Le devenir des droits et libertés dans la future Constitution
Sous l’angle de vue historique, les éléments précurseurs de notre droit constitutionnel actuel, apparus progressivement depuis le Moyen Age, avaient pu mettre un frein à l’arbitraire du pouvoir et assurer une protection modeste des droits des particuliers. Les lettres de franchise, accordées dès le XIIe siècle, la Magna Carta anglaise, la Bulle d’or, édictée par Charles IV, Empereur du Saint-Empire, les droits et privilèges jurés dans sa Joyeuse Entrée par son frère Wenceslas, duc du Brabant, les actes de la Paix de Westphalie ou encore la Bill of rights anglaise sont autant d’exemples, qui témoignent de la volonté de reconnaître des droits et des privilèges, octroyés parfois sous la contrainte, accordés ailleurs dans l’intérêt de préserver ou de rétablir la paix, et confirmés très souvent par respect de traditions ancestrales, devenues droit coutumier.
Les textes anciens ne s’étaient pourtant pas bornés à évoquer des droits et privilèges auxquels tant la noblesse et le clergé que les bourgeois des villes pouvaient prétendre, mais ils avaient aussi associé les états (Stände) à l’administration publique.
La double dimension qu’auront les chartes constitutionnelles modernes était donc déjà timidement présente à une époque qui ne connaissait pas encore le droit constitutionnel de l’Etat moderne.
Les acquis du XIXe et du XXe siècle
Le régime parlementaire du XIXe siècle, au début encore fortement imprégné du principe monarchique, est devenu avec l’introduction du suffrage universel authentiquement démocratique au XXe siècle ; or, la démocratie parlementaire n’est guère concevable sans son fondement de droits et de libertés individuels, qui revêtent par conséquent une place éminente dans le droit constitutionnel.
Faut-il pour autant qu’une constitution comporte matériellement un catalogue de droits et de libertés ou ne pourrait-on pas se satisfaire d’un renvoi aux instruments internationaux ?1 Le premier exemple d’une constitution moderne n’évoquant pas de droits et libertés fut celle des Etats-Unis d’Amérique de 1787. Or, après avoir failli empêcher la ratification de la Constitution par plusieurs des treize Etats fédérés de l’époque, cette lacune a bien vite été redressée grâce à l’adoption des « first ten amendments » que le premier Congrès vota dès 1789. La Constitution française du 4 octobre 1958 se passe aussi d’un exposé des droits et libertés ; dans une décision de 1971, le Conseil constitutionnel s’est cependant référé à l’évocation dans le préambule de la Constitution de « la Déclaration [des droits de l’homme et du citoyen] de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 » pour reconnaître le caractère constitutionnel des droits et libertés y énoncés.
Aujourd’hui, la matière des droits et libertés fait l’objet de plusieurs grands textes internationaux, dont l’application par les Etats qui y ont adhéré est pour partie contrôlée par des juridictions internationales dont les sanctions s’imposent aux pouvoirs institutionnels nationaux. Nous renvoyons en particulier à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, aux pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, à la Convention européenne des droits de l’homme2 ou encore à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne3.
Même si les droits et libertés sont bien encadrés par le droit international, et même s’il existe des exemples montrant qu’une constitution peut à la limite se passer de l’évocation des droits et libertés, nous penchons pour l’attitude du Conseil d’Etat qui a estimé en 2006 qu’« [u]n Etat souverain se doit d’énoncer les droits et libertés garantis à ses citoyens dans sa loi suprême, fondement de sa légitimité. Cette visée est renforcée par le fait qu’un traité est approuvé par le législateur selon une formule moins formelle et moins consensuelle que celle prévue par l’article 114 de notre Constitution pour les révisions constitutionnelles.4 » En 2012, le même Conseil d’Etat a encore estimé « qu’il ne suffit pas de renvoyer en la matière aux textes internationaux, fussent-ils de facture plus récente…, mais qu’il importe que la Constitution proclame elle-même un catalogue des droits et libertés que choient les Luxembourgeois et dont s’inspirent les fondements et le fonctionnement des institutions.5 »
La deuxième question que soulèvent les droits et libertés a trait à une terminologie plutôt confuse, où les notions de droits de l’homme, de droits fondamentaux, de libertés publiques ou individuelles se confondent et où s’ajoute celle des objectifs à valeur constitutionnelle (« Staatsziele » ou « Staatszielbestimmungen »). Le constituant luxembourgeois ne s’est pas jusqu’aujourd’hui soucié de démêler cette terminologie. Aussi faut-il saluer l’effort des auteurs de la proposition de refonte de la Constitution de faire le ménage, suite à la proposition afférente du Conseil d’Etat de 2012 de distinguer clairement entre trois types de dispositions6.
