Selon la thèse essentielle des économistes, les besoins humains sont infinis.1 Cela n’empêche que dans les économies développées du modèle occidental, les conditions matérielles à la satisfaction des besoins sont aujourd’hui largement remplies, et – à considérer la consommation des ressources – dépassées. Au moment où montent les premières générations qui ont honte de trop consommer, les responsables politiques se rendent bien compte qu’il faut commencer à promettre autre chose aux contemporains du nouveau millénaire que du pain et des jeux. Mais comment la politique peut-elle rendre les gens heureux et arriver à ce que toute une population partage un sentiment général de bien vivre ? Comment aussi le mesurer ?
A priori, les statisticiens ne sont pas idéalement outillés pour cette tâche. Ils accompagnent traditionnellement le développement économique et social avec des paramètres matériels aisément chiffrables. Certes, la sociologie est passée par là, mais la politique reste prioritairement intéressée au développement économique, condition jusqu’à aujourd’hui du développement social et de l’Etat-providence.
Le PIB ne s’additionne pas en bonheur pour les gens
L’instrument de mesure essentiel du développement d’un pays reste son produit intérieur brut, le PIB. Il est le principal indicateur économique utilisé pour mesurer la production de richesses, richesses sans lesquelles le progrès social n’est pas finançable et devient dès lors impossible. C’est ce qui fait que tous les yeux sont rivés sur le PIB et sur sa croissance. Sans croissance, pas de progrès – ni économique ni social –, pas de développement, pas d’ambition d’un futur meilleur. C’est ce raccourci qui a fait du PIB l’instrument qui semble mesurer, au-delà du bonheur économique, le bonheur collectif tout court.
Mais le PIB ne mesure pas vraiment le bien-être des individus. Tel n’est pas son but. « La mesure du bien-être de la population ne peut en effet pas être appréhendée par la simple comptabilisation de tout ce qui se produit dans une économie. S’il y a croissance et que le PIB a augmenté d’une année à l’autre, cela signifie que l’économie a produit plus qu’auparavant. Cela ne veut cependant pas forcément dire que le bien-être a augmenté, en tout cas pas de façon instantanée, ni automatique.2 »
Et puis, celui qui s’emploie à mesurer le bonheur des gens doit s’intéresser à leur malheur. Car lorsqu’on veut éviter d’être surpris par des sautes d’humeur politique du genre de celles des « gilets jaunes », on a intérêt à s’intéresser précocement aux sources de malaise et au mal-vivre. Ainsi, la recherche du bonheur statistique passe aussi par des taux de pauvreté, de chômage ou de suicide.
Une recherche du bien-être statistique au-delà des chiffres de la croissance économique pure
Dès 2008, le président de la République française, à l’époque Nicolas Sarkozy, a demandé à une commission spécifique de se pencher sur les moyens de dépasser ces difficultés et de mesurer le bien-être au-delà des chiffres de la croissance économique pure. Il en est né un rapport connu sous le nom de ses auteurs principaux « Stiglitz-Sen-Fitoussi ». Cette « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » a donné une légitimité accrue à la recherche de moyens statistiques d’un autre type, mieux adaptés à mesurer ce qui importait réellement aux gens. Un apport essentiel de la réflexion française fut l’idée que l’expectative d’un bien-être futur est un élément majeur dans la mesure du bien-être. C’est ainsi que le développement durable et la soutenabilité du développement entrent en scène.
Depuis 2011, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publie tous les deux ans son rapport « Comment va la vie ? – Mesurer le bien-être3 » et donne ainsi définitivement ses lettres de noblesse à une approche différente de la mesure du développement sociétal.
En avril 2010, le Premier ministre, en l’occurrence Jean-Claude Juncker, écrit au Conseil économique et social dans les termes suivants : « Le Gouvernement a décidé de saisir le Conseil économique et social (CES) et le Conseil supérieur pour un développement durable (CSDD) afin d’élaborer et de proposer un système d’indicateurs du bien-être mesurant le progrès de la société dans une optique de long terme et dépassant les indicateurs traditionnels tels que le PIB par tête. Le Conseil économique et social et le Conseil supérieur pour un développement durable sont invités à produire un avis conjoint et pourront s’appuyer sur l’expertise de l’Observatoire de la Compétitivité et recourir aux bases de données du STATEC. »
En s’exprimant ainsi et en associant le CSDD au CES, le gouvernement jette déjà les bases de l’avis qu’il veut obtenir : il n’entend plus définir le bien-être en s’appuyant sur les matérialités de court terme ; il faut veiller au futur et trouver des éléments de satisfaction – ou de malaise – qui dépassent des paramètres exprimés en euros.
Le CES et le CSDD définissent un système d’indicateurs original et entièrement nouveau, le PIBien-être
Le CES et le CSDD se sont donc attelés à la tâche de définir un système d’indicateurs permettant une vue d’ensemble des conditions de vie au Luxembourg et de s’inscrire dans un mouvement international plus vaste sur une nouvelle manière de mesurer le bien-être. A cette fin, ils se sont réparti le travail, avec le CES se concentrant davantage sur le bien-être actuel et le CSDD sur la soutenabilité, c’est-à-dire sur le futur.
