Le Escher Theater ou la recréation permanente

Le théâtre c’est la poésie qui sort du livre pour descendre dans la rue.
Federico García Lorca

La metteure en scène luxembourgeoise Carole Lorang, qui fut jusqu’en 2018 présidente de la Theater Federatioun, est depuis la même année directrice du Escher Theater. Dans un mois, le rideau va s’ouvrir sur sa première programmation. Nous avons demandé à Carole Lorang d’exposer sa vision du théâtre, le rôle qu’il devrait jouer selon elle à Esch et au Luxembourg et les objectifs qu’elle s’est fixés.

Au Escher Theater, nous sommes persuadés qu’une institution culturelle doit être un lieu qui s’inscrit clairement dans sa région et, en l’occurrence, dans sa ville. C’est un lieu de rencontre, un lieu qui participe activement à la vie sociale et marque sa présence là où on ne l’attend pas forcément.

Notre identité visuelle – portée par le travail du photographe Patrick Galbats – répond à ce constat d’une manière décalée. Les photos montrent le quotidien à Esch sous un angle théâtralisé, parfois avec un soupçon de surréalisme : un ouvrier revêtu de sa combinaison de sidérurgiste promenant son chien en laisse dans la rue piétonne, un gamin affublé du costume de Batman jouant au foot sur un terrain vague.

L’une des originalités des surréalistes a été de nous surprendre en nous obligeant de redécouvrir le quotidien que nous croyons connaître, en y repérant le détail dérangeant ou dérisoire, l’inouï qui fait basculer dans l’étrange. Au-delà de la simple présentation de spectacles, qui est sa vocation première, le théâtre contribue à renouveler l’imaginaire collectif, la poésie née de l’expérience continue du réel.

Le théâtre doit nous amener à changer de décor – c’est-à-dire de regard, du moins temporairement – il doit surprendre. « La fonction de transfiguration du réel que nous reconnaissons à la fiction poétique implique que nous cessions d’identifier réalité et réalité empirique ou, en d’autres termes, que nous cessions d’identifier expérience et expérience empirique. Le langage poétique tire son prestige de sa capacité à exprimer des aspects de ce que Husserl appelait Lebens­welt et Heidegger In-der-Welt-Sein. »1

L’une des qualités de l’art dramatique – et peut-être l’une des raisons de sa longévité – a toujours été de mettre en éveil, de stimuler l’imagination, faculté humaine indispensable à notre développement, en tant que personne et en tant que société. Si, malgré les difficultés que la vie nous réserve, nous restons capables d’imaginer une autre vie à côté de la nôtre, de changer de point de vue et de nous mettre dans la peau d’autrui, il sera toujours possible d’inclure l’empathie dans notre définition de l’humanité.

Notre nouveau logo traduit d’ailleurs cet état d’esprit : Le cadre ouvert est, d’une part, à l’image de notre conception de la scène comme lieu d’expérimentation où les équipes artistiques jouissent d’une liberté de création dans un environnement professionnel. D’autre part, cette scène est aussi ouverte dans le sens où elle se veut accessible à tous les publics. Elle accorde une place importante à la rencontre, à la discussion et laisse aux spectateurs la liberté d’interpréter, de s’interroger et de critiquer. Enfin, tout en étant ouvert, le cadre de la scène se définit aussi toujours par ses limites. C’est là qu’interviennent la philosophie et la ligne artistique de la direction du lieu.

Les défis d’une réalité multiple et complexe

L’identité d’un théâtre implanté dans une ville comme Esch, riche de multiples influences culturelles, se construit aussi dans le dialogue avec les différents publics. Formes et contenus artistiques doivent tenir compte des réalités sociales, environnementales et économiques de la région.

S’il assume sa mission de service public, le Escher Theater souhaite naturellement aller au-devant des préoccupations de la population. Un projet cohérent de ce point de vue nous permet d’éviter, à terme, les deux pièges qui nous guettent : d’un côté, il y a la tentation de miser sur un « marché de niche » réservé à une élite, de l’autre, celle de se limiter à un théâtre passe-partout qui n’entretient, avec la société, qu’un rapport très sommaire et futile.

