La maison d’édition capybarabooks publie ce mois-ci le nouveau livre de Paul Rauchs (Virons le virus ! Essai de journal (dé)confiné), dans lequel le protagoniste, le psychiatre Yvan, fait la chronique de la crise sanitaire actuelle qui se veut à la fois journal intime et essai d’analyse. Le virus, en effet, a frappé une société qui, ivre de liberté et angoissée par la perte de repères, a accueilli avec soulagement, au tout début au moins, les restrictions et prescriptions dictées par l’urgence de la pandémie. En exclusivité, forum en publie les bonnes feuilles.
La santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre.
Héraclite
Lundi, 24 mars. Deuxième semaine de confinement dur pour cause d’absence de pilule efficace contre le nouveau fléau. Heureux encore que, tout au long de la période qui va suivre, Saint Pierre prescrit un placebo et dore au moins cette pilule-là en confinant dans ses nuages jusqu’à la dernière goutte de pluie. Fini les Balkans, Yvan s’installe sur le balcon et, mieux encore, le gazon, vers lequel il déménage son divan de psychanalyste, orphelin des analysants confinés, qui va lui tenir lieu de hamac pour quelques semaines. Il se sent presqu’en autoanalyse, aventure tentée jusqu’ici par le seul Freud, aidé, il est vrai, par sa correspondance avec Fließ, l’ORL un peu charlatan de Berlin. Il a rendez-vous avec lui-même, sept jours sur sept, pendant sept semaines qui lui paraissent autant d’années fastes, loin des sept plaies de la Bible. Comme Lucullus, le fin gourmet romain, qui dînait le mieux chez Lucullus, Yvan analyse son moi le mieux chez Yvan.
Le voilà donc avec son je comme seul horizon. Confiné en lui-même, plongeant consciemment dans son inconscient, à la recherche des personnages perdus qui l’ont fasciné et façonné : l’enfant qu’il a été, le père qu’il est, le grand-père qu’il va être d’ici peu. La mère qui aimait trop, le père qui ne châtiait pas assez, le frère qui arriva trop vite, la sœur qu’on attendait, le frère, enfin, qu’on n’attendait pas. La grand-mère fière de sa généalogie, l’autre obligée de cacher la sienne. La tante qui tenait un magasin de jouets et l’oncle qui jouait avec son magasin de boulanger. Des mèresonnages aussi : la mère de ses enfants, les femmes qui sont restées, qui ont pesté, qui sont passées et parfois repassées, qui, plus rares, ont repassé, les filles de joie et de tristesse, l’aimante (enfin) qui se confine avec lui.
Mais voilà que se fait entendre vaguement au loin, parvenant d’il ne sait trop où, l’écho à peine audible d’un bruissement de murmures, de silences, et puis plus fort, de cris et de chuchotements. Le divan sous son dos, soudain, se met à parler, à se vider des mille et une histoires déposées en son sein par autant de patients et de patientes. Il gémit sous le poids d’un trop plein de destins qu’il n’arrive plus à éponger, ni à rendre à qui de non droit. Toutes ces histoires qui parfois ont abouti à une histoire, parfois sont restées au stade d’esquisse, d’Entwurf devenu Wurf voire Endwurf, parfois se sont condensées en nouvelle, parfois aussi se sont dilatées en roman. Tous ces traités d’obsessionnels, ces comédies d’hystériques, ces tragédies d’hypocondriaques, ces romans de gare de pervers, ces sciences-fictions de psychotiques, ces polars de paranoïaques comme autant de palimpsestes, s’imposent, se surposent et se surimposent, telle une photo mal exposée, à son propre roman familial de névrosé, tissé par Freud, détissé par lui-même sur un divan qui refuse de devenir le sien, préférant réserver sa virginité toujours reconquise au phallus des patientes. Il repense, amusé, à ce jour pas si loin où le divan a craqué pour de bon, dans le réel comme disent les lacaniens, livrant par cet acte manqué l’interprétation de laquelle l’analyste était en panne. Désirée (ce n’est pas son nom, mais toutes les patientes devraient s’appeler Désirée ou Antigone) relata durant cette séance une agression particulièrement violente, alors que le mot même de violence lui échappa. Désirée désirait l’harmonie plus que le désir et mettait toute son énergie à préserver une impossible entente. Elle se fit bouc émissaire, et comme le Christ, elle se sacrifiait pour la Faute des autres. L’acte manqué, véritable joint venture entre elle et le divan, lui ouvrit la voie, et le divan, réparé, consolé, revigoré, allait reprendre du service et vivre une nouvelle vie. Comme quoi, on ne couche pas avec des hommelettes sans leur casser les œufs. Mais sur le coup, la patiente suivante ne put que constater les dégâts et s’exclama : « Maudit divan ! » Le divan, pour l’analysant, se fait métonymie et prolonge son corps et son âme comme la trompette prolonge le souffle du musicien.
