Le débat oublié

Une perte de souveraineté nationale, par la petite porte…

L’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI) entend réagir au projet de loi n° 7478 (« la loi proportionnalité ») portant transposition de la directive européenne (UE) 2018/958 du 28 juin 2018 relative à un contrôle de proportionnalité avant l’adoption d’une nouvelle réglementation de professions (« la Directive »). Les trois avis de l’OAI peuvent être consultés sur son site Internet www.oai.lu1.

De quoi s’agit-il ?

La Directive établit des règles à suivre par les Etats membres pour procéder à des examens de la proportionnalité, avant l’adoption de nouvelles réglementations professionnelles ou la modification des dispositions existantes encadrant l’accès ou l’exercice de professions réglementées (architecte, ingénieur-conseil, avocat, réviseur d’entreprise, expert-comptable, médecin, etc.). Ces règles visent à faire appliquer les principes européens, en particulier :

la non-discrimination (les dispositions réglementant une profession ne peuvent pas être directement ou indirectement discriminatoires en fonction de la nationalité ou du lieu de résidence) ;

la justification par des objectifs d’intérêt général (les dispositions, qui imposent des conditions ou restrictions à l’exercice d’une profession réglementée, doivent être objectivement justifiées par des motifs liés au maintien de l’ordre public, de la sécurité publique ou de la santé publique, ou par des raisons impérieuses d’intérêt général,…) ;

la liberté d’établissement et la libre circulation des biens et des services.

Ces objectifs sont en soi louables, sous réserve d’une application concrète intelligente. Le problème est que la Directive pourrait servir de cheval de Troie de la Commission pour pousser à une déréglementation excessive, en réalité au détriment des consommateurs qu’elle prétend pourtant défendre.

Le contrôle de proportionnalité n’a rien d’un exercice juridique purement objectif, mais alimente des contentieux fréquents entre la Commission et les Etats membres, tranchés en dernier ressort par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Or il n’est pas rare que les recours en manquements exercés par la Commission soient déclarés infondés ou que ses arguments soient écartés.

A titre d’exemple, la CJUE a admis une réglementation nationale qui empêche des personnes n’ayant pas la qualité de pharmaciens de détenir et d’exploiter des pharmacies2. Ainsi, la détention et l’exploitation d’une pharmacie peuvent être réservées aux seuls pharmaciens. Pour le juge européen, les pharmaciens sont associés « à une politique générale de santé publique, largement incompatible avec une logique purement commerciale, propre aux sociétés de capitaux, directement orientée vers la rentabilité et le profit. Le caractère spécifique de la mission confiée au pharmacien impose donc de reconnaître et de garantir au professionnel l’indépendance nécessaire à la nature de sa fonction ». Ces mêmes considérations valent pour les « professions OAI ».

Dans son arrêt du 4 juillet 20193 concernant la Honorarordnung für Architekten und Ingenieure (HOAI) dans l’affaire C 377/17, la CJUE a admis – donnant tort à la Commission sur ce point – que « l’imposition de tarifs minimum peut être de nature à contribuer à limiter ce risque [de prestations au rabais de mauvaise qualité], en empêchant que des prestations soient offertes à des prix insuffisants pour assurer, à long terme, la qualité de celles-ci4 ». 

En quoi cette Directive implique-t-elle un changement de paradigme ?

La Directive impose un test de proportionnalité systématique et en amont (ex ante) : avant même l’adoption de toute mesure (loi, règlement, prescriptions des ordres professionnels, etc.), il faudra démontrer – et rendre compte à la Commission européenne – que la mesure est justifiée par des objectifs d’intérêt général et non disproportionnée.

On passe in fine du régime de liberté (la mesure législative ou réglementaire est permise tant qu’elle n’est pas interdite par le juge européen) au régime d’autorisation (la mesure réglementaire est permise si elle passe avec succès le test de proportionnalité)5.

L’instauration d’un contrôle de proportionnalité ex ante place la Commission en position de phagocyter les Etats membres et d’exercer en quelque sorte une autocensure préalable, en évitant que l’affaire soit tranchée par le juge européen, qui a développé une jurisprudence nuancée et a, à plusieurs reprises, freiné les velléités de dérégulations professionnelles de la Commission européenne.