La future Constitution prévoit ainsi une subdivision de son chapitre 2 en trois sections traitant consécutivement des droits fondamentaux, des libertés publiques et des objectifs à valeur constitutionnelle. Les droits fondamentaux auront une portée absolue, en ce qu’ils sont intangibles et inaliénables, et que le législateur ne pourra pas, en avançant la protection d’autrui ou en se réclamant de l’intérêt public, y apporter des restrictions. Les libertés publiques et les droits qui s’y rattachent, sont par contre susceptibles d’être mis en balance avec des mesures de protection des libertés et droits d’autrui ainsi qu’avec des restrictions dictées par l’intérêt général. Or, pour éviter que les aménagements apportés aux principes inscrits dans la Constitution ne diluent leur essence, une « clause transversale »7 est insérée dans la proposition de révision. En vertu de cette clause, inspirée par la Convention européenne des droits de l’homme, toute restriction apportée aux droits et libertés doit être prévue par la loi et respecter leur contenu essentiel ainsi que le principe de proportionnalité ; elle n’est admise que si elle est nécessaire dans une société démocratique et répond à des objectifs effectifs d’intérêt général ou de protection des droits et libertés d’autrui. Et la Cour constitutionnelle pourra vérifier la conformité d’une loi qui prévoit des restrictions aux droits et libertés inscrits dans la Loi fondamentale, si les restrictions qu’elle prévoit respectent les critères de la « clause transversale ». Enfin, les objectifs à valeur constitutionnelle de la section 3 n’engagent l’Etat que vis-à-vis de lui-même et ne peuvent en principe pas être invoqués devant le juge à l’instar des droits subjectifs, dont font partie les droits et libertés publics, repris à la section 2.
Tout en saluant cet effort d’organisation plus cohérente et de distinction nette entre droits subjectifs et objectifs, la Commission de Venise a encouragé la commission parlementaire des Institutions et de la Révision constitutionnelle à aligner le texte davantage à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en déplaçant vers le relevé des libertés publiques le droit à la vie privée (précédemment droit fondamental) et l’égale jouissance des droits devant bénéficier aux handicapés (précédemment objectif à valeur constitutionnelle)8.
Les droits et libertés prévus par la Constitution en projet ne sont pas tous inscrits à son chapitre 2. Le droit électoral actif (droit d’être électeur) et passif (droit à se faire élire) figure au chapitre 4, réservé à la Chambre des Députés, et le chapitre 7, traitant de la Justice, énumère un certain nombre de garanties bénéficiant au justiciable (publicité des audiences, motivation des décisions judiciaires, impartialité des magistrats, caractère équitable du procès, qui doit avoir lieu dans un délai raisonnable, du contradictoire et des droits de la défense)9. Reste à savoir si le droit électoral actif et passif et les droits du justiciable ne devraient pas être mesurés à la même aune que les libertés publiques du chapitre 2.
Les garanties du justiciable sont bien encadrées par la jurisprudence de la Cour des droits de l’homme de Strasbourg et leur application conséquente ne devrait pas en pratique donner lieu à problème. Or, les récents amendements parlementaires au texte de la Constitution en projet10 omettent d’étendre la clause transversale susmentionnée à ces garanties, omission déplorable, car cette extension permettrait de renforcer le contrôle juridictionnel des lois organiques sur la justice, même si la Commission de Venise semble ne pas y insister11.
Il ne fait pas de doute que le droit d’être électeur ou éligible fait aussi partie des droits et libertés, même si dans les constitutions successives ce droit a, depuis 1848, figuré au chapitre relatif à la Chambre des Députés. Le libellé constitutionnel plutôt laconique, laissant beaucoup de place à la loi ordinaire pour régler le droit électoral, n’a guère changé depuis l’introduction du suffrage universel, il y a un siècle, sauf à remplacer la formule du nombre des députés en fonction de l’évolution démographique par un nombre figé de représentants parlementaires, fixé à 60. Les modifications nouvellement prévues restent marginales, se bornant à « constitutionnaliser » les règles légales sur le vote secret et la participation obligatoire aux élections12.