« Le CSDD a ainsi proposé des indicateurs dans d’autres domaines que ceux retenus par l’OCDE ou encore le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, considérant que le développement économique, l’égalité des chances entre femmes et hommes, l’aménagement du territoire ou encore l’intégration et la cohésion ont un impact important sur le bien-être dans une optique de long terme.4 »
« Le CES a analysé les forces et faiblesses des indicateurs choisis par la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi et par l’OCDE dans son rapport “Comment va la vie ?” et a repris la catégorisation et les listes d’indicateurs de ce rapport, notamment en raison de leur pertinence, de leur disponibilité, de leur lisibilité, de leur comparabilité internationale […]. [Des] aspects subjectifs, souvent négligés jusque-là, ont également été pris en compte par le CES et le CSDD à côté des aspects purement objectifs et mesurables pour donner une image aussi complète que possible du bien-être, qu’il soit objectif ou subjectif.5 »
Finalement, les deux institutions se sont entendues sur un système original de soixante-trois indicateurs regroupés dans onze catégories que sont le revenu et le patrimoine, l’emploi, le logement, la santé, l’équilibre vie professionnelle-vie privée, l’éducation et les compétences, les liens sociaux, la gouvernance et la citoyenneté, l’environnement, la sécurité physique et le bien-être subjectif. La liste des indicateurs et leur classement peuvent être consultés dans l’avis.
Les auteurs ont souligné que leur travail ne pouvait être qu’un début. La liste doit être considérée comme évolutive. Le suivi doit aussi être assuré, ce qui signifie que les autorités, et notamment l’Institut national de la statistique et des études économiques (Statec), doivent y consacrer les ressources nécessaires. De plus, la publication et la diffusion régulière des résultats est une condition pour arriver à ce que le nouvel instrument de mesure trouve la place qu’il mérite à côté des indicateurs traditionnels médiatisés – le PIB, le chômage, l’inflation – qui dominent l’actualité et qui se sont imposés comme étalons.
Ceci dit, plus de soixante indicateurs ne s’additionnent pas en un instrument simple. Le CES et le CSDD n’ont pas voulu résumer le résultat en un indicateur composite, de peur qu’une agrégation gomme la complexité des multiples dimensions qui mesurent le bien-être. Avec ce choix, méthodiquement irréprochable, ils ont cependant ignoré la difficulté qui consiste à communiquer et à populariser le nouvel instrument. Après tout, n’est-ce pas l’illusion de la simplicité qui a rendu si populaire le PIB traditionnel ?
Enfin un étalon, le LIW !
Pourtant, le travail des deux institutions a bien ouvert une brèche dans une mesure systématique et lisible du sentiment populaire. Leur avis est resté un exercice théorique jusqu’en avril 2018, lorsque le Statec publie PIBien-être: The report6, qui applique le nouvel instrument. Ce document de plus de 200 pages s’inscrit résolument dans la tendance internationale vers la mesure du bien-être, notamment par le choix de la langue anglaise. De plus, il dépasse les auteurs de l’avis de 2013, en résumant les 63 indicateurs en un indicateur synthétique, le « Luxembourg Index of Well-being (LIW) ». On apprend que le LIW serait resté largement stable depuis 2009, alors que le PIB n’a cessé de croître. The report veut aussi être le lancement d’une actualisation systématique de la mesure, ce qui devrait se faire chaque octobre par le rapport Travail et Cohésion sociale7, la première fois en octobre 2018.
Le Statec répond ainsi au programme de l’actuelle coalition, qui prévoit expressément que le « développement économique qualitatif sera appréhendé par le “PIB du bien-être” qui sera publié de façon régulière afin de donner une vue holistique de la situation du pays. Cet indicateur complète celui du produit intérieur brut (PIB) pour donner au Gouvernement un instrument supplémentaire d’orientation et d’évaluation de ses politiques. »
PIB ou LIW, à chacun ses limites
Maintenant que le PIBien-être existe et qu’il s’appelle LIW, réussira-t-il désormais à décrire notre bonheur ? Oui et non !
Tout d’abord, le bonheur est un sentiment subjectif et personnel. C’est un état d’âme et il n’est pas évident de le collectiviser. De plus, il convient de ne pas confondre abusivement les termes de bonheur au sens individuel et de bien-être au sens statistique.
Certes, le nouvel instrument donne une voix à des sentiments très subjectifs, tels la confiance dans les institutions, le sentiment de sécurité et même la satisfaction à l’égard de l’existence. Mais beaucoup d’indicateurs resteront marqués par l’économie, comme le temps de travail, le nombre de pièces du logement, le nombre de personnes diplômées et même l’espérance de vie. Le revenu national brut (RNB) figure comme un indicateur important du LIW.
Malgré ces limites, le nouvel instrument est un progrès incontestable lorsqu’il s’agit de donner à la politique des instruments pour agir dans le sens de la satisfaction des aspirations de la population actuelle et future. Surtout, le PIBien-être permet de souligner les limites du PIB classique, instrument indispensable à la mesure économique, mais surfait lorsque sa popularité en fait le phare dominant de l’action politique.