Pourquoi l’OAI s’empare-t-elle de ce débat ? 

L’OAI s’étonne de l’absence de tout débat à ce sujet, situation qui tranche avec les débats suscités par le passé par la célèbre « directive Bolkestein », devenue la directive du 12 décembre 2006 (2006/123/CE) relative aux services dans le marché intérieur, dite « directive services », dont la teneur finale avait été modifiée à la suite des contestations de plusieurs Etats membres.

Pourtant, avec « la loi proportionnalité », il ne s’agit pas d’une transposition anodine d’une directive quelconque, car une fois transposée, il faudra se plier aux exigences de la Commission européenne. A l’inverse des gouvernements (et chambres parlementaires) français(e)s et allemand(e)s, le Luxembourg n’a pas incité la Commission européenne à renoncer à cette Directive, qui heurte la souveraineté nationale et le principe de subsidiarité. La Directive « test de proportionnalité » devrait elle-même respecter le principe de proportionnalité ! Or elle va au-delà de ce qui est pertinent, en empiétant sur la marge de manœuvre des Etats membres !

La marchandisation des professions réglementées n’est pas dans l’intérêt des consommateurs

Surtout, l’idéologie de la Commission est bien connue : dans une logique de marchandisation de tous les services, elle estime de manière sans cesse plus appuyée et à tort que les réglementations professionnelles entraveraient le marché intérieur des services6.

La Chambre des salariés de Luxembourg (CSL) dénonce à raison que « l’argumentation constamment utilisée d’après laquelle une déréglementation des professions bénéficierait aux consommateurs n’est pas convaincante et risque même d’être contreproductive en facilitant un nivellement vers le bas des critères requis ».

L’Union luxembourgeoise des consommateurs (ULC) partage la position de la CSL, selon laquelle la réglementation nationale concernant les professions indépendantes vise aussi à garantir la sécurité des usagers et fournit également des garanties de qualité. Et de préciser dans son avis que « l’UCL n’est pas convaincue qu’une dérégulation des professions libérales bénéficierait in fine aux consommateurs, alors qu’elle risque de faciliter un nivellement vers le bas des critères actuellement requis ». L’OAI considère également qu’une uniformisation a minima des réglementations professionnelles – car tel semble être l’objectif de la Commission – n’est ni justifiée ni souhaitable.

Une rhétorique bureaucratique qui ignore la réalité du terrain

Selon le projet de loi, « le Grand-Duché figure parmi les Etats membres ayant un niveau de restrictivité réglementaire élevé par rapport à la moyenne du marché unique pour les secteurs des services aux entreprises, tels que ceux des services juridiques, comptables, d’architecture et d’ingénierie ».

Cette description fait fi des réalités. Concernant les « professions OAI », au Luxembourg, les bureaux « étrangers » constituent actuellement 23 % des bureaux d’architectes et 21 % des bureaux d’ingénieurs-conseils inscrits à l’OAI. Cette situation est unique en Europe et également favorisée par l’attractivité économique, l’ouverture et le multilinguisme caractérisant le Grand-Duché de Luxembourg.

L’OAI n’a pas connaissance de quelconques restrictions ou difficultés d’accès à la commande privée ou publique de la part des prestataires établis dans un autre Etat membre de l’Union européenne, bien au contraire7. Plusieurs études, dont celle sur le secteur européen de l’architecture publiée en janvier 20178 par le Centre européen des professions libérales (EuZFB) de l’université de Cologne, avaient déjà souligné que l’indicateur de la réglementation des marchés de produits (PMR) de l’OCDE ne reflétait pas le niveau réel de réglementation dans les Etats membres9.

La responsabilité du législateur national

Le législateur national et les autorités en charge de « l’examen de proportionnalité » devront procéder à une saine analyse des réglementations en jeu, sans céder par avance à toutes les injonctions de la Commission européenne… L’OAI nourrit de vives inquiétudes à ce sujet et estime que le soutien par le Luxembourg à cette Directive, désormais adoptée et dont la transposition en droit en national est imparable, tout comme plus largement la Directive elle-même, auraient mérité un débat citoyen tant à l’échelle nationale qu’européenne. En tout état de cause, l’OAI persistera à se saisir de ce débat, tout comme d’autres sujets qui finalement façonnent la société dans laquelle nous souhaitons vivre. Ces questions ne peuvent être réservées aux technocrates ou aux experts. Il est temps que les citoyens de l’Europe se réapproprient l’avenir.