En analysant le passage afférent de la proposition de nouvelle Constitution, la Commission de Venise était surprise de voir qu’un changement du nombre des députés à élire dans chaque circonscription requiert le vote d’une loi à la majorité qualifiée des deux tiers des membres de la Chambre, alors que la loi électorale comme telle continuera à pouvoir être modifiée à la majorité ordinaire, prévue pour l’adoption des lois13. Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs déjà abondé dans le même sens en 2012, en proposant l’application de la majorité qualifiée pour changer la loi électorale14. Or, la Chambre des Députés continue à faire la sourde oreille sur ce point. A moins d’une prise de conscience des députés de l’importance fondamentale de cette question pour la nature démocratique de notre régime politique et de l’intérêt de la traiter dès lors sous des prémisses largement consensuelles, le droit électoral restera une matière législative ordinaire et, sporadiquement. le sujet de la rhétorique politique partisane.
Reste la suspension du droit électoral au détriment des condamnés à des peines pénales qui n’est pas en phase avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ; celle-ci a itérativement exclu la possibilité de retirer le droit de vote à des condamnés à certaines peines15. Et la Commission de Venise d’insister sur la nécessité d’éliminer les contradictions entre les textes luxembourgeois et la jurisprudence de Strasbourg16.
Le relevé des droits et libertés du chapitre 2 de la future Constitution portera encore largement l’empreinte de celle de 1848. Les auteurs de l’époque s’étaient fortement inspirés du modèle constitutionnel belge de 1831. Sur les 21 articles que comportait le titre II (« Des Belges et de leurs droits »), 18 ont été repris quasi textuellement par le constituant luxembourgeois de 1848. Les rares divergences retenues à l’époque concernaient notamment l’abolition de la peine de mort en matière politique, un interventionnisme étatique plus prononcé dans les matières de l’enseignement et de l’organisation des cultes religieux (dont l’autorisation requise pour établir une corporation religieuse) ainsi que l’ajout d’un article qui garantit aux fonctionnaires leurs fonctions, leurs droits et leurs honneurs17.
Le contenu du chapitre II (« Des Luxembourgeois et de leurs droits »18) a résisté de façon fort étonnante aux changements que l’évolution des mœurs politiques et sociétales a fait subir au droit constitutionnel depuis l’entrée en vigueur de la Constitution libérale de 1848. Il y a certes eu des adaptations sous l’effet de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour constitutionnelle luxembourgeoise. La peine de mort a été abolie. Le droit de la nationalité a été adapté, et l’accès à la fonction publique et au droit électoral sur le plan local ont été ouverts aux étrangers. Certains droits collectifs, dont la liberté syndicale, ont été actualisés, tout comme divers aspects techniques touchant à l’enseignement. D’autres droits ont été précisés ou ajoutés nouvellement (droits de la famille, égalité entre femmes et hommes, protection de l’environnement et des animaux). En tout et pour tout 11 des 23 articles du chapitre II ont subi une ou plusieurs modifications depuis la promulgation de la Constitution de 1868, et deux articles ont été ajoutés. Le fait que plusieurs de ces modifications ont eu un caractère bien plus technique que politique souligne la stabilité dans le temps des choix de 1848.
La raison en tient à ce que la Commission de Venise19 a appelé les « choix originaires de la Constitution luxembourgeoise, c’est-à-dire [une] conception de la garantie des droits fondamentaux typique du XIXe siècle ». Cette approche confère parfois un statut constitutionnel très faible à certains droits dont le détail est réglé dans la loi ordinaire. Dans ces conditions, le libellé constitutionnel luxembourgeois n’a pas dû être adapté systématiquement à celui des traités internationaux qui par la suite sont venus renforcer l’arsenal de protection de l’individu. Cette situation fait également dire aux experts du Conseil de l’Europe que la Constitution luxembourgeoise serait l’expression d’une grande confiance dans le législateur.
