On pourrait croire qu’un certain nombre de mutations historiques, sociales, économiques et techniques tendent à décourager la création de nouveaux espaces publics.

En effet, «l’émergence, à partir du XVIIIe siècle, dans la société européenne occidentale, de la notion d’espace privé, organisé autour du modèle institutionnel de la famille restreinte»1 favorise le déroulement d’un grand nombre d’activités à l’intérieur de locaux privés. Et paradoxalement la notion d’«espace public» s’est développée en parallèle à la régression d’une participation directe quotidienne à la vie civique urbaine.

Par ailleurs, l’espace public représente aussi un coût pour la collectivité, et les crises économiques diverses avec leurs corollaires en matière de restrictions budgétaires sont défavorables à la création et à l’entretien de grands espaces publics. La privatisation menace l’espace collectif avec en conséquence une sélection de son accès. En effet, même si une galerie marchande accueille quotidiennement le public, cette offre se limite aux heures d’ouverture des commerces et tend à favoriser l’accès des consommateurs potentiels. L’espace privé est plus spécialisé et sélectif et ne s’ouvre qu’à un public qui répond à la destination spécifique de cet espace.

Enfin, il y a bien longtemps que l’espace du débat politique s’est installé dans les médias et que les nouvelles ne s’annoncent plus par roulement de tambour sur les places publiques. Le marché quant à lui s’est déplacé vers l’espace informatique de la bourse et des agences de notation. L’homme a virtualisé sa communication dans les réseaux et sur les toiles au point qu’il ne semble plus avoir besoin d’un espace matériel pour vivre ses interactions sociales, qu’il s’agisse de s’écrire, de se parler, de se voir ou de faire ses achats.

Alors la place publique en perdant son sens d’origine, est-elle définitivement tombée en désuétude?!

Même si au Luxembourg, peut-être en raison du climat, les personnes préfèrent se rencontrer à l’intérieur, dans des cafés ou à la maison, la place d’Armes et la place Guillaume représentent toujours le centre de la capitale et restent surinvesties.

Malgré le tourisme intensif et quelques chaînes de fast-food, l’ambiance surannée de «salon de la bourgeoisie montante de Luxembourg», comme la qualifiait Batty Weber2, qui émanait de la Place d’Armes après le démantèlement de la forteresse en 1867, a survécu dans ses terrasses ombragées et en fait encore aujourd’hui le succès. Le marché des mercredis et samedis place Guillaume attire toujours les badauds, mais il n’est plus indispensable au commerce ni à l’approvisionnement de la population. Il s’est transformé en une manifestation quelque peu élitiste, peut-être touristique, pour ceux qui peuvent encore se permettre des produits du terroir plus frais que ceux des supermarchés et par la même occasion un lieu de rencontre presque mondain où se croisent devant les étals le simple citoyen et le politicien.

Ces deux places centrales d’origine médiévale, religieuse et militaire, ne sont en aucun cas le fruit du hasard, mais bien le produit d’une volonté politique durable réagissant aux aléas de l’histoire.

Même si au Luxembourg, peut-être en raison du climat, les personnes préfèrent se rencontrer à l’intérieur, […] la place d’Armes et la place Guillaume représentent toujours le centre de la capitale et restent surinvesties.

En effet dans une ville-forteresse comme Luxembourg, où la densité de population était telle qu’avant son démantèlement, l’espace libre intra-muros restait plutôt rare, il a fallu qu’en 1554 un incendie ravage une partie de la ville haute pour que la nécessité de reconstruction permette d’envisager la création de l’espace public central qu’est devenu plus tard la place d’Armes.

C’est seulement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que ces deux places ont trouvé leur forme actuelle. Ceci a correspondu à l’avènement de l’industrialisation, au développement des moyens de transports, et à Luxembourg, au démantèlement de la forteresse et à la création de l’État luxembourgeois.

L’attractivité de ces deux places emblématiques n’est pas seulement due à la volonté politique, elle doit aussi beaucoup à leur enracinement dans l’histoire luxembourgeoise ainsi qu’aux qualités de leur aménagement qui malgré quelques changements ont résisté à l’internationalisation des commerces et à l’explosion de la mobilité individuelle.