Il s’agit de préparer l’avenir dans une Europe revitalisée, au sein de laquelle le Luxembourg sait faire entendre sa voix

L’OAI tient à souligner qu’il est profondément pro-européen. Le Luxembourg est situé au cœur de l’Europe, au carrefour culturel et économique constitué notamment par l’Allemagne, la Belgique et la France ; situation qui stimule les créations architecturales et techniques de qualité ainsi que l’innovation par les échanges interrégionaux et internationaux. Grâce à l’implantation au Luxembourg, ces dernières années, de grands clients internationaux, les architectes, architectes d’intérieur, ingénieurs-conseils, urbanistes-aménageurs et architectes-/ingénieurs-paysagistes luxembourgeois ont eu l’occasion de constituer un savoir-faire et un réservoir d’expériences utiles à leurs projets futurs. Du fait de leur multilinguisme et des études à l’étranger, les membres OAI conservent de cette expérience, outre un enrichissement culturel personnel, une faculté accrue d’adaptation aux marchés étrangers.

Maintenons pour les maîtres d’ouvrage le droit fondamental d’un conseil professionnel indépendant !  

  1. Le premier avis de l’OAI, daté du 25 août 2020, est intitulé « Contrôle de proportionnalité avant l’adoption d’une nouvelle réglementation de professions » : https://tinyurl.com/2jhptt7p. Voir également le deuxième avis de l’OAI du 18 février 2021, intitulé « Maintenons pour le Maître d’Ouvrage le droit fondamental d’un conseil professionnel ! » : https://tinyurl.com/kzwcmvfy. Le troisième avis de l’OAI porte sur le projet de règlement grand-ducal pris en exécution de la loi : https://tinyurl.com/yuvtrhmc (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 10 avril 2021).
  2. Cf. arrêts de la Cour dans l’affaire C-531/06 et dans les affaires jointes C-171/07 e. a. Commission / Italie et Apothekerkammer des Saarlandes (voir communiqué de presse : https://tinyurl.com/2kaswenu). La Cour prend soin de relever que, à la différence des pharmaciens, les non-pharmaciens n’ont pas, par définition, une formation, une expérience et une responsabilité équivalentes à celles des pharmaciens. Dans ces conditions, il convient de constater qu’ils ne présentent pas les mêmes garanties que celles fournies par les pharmaciens. Par conséquent, un Etat membre peut estimer, dans le cadre de sa marge d’appréciation, que l’exploitation d’une pharmacie par un non-pharmacien peut représenter un risque pour la santé publique, en particulier pour la sûreté et la qualité de la distribution des médicaments au détail.
  3. CJUE, 4 juillet 2019, affaire C-377/17.
  4. Dans ce même arrêt du 4 juillet 2019, la CJUE a confirmé également que la préservation de la qualité de l’environnement bâti, en abrégé « Baukultur », ainsi que la construction écologique sont d’intérêt public. 
  5. Antérieurement, le « test de proportionnalité » – mis en œuvre depuis le traité de Rome – visait surtout à permettre au juge européen de vérifier la compatibilité d’une mesure nationale (une réglementation professionnelle par exemple) avec les exigences du marché intérieur en matière de libre circulation. Le test de proportionnalité est traditionnellement ad hoc et institutionnel (il est le fait d’un contrôle de justice et en dernière instance par la CJUE) et ex post (il intervient lors de la mise en œuvre d’une mesure nationale). Pour aller plus loin, cf. l’article éclairant de la Fedcar (20 février 2017) : https://tinyurl.com/f3km38a. 
  6. https://tinyurl.com/4dn3b2xx 
  7. https://tinyurl.com/29xbran7 
  8. https://tinyurl.com/fapz3jpp 
  9. https://mailer.ace-cae.eu/fr/public/webview/show/83/8748 

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