La nouvelle Constitution, un défi en matière de droits et libertés ?
La Constitution en projet est-elle à même de relever les défis modernes de précisions accrues à apporter aux droits et libertés reconnus et de leur extension à de nouveaux droits et libertés générés par les progrès de la science et les changements de la société ? Ce catalogue comportera-t-il des garanties équivalentes aux instruments internationaux ?
L’on pourrait a priori soutenir qu’il s’agit là d’un faux problème, puisque le principe général de la primauté du droit international sur le droit interne est bien enraciné dans la tradition juridique indigène. Dans ces conditions, tout engagement international doit de plein droit être respecté dans l’ordonnancement juridique interne, et en cas de conflit, c’est la règle de droit international qui l’emporte. Or, les traités sont approuvés selon des exigences procédurales moins sévères que celles prévues pour les révisions constitutionnelles. De surcroît, il échoirait, du souhait de la Commission de Venise, de faire du principe général précité une règle constitutionnelle écrite, souhait qui n’a pourtant pas été honoré dans le cadre des amendements du 10 juillet 2019. Il faudra par conséquent apporter plus de soins à une formulation précise des droits et libertés, qui devra en plus être alignée sur celle des traités internationaux. Les nombreux efforts consentis, au-delà de la création d’une structure plus cohérente du chapitre 2, pour supprimer les tares dont souffre le texte actuel, sont patents.
Le renvoi aux droits naturels, notion philosophique bien plus que juridique, sera remplacé par l’ancrage dans la Constitution de la dignité humaine (plus facile à cerner sur le plan juridique) comme droit fondamental, intangible. L’abolition de la peine de mort se trouvera complétée par l’interdiction de la torture et de toute forme de traitement inhumain et dégradant. La liberté de pensée, de conscience et de religion complétera le tableau des droits fondamentaux que le législateur ne pourra pas aménager.
Au titre des libertés publiques, les dispositions de l’égalité devant la loi seront regroupées dans les articles 15 et 16. Ceux-ci préciseront que le principe de l’égalité comporte l’interdiction de toute forme de discrimination (hélas définie de façon moins précise qu’à l’art. 14 de la Convention européenne des droits de l’homme ou à l’art. 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). L’application du principe de l’égalité entre femmes et hommes est rappelée, tout comme son extension à la protection de la personne et des biens des étrangers en séjour au Luxembourg. Enfin (comme souligné dans une jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle) l’égalité a comme corollaire qu’un régime légal différent peut être appliqué à des personnes se trouvant dans des situations différentes. Une femme enceinte a droit à des conditions de travail auxquelles ne peuvent pas prétendre les autres salariés ; un militaire ou un policier doit se soumettre à une discipline plus exigeante qu’un fonctionnaire civil.
L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 avait défini la liberté « comme consistant à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». La question de la liberté, qui inclut celle d’aller et de venir, se pose surtout à partir du moment où l’on en est privé. Traditionnellement, la Constitution réserve dès lors une attention particulière aux conditions dans lesquelles s’exercent les poursuites judiciaires et les arrestations de personnes soupçonnées ou convaincues d’un crime ou délit. La nouvelle Constitution maintiendra les garanties dont doivent être assorties les privations de liberté et les modalités pour y mettre fin. Elle continuera de prévoir qu’il appartient à la loi de désigner le juge compétent. Elle reprendra aussi les principes de la légalité des incriminations et des peines. Elle énoncera la non-rétroactivité des sanctions pénales. Il faut regretter que, dans ses récents amendements, la commission de la révision constitutionnelle n’ait pas jugé opportun de suivre la proposition de la Commission de Venise de revoir le libellé pour éviter que les garanties du « Habeas corpus » ne puissent être interprétées comme ne s’appliquant pas aux arrestations en cas de flagrant délit20. Par ailleurs, la privation de liberté ne se limite pas au seul domaine judiciaire, mais implique également les internements administratifs (pour prévenir les effets contagieux d’une maladie, pour refouler un étranger, pour interner une personne souffrant d’une grave pathologie psychique, pour placer un mineur) ainsi que les restrictions de liberté (comme mesure contre la violence domestique). A l’avenir il faudra surtout veiller à ce que les lois ordinaires en la matière restent alignées sur le droit constitutionnel ainsi que sur les traités internationaux et la jurisprudence des juridictions internationales qui s’y greffe.