Dans son avis de 2019, le CES n’a pas caché un certain agacement devant le succès du PIB, alors que c’est un instrument complexe et qui est très souvent mal compris par ses innombrables commentateurs. Les auteurs sont particulièrement clairs à cet égard dans un sous-chapitre intitulé « Malentendus des attentes adressées au PIB » et qui vaut la peine d’être cité ici : « Le PIB […] ne tient pas compte de la valeur estimée des actifs et passifs publics et privés, donc du capital. Il ne mesure ainsi pas les externalités positives ou négatives qui font évoluer cette valeur et qui contribuent dès lors à un gain ou à une perte de moyens […]. Le PIB ne tient pas compte non plus […] du caractère renouvelable ou non des ressources utilisées. Seul compte leur prix et si les consommations intermédiaires sont gratuites, telles que l’air, leur valeur ou leur dégradation n’entre pas directement dans le calcul. Des nuisances, telles que le bruit, les embouteillages ou la perte de la biodiversité, ne sont pas non plus pris en compte8. Le but du PIB n’est pas de mesurer le bien-être, la qualité de vie ou le bonheur, même si dans le débat public, de tels raccourcis sont régulièrement effectués. Même si ce constat arrive comme une lapalissade, il vaut la peine d’être repris, car il reflète l’idée selon laquelle la politique ne doit pas se tromper d’ambition : la croissance du PIB, si auréolée, n’arrivera pas à satisfaire les aspirations des gens, même si elle peut y contribuer. »
On constate sans surprise que l’argent ne fait pas le bonheur, mais qu’il y contribue. Ce qui nous amène à la croissance luxembourgeoise et son lien avec notre bien-être. Car beaucoup de ce qui a été dit plus haut serait tout aussi vrai pour d’autres pays en Europe, mais le Luxembourg connaît ses spécificités.
PIB, PIBien-être et LIW, une cohabitation spécifique au Luxembourg
Ainsi la croissance du PIB luxembourgeois est due quasi exclusivement à une croissance parallèle de la main-d’œuvre. Cela signifie en clair que la productivité stagne et que donc l’augmentation du PIB ne profite a priori pas aux salariés. Du moins n’y a-t-il aucune raison qu’ils en profitent, puisque la production par salarié n’a pas augmenté.
Ce n’est pas une bonne nouvelle pour des travailleurs qui se font répéter par les politiques que si le pays va bien, ils doivent aussi en profiter. C’est ressenti comme étant d’autant plus injuste que les concernés s’interrogent si la seule conséquence de la croissance luxembourgeoise se résume aux embouteillages et une pénurie de logements.
Mais la bonne nouvelle est que le nombre croissant de salariés fait augmenter proportionnellement la retenue fiscale sur les salaires et les cotisations sociales, ce qui remplit les caisses de l’Etat et de la Sécurité sociale. Ainsi, la croissance apporte incontestablement aux finances publiques un bonheur financier qui fait de nous les champions de maintes statistiques européennes et mondiales.
C’est l’utilisation de cette manne financière qui détermine largement la qualité de vie des habitants, mais aussi la soutenabilité du bonheur luxembourgeois. Car une croissance quantitative du seul PIB sans gains de productivité obligerait les autorités politiques à réserver exclusivement l’utilisation de leurs recettes abondantes à préserver l’avenir. Mais ce n’est pas ce qu’ils font.
Car la tentation de caisses pleines est trop forte pour en priver les générations actuelles : augmenter les salaires du secteur public et parapublic, payer des congés parentaux, augmenter les prestations sociales…, voilà autant de facteurs qui renforcent le « bien-vivre » au Luxembourg et certainement aussi le BIPien-être. Ainsi, le LIW devient le pupille du PIB et le cercle se referme.
Le problème de tout ce bonheur est qu’il n’est soutenable que dans un modèle où le nombre de salariés est en croissance infinie. Pourrait-on mieux exprimer la contradiction dans laquelle nous nous plaisons ?
- La présente contribution est un apport personnel sous la seule responsabilité de l’auteur, mais elle s’inspire largement des deux avis du Conseil économique et social qui traitent du PIB et du PIBien-être, de leur définition ainsi que de leurs caractéristiques et limites : « PIBien-être », avis commun du CES et du CSDD d’octobre 2013 ; « Volatilité et fiabilité des données macroéconomiques », avis du CES de juin 2019.
- Extrait de « Volatilité et fiabilité des données macroéconomiques », avis du CES de juin 2019.
- https://www.oecd.org/fr/statistiques/comment-va-la-vie-23089695.html (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 11 octobre 2019).
- Extrait de « PIBien-être », avis commun du CES et du CSDD d’octobre 2013.
- Extraits de « PIBien-être », avis commun du CES et du CSDD d’octobre 2013.
- https://statistiques.public.lu/fr/publications/thematique/conditions-sociales/pibien-etre/index.html
- https://statistiques.public.lu/catalogue-publications/analyses/2018/PDF-Analyses-01-2018.pdf
- … même si elles peuvent avoir un effet indirect sur le PIB par ailleurs.
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