Il semble en effet avoir été insufflé à ces deux places quelque chose de cet art urbain promu par les urbanistes de cette époque comme Camillo Sitte (1843-1903), Joseph Stübben (1845-1936) ou Raymond Unwin (1863-1940) qui associe «place urbaine» et «centre», qui préconise un espace marqué par des bâtiments représentatifs, cadré et visuellement délimité par des façades sur tous les côtés, de manière à créer un lieu, comme une sorte de pièce enclavée dans le tissu urbain, pièce pourvue d’un monument ou ornement: la statue de Guillaume II pour l’une et le kiosque pour l’autre, judicieusement disposés pour ne pas encombrer le centre de la place.

Bien évidemment nos deux places un peu trop régulières n’entendent pas concurrencer la subtilité des places italiennes du quattrocento.

Par ailleurs, depuis l’avènement de l’ère industrielle, les autorités ont eu à lutter contre l’encombrement des places par les véhicules motorisés pour libérer de l’espace en faveur du piéton, notamment à partir des années 70 par la création de zones piétonnes.

Si la place d’Armes a été libérée de son trafic automobile sans destruction des arbres, la Place Guillaume a été pourvue d’un parking souterrain qui a certes libéré sa surface au profit des piétons, mais qui a tout de même repoussé les arbres sur la dalle pour les mettre « en pots ». Par contre, devant la poste, la motorisation a chassé les piétons qui ont été relégués au premier sous-sol, en sandwich entre la gare de bus et le parking souterrain.

Le nouveau projet de réaménagement de la place Emile Hamilius, objet du concours «Royal Hamilius» de 2010, démarrera ses travaux cet été. Les démolitions et reconstructions, le déplacement, et le réaménagement de la gare de bus et du stationnement souterrain pour créer un espace plus favorable aux piétons et une nouvelle place urbaine majeure, représentent un véritable défi pour le centre-ville. Mais à terme, les piétons retrouveront l’usage privilégié du parvis de la poste.

Cette importante opération immobilière intégrant un grand espace libre cadré s’entend plutôt comme véhicule publicitaire, valorisant le rayonnement de la capitale en concurrence économique avec les autres cités européennes et internationales. Dans ce cadre mondialisé, la ville se montre, se vend et se rend aussi attractive par la qualité de ses espaces publics et collectifs.

Si les places publiques urbaines ont trouvé dans le «Landmark», une nouvelle raison d’être et de manifester une volonté politique, leur pérennité nécessite une bonne programmation qui soit en cohérence avec le type de quartier dans lequel se trouve la place. Plus cet espace a de sens, c’est-à-dire de connexions avec son environnement sur divers plans (politique, social, économique, historique, culturel, esthétique, écologique, etc…) plus il a de chances de vivre durablement.

Les places centrales

Les places centrales de la vieille ville bénéficient de l’attractivité touristique et économique de la capitale, mais chacune avec ses caractéristiques propres:

La place d’Armes vit presque essentiellement de fonctions Horeca (hôtels, restaurants, cafés) et culturelles (concerts et expositions) qui peuvent la faire palpiter suivant les saisons jusqu’en fin de soirée. Son caractère un peu théâtral, met en scène le passant qui défile devant les terrasses de cafés. Seuls les hôtels offrent aussi une vague présence nocturne, ce qui n’est pas le cas de la Grand-rue voisine, quasi moribonde dès 19 heueres malgré l’éclairage des vitrines qui exacerbe l’absence de logements.

La place Guillaume plus vaste a une vie plus diurne avec le caractère administratif communal de la mairie et du nouveau Biergercenter, et est aussi marquée par le rythme bi-hebdomadaire du marché.

Enfin, la place Clairefontaine, ancienne ruelle réaménagée plus récemment en place, semble plus calme avec sa galerie d’art, un restaurant de luxe, quelques logements et surtout ses ministères. Cette place s’anime surtout à l’occasion de manifestations politiques qui s’attroupent souvent au pied de la statue de la Grande-Duchesse Charlotte.