Plusieurs articles auront soin de protéger l’intimité de la sphère privée. L’article 20 en comportera le principe. L’article 21 reprendra l’inviolabilité du domicile privé. L’article 30 introduira un droit à l’inviolabilité des communications, car actuellement seul le secret des lettres et des télégrammes est formellement garanti par la Constitution : les exceptions légales à ces principes resteront possibles, mais ne seront possibles que « dans les cas prévus par la loi et sous les conditions et contrôles qu’elle [déterminera] ». Enfin, l’article 31 garantira la protection des données personnelles dont les conditions de traitement et de conservation devront faire l’objet de lois formelles.
Les articles 23 et 24 consacreront la liberté d’expression, en ce compris la liberté de la presse, mais les infractions commises à l’occasion de son exercice (injures et diffamations, incitations à la haine raciale, …) continueront à être réprimées sur le plan pénal. A ce sujet la Commission de Venise a recommandé, sans être suivie par la commission parlementaire, de remplacer la liberté d’opinion, figurant à l’article 23, par la notion plus large de liberté d’expression, retenue à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et incluant tant le droit de communiquer ses opinions que celui de recevoir des informations21. Le second de ces articles visera plus particulièrement la liberté de manifester ses convictions philosophiques et religieuses et d’adhérer à une religion. Curieusement, il s’agit là de la seule liberté formulée de façon positive (droit d’adhérer) et négative (droit de ne pas adhérer). Selon la Cour de Strasbourg, toute liberté formulée de manière positive doit également pouvoir s’articuler négativement, si les possibilités de choix ou d’action qu’elle comporte doivent être données dans le chef de celui qui l’invoque, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter la formule négative22. En l’absence d’explications dans les documents parlementaires, existerait-il des raisons inavouées qui justifieraient l’écart décrit par rapport à la ligne valant pour les autres droits et libertés ?
Abstraction faite d’un léger toilettage rédactionnel, les libertés de réunion et d’association (art. 25 et 26) seront reprises du texte constitutionnel actuel. Il est dommage que la proposition de la Commission de Venise23 de remplacer l’autorisation administrative requise pour les « rassemblements en plein air dans un lieu accessible au public » par l’obligation de simplement informer les autorités publiques n’ait pas connu de suivi, car ce serait l’occasion de mettre la disposition afférente en phase avec les traités internationaux, tout en confirmant l’orientation libérale de notre droit constitutionnel.
C’est probablement la proximité entre le droit d’association et celui de constituer des partis politiques (entités exprimant le pluralisme démocratique et concourant à la formation de la volonté populaire et du suffrage universel) qui a fait transférer l’article afférent (art. 27) du chapitre réservé à la puissance souveraine dans l’actuelle Constitution vers celui des droits et libertés, bien que l’on eût également pu s’imaginer cet article parmi les règles générales d’administration. L’article suivant a trait à la garantie des libertés syndicales, les syndicats pouvant également être considérés comme une forme particulière d’associations. A ce sujet, la Commission de Venise pointe l’omission regrettable d’une définition de ces libertés syndicales24 ; effectivement, la Convention européenne des droits de l’homme (art. 11) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 27 et 28) se révèlent bien plus précises sur ce point lorsqu’elles évoquent la finalité de la défense commune des intérêts des affiliés ou le droit de recourir à des actions collectives, dont la grève, en cas de conflit de travail.
Le droit de requête et de pétition (art. 29) qui avait été introduit dès 1848, connaîtra un complément heureux, grâce à l’obligation faite dorénavant aux autorités publiques « de répondre dans un délai raisonnable aux demandes écrites des requérants ».
Un nouvel article (art. 32) prévoit que désormais le droit d’asile sera garanti dans les conditions déterminées par la loi. Cette garantie est en ligne avec l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par les Nations Unies le 10 décembre 194825, et complètera avantageusement notre Loi suprême, à une époque où il sied à une nation nantie de faire preuve d’hospitalité vis-à-vis de ceux qui fuient la guerre et la misère.