On est déjà le 1er avril. « Jamais le ciel n’avait été si bleu. Pendant des jours entiers, sa splendeur immuable et glacée inonda notre ville d’une lumière ininterrompue. »1 Yvan vient d’abandonner le divan pour la chaise longue et n’a pas forcément perdu au change, les souvenirs des analysants ne faisant plus écran à ses rêveries. Il sait qu’il va regretter ces jours de quasi-vacances où il reçoit son premier patient à dix heures et le dernier à onze heures, essayant tant bien que mal de concilier les directives du ministère de la santé avec la déontologie du serment d’Hippocrate. Présent au téléphone, il ne reçoit en « présentiel » que les stricts cas d’urgence, heureusement peu nombreux, du moins en ces premières semaines d’isolement.
C’est encore une de ces belles journées de printemps où le ciel tend sa toile d’un bleu si évident qu’il comprend soudain pourquoi les Grecs ne disposaient pas de mot pour cette couleur. L’évident, en effet, ne s’énonce pas, à l’image de Dieu qui ne se (re)présente pas. Il jouit donc en silence du privilège tout simple d’être là, de son Dasein, de la méchante paresse qui en ces jours de repos forcé se déguise en une vertueuse oisiveté. Le printemps résonne du jeune jaune des premières fleurs, aussi évident et éclatant que l’azur de la voûte, échappé dirait-on, de quelque toile de Vincent. Le pré carré d’Yvan brille du gazouillis d’oiseaux moins oisifs que lui, affairés à la recherche de partenaire, à la construction du nid et aussi à la souillure de la chaise longue. Assourdi par le parfum des lilas, il pense au poète mal rasé qui les poinçonnait et au magicien qui, du fin fond de l’Abyssinie, faisait rimer les couleurs du matin avec les sons du soir.2
12 avril, dimanche de Pâques. Le jardin ne lui réserve plus aucun secret. Pour la première fois dans les vingt ans où il habite le Mont, il se fait le fidèle chroniqueur de la vie du lopin dans lequel il se terre. Il avait beau autrefois bronzer au soleil printanier du Costa Rica, se promener au forum à Rome aux Ides de mars, trinquer au renouveau de la nature avec le peuple Hamer sur les rives de l’Omu, s’extasier devant la floraison des flamboyants à Cuba, du mimosa en Provence, des amandiers en Corse, de l’olivier dans les Pouilles, du tilleul en Allemagne et de la vigne à Vienne, jamais, au grand jamais, il n’a assisté avec une telle assiduité au réveil de son propre jardin. Candide, enfin, est rentré chez lui. Mais au lieu de le cultiver, il se contente de le scruter. Voilà l’ellébore, plantée par le babbone corse pour soigner la mélancolie, comme le faisaient, des siècles durant, ses ancêtres. Revoilà l’écureuil qui rentre tous les jours en début d’après-midi, avec une régularité toute kantienne, de la cachette où il garde ses noix. Et le geai majestueux sur son chêne, et le merle moqueur qui annonce (déjà) le temps des cerises, et le pic-vert qui a pris la place du marteau-piqueur qui (enfin) a piqué du nez, et les fourmis qui occupaient son bureau dont il se soucie maintenant comme de sa dernière bouteille bouchonnée. Le fidèle renard, par contre, se fait rare, traquant peut-être quelque poule risquant un déconfinement bien dangereux pour elle.
Et pourtant. Là-bas, à la lisière de son coin de terre, il lui semble apercevoir l’ancolie, fleur et sœur de la mélancolie, qui se blottit chétivement contre l’ellébore, son remède. Car l’idylle est trompeuse et une mélodie vient le narguer.
Der Himmel ist zu blau
Die Bäume viel zu grün
Die Blumen blühn zu bunt
Die Amsel singt zu laut
Die Sonne glüht zu gelb
Der Mond ist viel zu hell
Und die Erde gar zu rund
Kommt jetzt auf den Hund.
