Le flow du skateboard

Réflexions au sujet d’une pratique ludique

Luxembourg, un jour comme un autre. Se lever, douche, petit déjeuner, école ou boulot et ensuite… une session de skate. Dans le déroulement ritualisé du quotidien de la société industrialisée – le «métro-boulot-dodo» – se glisse ainsi une pratique ludique qui semble nimber la journée du pratiquant – rien de tel qu’une session entre potes et arriver encore à réaliser ce sacré grind!

Jadis réduit à son seul aspect ludique, considéré même comme «jeu» pour gamins, le skate a connu une première vague de popularisation au début des années 1960, en parallèle à l’explosion du surf. Les premières «planches à roulettes» ont été importées en Europe par un surfshop à Biarritz – la place Eugénie juste en face du magasin faisant office de premier skatespot européen. Mais la pratique restait confinée aux côtes et a épargné le Grand-Duché. La deuxième vague a touché, vers le milieu des années 1970, l’intérieur du continent européen et a donné naissance à tout un vivier d’adeptes de la glisse urbaine. Depuis lors, le Luxembourg suit les mêmes évolutions que le reste de l’Occident : la pratique du skateboard connut des hauts et des bas avant de trouver une base solide à partir du tournant du millénaire environ.

L’avènement du skateboard reste un phénomène assez typique pour la société moderne: il s’agit d’une pratique hautement individualisée, qui met en scène le soi au lieu de la collectivité qui est la valeur suprême des sports d’équipe. Le skateur ne connaît pas d’entraîneurs, de managers ou d’horaires d’entraînement. Il roule quand bon lui semble et prête ses aptitudes au spectacle le moment venu d’une compétition – s’il en fait. Ce qui ne revient pas à lui accorder un caractère «antisocial», loin de là: il pratique le plus souvent entre amis, en petits groupes. Une session de skate se démarque des sports mainstream par son manque d’esprit compétitif – souvent, une figure exceptionnelle ne fait pas grincer les dents des autres, mais donne droit à des huées collectives qui expriment le respect. Une session de skate entre potes peut dès lors créer une ambiance quelque peu «extatique» qui mènera à une surenchère de figures de plus en plus poussées: «La performance de l’autre me motivera aussi à pousser mes propres limites!» Le skateur plonge ainsi dans une forme collective de flow, terme utilisé en psychologie pour désigner un état qui résulte de l’immersion complète de l’adepte dans sa pratique et dans le plaisir qui en découle. Terme qui qualifie, en argot, aussi un style de skate particulièrement fluide…

Une «subculture»

Force est de constater que le skateboard a donné naissance à un microcosme qui lui est propre: c’est un style de vie, avec ses propres formes d’expression, sa propre tenue vestimentaire (certes pas imperméable aux phénomènes de mode), son argot, sa propre mythologie et ses héros qui se voient élevés au rang de légendes. L’impact de cette pratique ne se limite dès lors pas au seul domaine physique, elle contribue aussi à la construction de l’identité de l’individu. «Être skateur» est plus que juste rouler sur une planche: on y dédie sa vie! D’autant plus que les poseurs seront vite répertoriés et stigmatisés : ce n’est qu’un certain dévouement à la pratique qui est gage d’acceptation – indépendamment du niveau. Hipsters au longboard, passez votre chemin…

Parler d’une subculture n’est donc pas si faux – il s’agit bel et bien d’un ensemble de formes de vie et de significations partagé par un groupe restreint. Mais évitons de faire l’amalgame entre subculture et déviance. Car les stéréotypes existent et sont encore bien présents dans les esprits, à en croire les commentaires rajoutés aux articles de presse relatifs à la construction récente du skatepark de la Pétrusse: le skateur qui fume le joint, qui endommage l’espace public et qui constitue une nuisance dans la vie urbaine. Aucune étude n’indique toutefois un taux de déviance plus élevé pour les adeptes du skate que pour le milieu du foot ou de l’équitation.

Rébellion: skate & destroy

Certes, l’idéal-type du skateur n’est pas celui d’un saint non plus. L’aspect «rebelle» du skate est une image entretenue par les skateurs et les médias – et peut même constituer un argument de vente pour des produits dérivés. Les symboles rebelles d’autres subcultures sont cités, détournés, réinterprétés. Les têtes de mort ou la croix de fer qui décorent de nombreuses planches et t-shirts en sont des exemples. Côté musique, le skateur va se rassasier de métal, de punkrock ou de hip-hop – la probabilité de trouver du Céline Dion sur son iPod est minime. N’oublions pas que rouler à des endroits interdits au skate – comme jadis sur le parvis de la cathédrale, la Kath – rajoute du piment à la soupe de beaucoup de skateurs. Au slogan Skateboarding is not a crime, répandu par le biais de stickers sur des milliers de planches au fil des années 80, s’est opposé celui du Keep skateboarding a crime une dizaine d’années plus tard. Mais en fin de compte, il s’agit de symboles qui traduisent l’attitude casse-cou inhérente à la pratique et qui marquent une opposition par rapport au mainstream de la société. Esprit rebelle plutôt que délinquance.

L’aspect sportif

Un skateur niera probablement qu’il pratique un «sport». Il expliquera que le skate n’est pas un sport, mais plutôt une forme d’expression personnelle, voire même artistique. Forme d’expression personnelle, car la diversité des styles et des sous-disciplines ne permet pas d’appréciation unique du style ou de la performance d’un skateur. Et forme d’expression artistique, car le skateur perçoit son environnement urbain de façon à le réinventer de façon créative. Les marches, les murs, les trottoirs, autant d’obstacles que plusieurs générations de skateurs ont su maîtriser par le biais de figures, tout en recherchant un style, une esthétique impeccables. Une forme de «ballet urbain» si l’on veut. Et c’est justement un artiste néo-pop luxembourgeois, Michel Majerus, qui a saisi cette affinité entre le skate et l’art: à la fin des années 1990, il conçut une mini-rampe longue de quarante mètres destinée à être utilisée par les skateurs. Les griffes et autres signes d’usures se fondent ainsi dans l’oeuvre et deviennent partie intégrante de celle-ci!