Les dispositions relatives à l’enseignement subiront probablement les plus grands changements. Mettant fin au capharnaüm actuel de dispositions techniques sur l’organisation scolaire, l’article 33 en projet introduira une suite cohérente des principes à respecter en la matière, en commençant par l’énoncé du droit à l’éducation que l’actuelle Constitution ne mentionne pas. Il appartiendra à l’Etat de garantir l’accès à l’enseignement qui, pour autant qu’il sera public, sera gratuit dans les classes du primaire et du secondaire, et d’en assurer l’organisation. La loi règlera la durée de la scolarité obligatoire. L’actuelle liberté de choix pour fréquenter les universités est confirmée. Enfin, l’enseignement privé pourra s’organiser librement, à condition que son exercice ait lieu dans le respect des valeurs constitutionnelles et dans le cadre déterminé par la loi.
Les articles 34 et 35 reprendront des garanties qui se trouvent inscrites à l’article 11 de la Constitution actuelle depuis la vague des révisions intervenues en 1948. Ainsi, la sécurité sociale, la protection de la santé et celle des droits des travailleurs resteront des matières dont les principes relèvent de la compétence du législateur26. Parallèlement, la liberté du commerce et de l’industrie ainsi que de l’activité libérale et agricole continuera d’être garantie par la Constitution, sans préjudice des restrictions que le législateur pourra y apporter.
Enfin, l’article 37 reprendra les dispositions sur la protection de la propriété dont on ne pourra être privé que pour cause d’utilité publique. Le contenu de cet article faisait déjà partie de la Constitution de 1848 et le libellé de l’article afférent n’a été adapté au texte de la Convention européenne des droits de l’homme qu’en 200727.
La « clause transversale », évoquée plus haut, est censée faire l’objet de l’article 38 qui clôturera la section 2 du chapitre 2 de la future Constitution.
Reste à jeter un regard sur les objectifs à valeur constitutionnelle qui seront repris dans la troisième section du chapitre 2. La Constitution actuelle prévoit déjà plusieurs de ces objectifs sans les qualifier comme tels. Il s’agit notamment de l’obligation de l’Etat de garantir le droit au travail et de veiller à son exercice effectif (art. 40), de garantir la protection de l’environnement dans une optique de développement durable ainsi que celle des animaux (art. 43). Le nouveau texte n’aura plus l’approche anthropocentrique de l’article 11bis de la Constitution actuelle, car dorénavant les animaux seront considérés comme des êtres vivants non humains (sic) qui sont dotés de sensibilité et qui méritent dès lors protection.
D’autres objectifs compléteront la liste reprise à la section 3 du chapitre 2. Il s’agit de l’obligation de l’Etat de veiller au droit de fonder une famille et au respect de la vie familiale ainsi qu’à l’intérêt des enfants, en vue de les faire bénéficier de la protection et des soins nécessaires à leur bien-être et à leur développement ; l’article 39 ajoutera que les enfants auront le droit d’exprimer leur opinion qui sera prise en considération eu égard à leur âge et à leur discernement. En vertu des articles 41 et 42, l’Etat sera tenu respectivement de promouvoir le dialogue social et de veiller à faire disposer toute personne d’un logement approprié, charge probablement très ardue en présence des tensions actuelles sur le marché immobilier indigène. Enfin, les articles 44 et 45 conféreront à l’Etat la tâche de garantir l’accès à la culture et le droit à l’épanouissement culturel, et de promouvoir la protection du patrimoine culturel ainsi que la liberté de la recherche scientifique (qui est aussi énoncée à l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais qui ne sera pas assortie des garde-fous de l’article 3 de la Charte, prévus pour la recherche médicale et biologique).
Dans la mesure où, en définitive, les objectifs à valeur constitutionnelle n’engagent l’Etat que vis-à-vis de lui-même, il est permis de s’interroger sur la plus-value juridique de l’allongement impressionnant de leur énumération dans la future Constitution. L’effet de leur insertion dans la future Constitution restera en tout cas purement déclamatoire et ne générera aucun droit ni garantie pour ceux qui en sont concernés.