Le poète, whistle-blower avant la lettre, sonne l’alarme dans ces vers trop verts avec lesquels il avertit que la nature n’est pas dupe de la trêve et que le bleu de son ciel n’arrive plus à cacher les bleus que l’industrie des hommes lui inflige. La colombe niche dans le creux des branches du bouleau, et un couple de mésanges bleues, moins romantique, a pondu ses œufs dans l’interstice de la cage du volet. L’espèce des cyanistes ressemble à bien des égards à celle de l’homo sapiens : monogame (en principe), le mâle nourrit la famille quand la femelle couve les œufs. Mais voilà qu’un matin, on va vers la fin du mois de mai, le mâle arrête de nourrir ses petits et se tient immobile, chétif, ébouriffé sur la rambarde de la terrasse, victime, comme Yvan l’apprend dans le journal, de la sutonella ornithocola, une bactérie qui détruit les poumons des passereaux. Elle est venue d’Allemagne qui est à la mésange sutonellisée ce que la Chine est à l’homme covidé. La maladie étant hautement contagieuse, les ornithologues conseillent de fermer les mangeoires pour ne pas encourager les rassemblements et de ne les rouvrir que quinze jours après le dernier cas recensé. Le soir, la mésange est morte.
On dit tout et son contraire sur l’impact que le lockdown va imprimer au réchauffement climatique. L’arrêt de la sacrosainte croissance va-t-il être suivi d’un ralentissement durable ou au contraire se révéler comme un reculer pour mieux sauter la planète ?
La nature, quoiqu’il en soit, ne se venge point, elle se défend. Elle ne se venge pas pour la simple raison que, malgré tous les efforts des êtres humains pour l’anthropomorphiser et pour vouloir lui prêter une âme, elle n’a pas de conscience et donc pas de volonté, n’en déplaise à Schopenhauer et à Fichte et Schelling, ses prédécesseurs en idéalisme romantique.
Les humains sont en 2020 un peu plus de huit milliards à survivre sur la terre. Pour « gérer » ses espèces en surpopulation, la nature leur coupe les vivres, leur « envoie » microbes et prédateurs, leur « dicte » des comportements suicidaires. Depuis Darwin, on l’a vu, l’homo sapiens se sait un chaînon dans cette évolution où règne la loi du « survival of the fittest ». Les religions et une certaine droite ont toujours refusé le darwinisme biologique. Les mêmes ne se gênent pas cependant de transposer les recettes darwiniennes de la nature dans le domaine économique, à la manière d’un Milton Friedman qui a incité en son temps les Reagan et Thatcher, voire les Pinochet, à affaiblir l’État en faisant du darwinisme social.
Comme espèce animale, les hommes doivent composer avec les coronavirus comme instruments naturels à sauver la planète en passant par une réduction du nombre des individus. Mais comme êtres culturels qu’ils sont aussi, ils doivent « faire comme si » il existait un saut qualitatif et pas seulement quantitatif entre l’homme et la bête. Cet axiome fonde l’éthique, dont découlent la morale et l’État-providence. Ce véritable impératif catégorique, pour parler avec Kant, est à l’origine du contrat social qui incite l’État à utiliser tout l’arsenal dont dispose la médecine moderne pour sauver jusqu’aux plus faibles, ceux qui sont ou risquent d’être atteints par les formes les plus graves de la covid-19.
On le voit, la culture humaine privilégie l’individu, là où la nature animale se soucie de l’espèce. L’individu, chez l’animal, compte pour du beurre, alors que l’individu humain compte faire son beurre, fût-ce au détriment de l’espèce dont la survie est menacée par le réchauffement climatique. Il y a certes dans les hordes animales des leaders, des bêtes dites alpha, mais ils et elles ne portent pas de nom qui est, comme le rire, le propre de l’homme. L’animal a dû être domestiqué pour porter un nom qui d’ailleurs en dit plus long sur son propriétaire que sur l’animal lui-même. L’espèce animale, pour survivre, s’adapte à son environnement ; l’homme, pour vivre, adapte son environnement, jusqu’à mettre en péril non pas la planète qui en a vu d’autres, mais sa propre espèce, preuve encore une fois que l’égoïsme de l’individu l’emporte sur la préservation de l’espèce. L’individualisme alors, est-ce une avancée de la culture ou une perversion de la nature ?
Il se fait tard ; l’étoile du berger se lève sur le jardin, suivi bientôt de son troupeau d’astres et de constellations. Yvan en distingue un peu plus que d’habitude, quelques-uns même lui font un clin d’œil, tout heureux d’être un peu moins éblouis par la pollution lumineuse, à laquelle le lockdown économique a quelque peu rabattu le caquet. Mais au fond de lui-même, il sait bien que cette embellie n’est qu’une étoile filante.
- Albert Camus, La peste, Gallimard, Paris, 1947.
- On aura reconnu Gainsbourg et Rimbaud qui, à un siècle d’intervalle, continuent leur lutte subversive pour ne pas se retrouver au Panthéon où il fait, selon les mots d’un autre poète, bien plus froid que dans nos cœurs.
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