La place d’Armes vit presque essentiellement de fonctions Horeca (hôtels, restaurants, cafés) et culturelles (concerts et expositions) qui peuvent la faire palpiter suivant les saisons jusqu’en fin de soirée

Ainsi, suivant leur fonction ou leur échelle, l’animation des places suit un rythme différent. Les places du théâtre ou pourvues d’un cinéma s’animent le soir, les places administratives dans les quartiers de bureaux ainsi que les abords des établissements scolaires ne palpitent qu’aux heures de pointe et quelque peu à l’heure du déjeuner si les cantines n’empêchent pas les restaurants de survivre au dehors.
Mais des espaces publics sont aussi créés dans les nouveaux quartiers résidentiels. Ces nouveaux espaces libres n’ont pas du tout les mêmes fonctions que les places urbaines. Il existe au Luxembourg peu de places résidentielles sur le modèle anglo-saxon des « cités-jardins », places entourées essentiellement de logements et pourvues d’un petit parc central. On peut peut-être évoquer dans cet esprit le square arboré de la Cité Holleschbierg à Hespérange. Une place minérale sans commerces ni restaurants est vite trop grande, alors qu’un espace vert ou arboré peut rester attractif pour des résidents, même en l’absence de commerces quelle qu’en soit la taille.

C’est donc dans les nouveaux quartiers résidentiels, dans le cadre de projets d’aménagements particuliers (PAP), que sont créés le plus souvent de nouveaux espaces publics. La loi sur l’aménagement communal et le développement urbain (ACDU) permet en effet aux Communes de recevoir gratuitement de l’espace public représentant jusqu’à 25% de la surface du terrain brut. Or, ces 25% sont juste suffisants pour la voirie et les infrastructures, avec bassin de rétention des eaux pluviales, et un élargissement de voirie en placette ou un petit espace vert. La création de réelles places urbaines ou de parcs même modestes en quartier résidentiel dépasse presque toujours la part de cession gratuite. Comme la plupart des nouveaux quartiers résidentiels ne sont pas assez attractifs pour qu’un commerce de proximité ou un café puisse y survivre et animer une place, ces espaces sont dédiés principalement aux jeux d’enfants et à la promenade d’habitants, souvent avec leurs chiens. Ces places de jeux, espaces verts ou placettes sous forme d’espace de circulation configuré en «zone de rencontre» donnant priorité au piéton sur les automobiles limitées dans leur déplacement à 20 km/h, offrent un lieu de convivialité aux habitants.

Plus modestes et moins représentatifs que les places centrales ces espaces font la qualité des nouveaux quartiers d’habitation et sont peut-être la seule chance des habitants de rencontrer leurs voisins.

Mais à quoi servent les voisins dans une société motorisée, connectée en permanence à toutes sortes de médias, qui bénéficie d’une bonne sécurité sociale et qui croit qu’elle peut se passer de solidarité et se retrancher dans son logement sans rien devoir à personne?

Les ménages se rétrécissent et au moindre dysfonctionnement des aides et services, les personnes n’ayant plus l’habitude de demander un coup de main à leur voisin sont démunies lorsqu’elles se retrouvent seules ou uniquement accompagnées de personnes à charge.

À défaut d’épicerie ou de café, un espace public bien conçu même petit peut au moins permettre de les connaître et par la même occasion, il offre aux enfants la possibilité de tester progressivement leur autonomie en toute sécurité à proximité du logement.

La volonté politique inscrite dans la loi ACDU ne suffit pas à elle seule à faire vivre une place. La créativité des urbanistes, paysagistes et architectes est ainsi mise à contribution pour regrouper rationnellement, en synergie de fonctions, les espaces libres du quartier en un lieu innovant de nouvelles formes de convivialité. Parce qu’en fin de compte ce sont les citoyens qui décideront de l’avenir de l’espace public en utilisant, en s’appropriant et en respectant ou non ces places qui leur sont encore offertes. 

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