En conclusion, la nouvelle Constitution comportera sans aucun doute de nombreuses avancées louables sur la voie d’une modernisation du catalogue des droits et libertés, évoqués de manière cohérente, et elle protégera contre des initiatives politiques, susceptibles d’empiéter sur leur essence même. Il reste qu’un certain nombre de non-conformités avec les dispositions internationales, pointées dans l’avis de la Commission de Venise, n’ont été que très partiellement redressées dans le cadre des récents amendements parlementaires du 10 juillet 2019. Ces amendements n’ont pas encore été avisés par le Conseil d’Etat. Il est donc permis d’espérer que le danger contre lequel la Commission de Venise a mis en garde ne se réalise pas, car « cristalliser dans la constitution des divergences importantes par rapport aux standards internationaux, tels qu’ils sont connus à l’heure de la réforme constitutionnelle, [pourrait] être interprété comme une volonté du législateur constitutionnel de s’écarter du droit international ».
- Un collectif d’auteurs du Conseil d’Etat avait soulevé cette question dans le cadre de son « Essai sur une refonte de la Constitution », paru dans l’ouvrage Le Conseil d’Etat, gardien de la Constitution et des Droits et Libertés fondamentaux, Luxembourg, édition du Conseil d’Etat, 2006, p. 294.
- De son nom officiel « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
- Annexée au Traité sur l’Union européenne (Traité de Lisbonne) de décembre 2007.
- Op. cit. (p. 694).
- Cf. avis du Conseil d’Etat du 6 juin 2012 relatif à la proposition de révision portant modification et nouvel ordonnancement de la Constitution ; doc. parl. 603006, p.8.
- Cf. avis précité du Conseil d’Etat ; doc. parl. 603006, p. 21.
- Cf. proposition de révision : « Art. 37. Toute limitation de l’exercice des libertés publiques doit être prévue par la loi et (le texte souligné est ajouté dans le cadre des amendements du 10 juillet 2019 ; doc parl. 603030) respecter leur contenu essentiel. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires dans une société démocratique et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. »
- Cf. avis n°934/2018 de la Commission de Venise 18 mars 2019 sur la proposition de révision de la Constitution (luxembourgeoise), points 20 et 28, et amendements parlementaires 10 juillet 2019 (doc. parl. 603030, p. 1, 2, 10 et 11), adoptés à la suite de l’avis de la commission de Venise.
- Cf. section 5 (garanties du justiciable ; art. 104 – 107), inspirée par l’article 6 – procès équitable – de la Convention européenne des droits de l’homme et par le Protocole n°7 (art. 2,3 et 4). Voir la contribution de Georges Wivenes.
- Amendements parlementaires 10 juillet 2019 (doc. parl. 603030).
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise, point 41.
- La formule retenue par la commission parlementaire pour documenter le caractère obligatoire de la participation aux élections décrit plutôt qu’elle ne détermine ce caractère obligatoire : « L’exercice du droit de vote est un devoir civique. Ses modalités sont réglées par la loi. » (cf. doc. parl. 603030, p. 3 et 14) .
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise ; cf. point 19.
- Avis précité du Conseil d’Etat du 6 juin 2012 (doc. parl. 603030, p. 9, 62 et 132)
- Cf. CJDH, aff. Hirst contre Royaume-Uni (n°2) 74025/01 du 6 octobre 2005 et aff. Alajos Kiss contre Hongrie 38832/06 du 20 mai 2010.
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise, point 89.
- La disposition en question est censée être supprimée dans la Constitution en projet (cf. avis précité du Conseil d’Etat du 6 juin 2012 ; doc. parl. 603030, p. 34 et 35).
- Cet intitulé n’a été remplacé que lors de la révision du 2 juin 1999 par le libellé « Des libertés publiques et des droits fondamentaux ».
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise, point 21.
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise, point 40.
- Avis n°934/2918 précité de la Commission de Venise, point 42.
- Cf. CJDH, aff. Schneider contre Luxembourg 2113/04 du 10 juillet 2007 (appartenance légalement obligatoire à un syndicat de chasse).
- Avis n°934/2018 précité de la Commission de Venise, point 44.
- Avis n°934/2918 précité de la Commission de Venise, point 47.
- Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 14 : « 1. Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. / 2. Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. »
- Au regard de la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle, il aurait probablement été plus logique de considérer ces matières comme relevant purement des matières réservées par la Constitution à la loi formelle (cf. arrêts 00132 et 00133 du 2 mars 2018).
- Cf. révision de l’article 16 du 24 octobre 2007.
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