite moderne ou est-ce que l’Homme fait partie de l’environnement, comme l’entendent encore certains peuples autochtones ? La question nous semble dénuée de pertinence si l’on admet que la préservation de l’environnement naturel dans lequel l’humanité a une chance de survie ne peut être assurée que par des règles faites par l’Homme pour l’Homme.

  1. Le terme « Homme » avec majuscule est utilisé ci-après pour désigner l’humanité ou la race humaine, donc femmes, hommes et enfants, dans tous les cas où ces dernières notions ne nous semblent pas adéquates.
  2. Pour le Canada, voir Andrée LAJOIE et al., « Pluralisme juridique à Kahnawake ? » dans Les cahiers de droit, vol. 39, n° 4, 1998, p. 681-716, p. 705. Pour la Nouvelle Calédonie voir Code de l’environnement de la province Nord: « L’identité kanak, en particulier, est fondée sur un lien spécifique à la terre et à la mer. »
  3. http://jfbradu.free.fr/egypte/index.php3 (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 26 novembre 2019).
  4. Ainsi par exemple plus de trois cents versets du Coran ont un rapport direct avec ce thème du respect de la Création sous toutes ses formes : https://www.saphirnews.com/Le-respect-de-la-Nature-au-coeur-du-Coran_a10902.html.
  5. Le missionnaire Boniface de Mayence fit abattre le chêne de Thor vénéré par les peuples germaniques afin de symboliser la supériorité du christianisme sur les rites païens.
  6. Pour une discussion approfondie du sujet : Marguerite RONIN, « Réglementer l’accès à l’eau dans l’Empire romain », dans Anthony MERGEY/Frantz MYNARD (éds), La police de l’eau. Réglementer les usages des eaux : un défi permanent, Paris, Ed. Johanet, 2017, p. 31-46.
  7. Notamment : la loi du 9 janvier 1961 ayant pour objet la protection des eaux souterraines, la loi du 29 juillet 1993 concernant la protection et la gestion de l’eau et la loi du 19 décembre 2008 relative à l’eau.
  8. Sierra Club v. Morton, 405 U.S. 727 (1972).
  9. Justice William O. DOUGLAS.
  10. Christopher D. STONE, « Should trees have standing? – Toward legal rights for natural objects », dans Southern California Law Review 45, 1972, p. 450-501.
  11. L’article 43 de la proposition de révision portant instauration de, la nouvelle Constitution reprend textuellement l’article 11bis actuel – document parlementaire n° 603030.
  12. N° 26739C, 16 juillet 2010.
  13. Voir Laurent NEYRET, « Accorder des droits à la nature est illusoire », dans Le Monde, Tribune du 30 mars 2017.

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