Le théâtre, en effet, est non seulement un lieu d’émerveillement, voué aux arts, mais aussi un formidable outil socioculturel, qui sert à se documenter, à s’interroger sur sa propre vie, tout en permettant, à titre symbolique, de s’enrichir, parfois de se réinventer au contact de regards insoupçonnés sur notre réalité. Parce que nous sommes convaincus que cette fonction utile du théâtre contribue à la cohésion sociale de la manière la plus belle qui soit, notre programmation accorde une place de choix, d’une part, au théâtre engagé – que ce soit sous la forme de théâtre documentaire ou de docufiction, voire de théâtre satirique et politique – et, d’autre part, au théâtre jeune public.

Ainsi nous présentons des spectacles qui parlent de l’autisme (Is There Life on Mars, en collaboration avec le Kinneksbond, Centre Culturel Mamer, le CTSA et Autisme Luxembourg), de la situation des salariées transfrontalières (Les Frontalières, en la collaboration avec la Compagnie du Grand Boube, l’ASTI et le LISER) et des fake news (BAL et Schtonk). La Feuille à l’envers s’intéresse aux personnes qui ont un accès difficile à une sexualité épanouie. Je hurle traite du fanatisme à travers l’histoire d’une jeune femme afghane qui s’est immolée par le feu parce que sa famille lui interdisait d’écrire des poèmes d’amour.

The Situation – création du Maxim Gorki Theater, « Stück des Jahres 2016 » pour le magazine Theater Heute – nous parle de la situation inextricable et inflammable du Proche-Orient par la bouche d’immigrés de Syrie, de Palestine et d’Israël qui se retrouvent tous dans un cours d’allemand à Berlin-Neukölln. Enfin, avec Si mer nach ze retten – un spectacle signé Roll Gehlhausen, Jay Schiltz et Pierre Puth – nous offrons une place au cabaret politique en langue luxembourgeoise.

L’autre engagement qui nous tient à cœur, le théâtre jeune public, appelé à se développer ces prochaines années, est à l’honneur dès cette saison 2019-2020. Notre objectif est de rendre le théâtre plus accessible aux enfants et aux jeunes en leur proposant une programmation diversifiée, interdisciplinaire, adaptée à leur âge et à leurs intérêts. Nous proposons des spectacles le week-end pour les familles et des représentations scolaires pour chaque tranche d’âge.

En plus des spectacles, nous allons soutenir l’échange autour de notre offre en organisant des visites du théâtre, de ses ateliers et des rencontres avec les artistes et les équipes techniques et administratives. Nous souhaitons également intéresser les enfants à l’approche participative du spectacle vivant, en leur donnant la possibilité de se produire sur scène, de devenir eux-mêmes acteurs et ce dans un environnement protégé où ils seront encadrés par des professionnels.

Les défis de la création

S’il est vrai qu’un théâtre doit proposer une programmation pertinente pour ses différents publics, il devrait également jouer un rôle précurseur dans la recherche de nouvelles formes de production et de communication. Il est difficile, aujourd’hui – au vu de la professionnalisation progressive de notre secteur culturel – de ne pas prendre en compte la responsabilité des institutions, face aux conditions de travail des artistes, par exemple, ou encore face au progrès technologique qui est en train de transformer en profondeur les dispositifs scéniques.

Si le Escher Theater est avant tout un théâtre d’accueil, il est aussi un lieu de création. Or, nous entendons proposer et défendre une autre méthodologie en termes de production. Nous envisageons la création dans un temps plus long, offrant aux porteurs de projet la possibilité d’approfondir leur travail au lieu d’être obligés d’enchaîner, à un rythme parfois soutenu, des mises en scènes pour la plupart vite faites et vite oubliées. Nous soutenons non seulement les phases de recherche et de création des spectacles, mais aussi les artistes désireux de revisiter et faire évoluer leur création. Ainsi quatre spectacles de notre programmation 2019-2020 sont des œuvres revisitées ou recréées avec l’objectif de leur assurer une vie plus longue, offrant aux créateurs l’opportunité d’aller plus loin dans leur recherche artistique, voire d’atteindre l’excellence.

Enfin, le Escher Theater initie au Luxembourg un nouveau type de soutien à la création, en donnant à la chorégraphe luxembourgeoise Simone Mousset le statut d’artiste associée au théâtre pendant les trois prochaines saisons. Nous produirons ses spectacles et l’aiderons dans sa démarche de diffusion à l’international, alors que nous lui demanderons de s’engager dans un travail de médiation plus poussé avec le public et de faire profiter notre maison de son expertise professionnelle.