Néanmoins, la dimension sportive n’est pas entièrement absente, car les prouesses physiques n’ont rien à envier aux exploits réalisés par d’autres sportifs. Les sceptiques sont invités à visionner des vidéos réalisées par les professionnels de la discipline; je doute que le commun des mortels aurait des chances réelles de survivre à la tentative d’un McTwist en halfpipe ou d’un kickflip en descendant une douzaine de marches – des figures d’ailleurs déclinables et conjugables en une infinité de combinaisons. Exécuter et réussir ces figures de haut niveau demande une expérience et un entraînement de longue durée et restera inaccessible à la majorité des pratiquants.

Les spots

Le lieu de pratique, le spot en argot, se grave dans la conscience collective des skateurs: la connaissance des spots peu impressionnants reste confinée aux quelques skateurs locaux, les spots les plus extraordinaires sont connus par des dizaines de milliers de pratiquants à travers le monde. Ce qui ne plaît pas nécessairement aux autorités qui vont jusqu’à installer des skatestoppers afin de prévenir tout abus du mobilier urbain. Inutile de préciser que certains de ces dispositifs ne constituent qu’un défi supplémentaire aux yeux des skateurs…

Au Luxembourg, chaque génération a connu son spot de prédilection : pour la génération des années 70, un bassin délaissé au Kirchberg s’est transformé en pool de type californien, à la façon des Z-boys de Venice. Durant les années 1980, à côté de quelques cours d’écoles au Sud du pays, le parvis de la Kath à Luxembourg-Ville attirait les skateurs, malgré quelques frottements avec les forces de l’ordre et le personnel de la Bibliothèque nationale. La pratique y était un peu mieux tolérée au fil des années 1990, mais les skateurs ont étendu leur terrain au skatepark du Monterey ainsi qu’aux cours de récréation de plusieurs lycées. Depuis les années 2000, ce sont les nouvelles constructions du Kirchberg, dont l’architecture moderne se prête parfaitement au skate de street actuel, qui se trouvent au centre de l’attention…

Philosophie du Do-it-yourself : Skate and create!

Lorsqu’au début des années 1990, la «bible» du skate américan, le magazine Thrasher, formula le credo The best skatepark a city could give to its skaters would be a piece of land with nothing on it and let them design and produce it themselves, elle se référait en fait à ce qui se faisait aux États-Unis depuis déjà belle lurette: le skateur ne limite pas sa pratique aux obstacles déjà présents, mais crée son propre terrain. Aujourd’hui, les fruits de cette maxime sont visibles. En effet, peu à peu, certains skateurs ont su s’accaparer le savoir-faire nécessaire pour construire eux-mêmes des modules, des rampes, voire des skateparks entiers. Des skateparks comme Burnside à Portland ou encore Skatopia, un terrain privé réservé aux Rednecks anarchiques de l’Ohio, sont ainsi entrés dans le mythe du skate.

Certes, au Luxembourg, les projets restent d’une envergure nettement plus petite et moins extravagante. Tout de même, on a vu successivement des jeunes bricolant le pool au Kirchberg déjà cité; des jeunes construire une mini-rampe dans l’arrière-cour d’un magasin de skate à Esch/Alzette à la fin des années 1980, sans compter toutes les rampes qui ont fleuri dans de nombreux petits villages, dans la tradition du DIY (Do-It-Yourself). Depuis le milieu des années 1990, un groupe de jeunes a su créer, en collaboration avec la commune de Dudelange, le premier skatepark de grande envergure au Luxembourg, dont les modules ont majoritairement été conçus et construits par les riders eux-mêmes – d’ailleurs des skateurs, riders de BMX, snakeboardeurs tous distincts. De même, la présence de petits skateparks privés a été attestée au moins pour Esch/Alzette et Diekirch.

Un jeu pour enfants qui ne vieilli(ssen)t pas…

Face au nombre croissant de skateurs quadragénaires, voir même quinquagénaires, la rédactrice du magazine féminin allemand Brigitte déclara en 2012 que «le skateboard, ça appartient aux gosses. Basta. (…) Si des hommes adultes veulent se défouler, qu’ils roulent en voitures de sport ou jouent au foot» … et fut sanctionnée par un shitstorm sans pareil. C’était bel et bien la preuve que les stéréotypes sexistes ne sont pas le seul apanage des hommes – la rédactrice jugeait les hommes adultes qui pratiquent le skate en se basant sur son Wunschbild d’un homme «viril» et perpétuait en outre la vieille image de la pratique du skateboard en tant que jeu pour gamins. Pourtant, elle omit d’indiquer d’éventuels critères objectifs pour délimiter les pratiques physiques «infantiles» des pratiques «adultes»? Y en a-t-il? Force est de constater que c’est justement le skateboard, en tant que sport et subculture, qui est passé à l’âge adulte aujourd’hui. Il est moins soumis aux aléas des phénomènes de mode et connaît une hétérogénéité de la population des pratiquants jamais atteinte auparavant: hommes et femmes de 5 à plus de 60 ans le pratiquent et cohabitent dans les skateparks de façon pacifique, sans préjugés. Comme l’avait jadis formulé Jay Adams, l’une des premières vedettes du monde du skate: «You don’t quit skateboarding because you get old – you get old because you quit skateboarding.»

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code