Un théâtre d’échanges : réseaux et transversalité

La promotion de spectacles produits professionnellement au Grand-Duché et leur diffusion à l’international sont des thèmes emblématiques qui restent des enjeux majeurs pour le secteur, qu’il s’agisse, d’ailleurs, des tournées à l’étranger de spectacles d’une grande qualité artistique ou de la rentabilité des ressources qui y ont été investies.

Il importe de nouer des liens professionnels pertinents et durables. Pour ce faire, il faut travailler avec ses partenaires sur de vraies coproductions dignes de ce nom qui impliquent, de part et d’autre, un accompagnement humain et artistique à long terme. C’est la raison pour laquelle nous sommes convaincus que le travail en réseau exige avant tout l’existence de liens pérennes avec des institutions qui nous sont proches d’un point de vue géographique, historique et culturel.

D’une part, il nous semble particulièrement juste et important de collaborer en priorité avec des régions qui se caractérisent par une situation socioculturelle comparable à la nôtre, au sud du Luxembourg. Des villes comme Forbach, Thionville en France, Sarrebruck en Allemagne ou Eupen en Belgique, pour ne citer qu’elles, nous donnent chacune l’exemple d’une mixité qui fait aussi l’originalité d’Esch, creuset d’identités complexes s’il en est. D’autre part, pour soutenir le développement local et national des arts de la scène, la notion de transversalité joue un rôle primordial. Ainsi une collaboration étroite et systématique avec les autres institutions culturelles d’Esch et de sa région s’impose, afin de favoriser la création interdisciplinaire.

Aller vers plus de médiation

Il nous tient à cœur de toujours appréhender notre communication comme un outil de médiation et de faciliter, par ce biais, l’accès de différents publics à notre offre. À titre d’exemple, notre brochure de saison et notre site internet proposent un contenu rédactionnel qui aide le spectateur potentiel à cerner les fils rouges de la programmation ainsi que les intentions des metteurs en scène. Nous pouvons mentionner également la partie « Vous êtes » qui s’adresse aux publics selon leurs profils et les oriente, qu’ils soient enseignants, parents, étudiants ou acteurs du champ social.

Un comité de spectateurs a été créé pour permettre aux personnes intéressées de comprendre les dessous de la création en assistant aux répétitions publiques et en rencontrant les artistes pendant la phase de création du spectacle. Vient s’ajouter à cela un grand nombre d’ateliers de pratique artistique en lien avec les spectacles de la programmation, comme les ateliers parents-enfants et les ateliers créatifs pour enfants pendant les représentations. Ainsi nous espérons toucher de nouveau un public de la classe d’âge des 30/40 ans qui, pris par le travail et la famille, ne trouve plus le temps d’aller au théâtre.

L’humour

Finalement – et c’est peut-être ma note personnelle –, tout au long de cette programmation 2019/2020 et probablement pendant l’intégralité de mon mandat, j’ai envie de défendre l’humour sous toutes ses formes comme une attitude fondamentale, un état d’esprit face à l’existence.

Si on parle d’humour, on pense à des spectacles absurdes, décalés, pleins de dérision, des spectacles qui jouent avec le deuxième, le troisième degré. On pense à des collectifs d’artistes qui ne se prennent pas trop au sérieux et qui cultivent l’autodérision. En tant que metteure en scène, je pense également à des auteurs et des créateurs qui m’ont marqué dans mon travail tels que Daniil Harms, Witold Gombrowicz, Ödön von Horváth, Hanoch Levin, Buster Keaton, Charly Chaplin, de grands artistes qui ont réagi à la misère de leur temps avec l’humour féroce du désespéré.

Je suis convaincue qu’on peut mettre en scène des histoires tragiques en optant pour une attitude qui autorise le rire, car le rire bienveillant, le comique, l’ironie créent la distance nécessaire au bon dosage de la réflexion et du ressenti.

Il y a du tragique dans l’humour ; mais c’est un tragique qui refuse de se prendre au sérieux. Il travaille sur nos espérances, pour en marquer la limite ; sur nos déceptions, pour en rire ; sur nos angoisses, pour les surmonter.

  1. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1986, p. 28.

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